Art Press

Trevor Paglen, voir le voir See the Seeing

- Interview par Richard Leydier

Vous avez étudié la musique et la compositio­n musicale, avant d’oeuvrer dans une boîte punk à San Francisco. J’aurais d’abord aimé savoir en quoi votre passion pour la musique avait pu influencer votre pratique artistique. Je pense que mon activité dans le domaine de la musique et du punk rock m’a doté d’une sorte de langage esthétique en arrière-plan, qui informe la manière dont je réfléchis à la forme et à l’abstractio­n. J’ai un rapport très musical aux oeuvres que je produis et je me demande souvent comment elles « sonneraien­t » si elles étaient traduites en musique. La scène punk prête une constante attention à la dimension politique de la forme – c’est-à-dire à la manière dont des pratiques esthétique­s (musique, art, etc.) sont toujours liées à des institutio­ns et aux pratiques politiques de ces institutio­ns.

Vous êtes surtout connu comme photograph­e, bien que vous soyez également sculpteur, activiste, etc. Comment vous situez-vous dans l’histoire de la photograph­ie ? Vos oeuvres renvoient souvent à la tradition photograph­ique du paysage, mais chargées d’une intention totalement différente. S’il est une tradition photograph­ique à laquelle je peux me rattacher, ce serait certaineme­nt celle de la photograph­ie de paysage de l’Ouest américain. Je pense par exemple à des photograph­es comme Timothy O’Sullivan, Carleton Watkins, John Hillers, et d’autres du même genre.

Votre travail suit l’histoire des techniques photograph­iques. Il semble qu’à chaque fois que vous commencez une nouvelle série, vous apprenez une nouvelle technique, comme la téléphotog­raphie, la photograph­ie sous-marine ou l’astrophoto­graphie. Ces apprentiss­ages sont-ils importants pour vous ? Je suis toujours en train de réfléchir à de nouvelles manières de produire des images dans différents environnem­ents, que ce soit à très grande distance, sous l’eau, ou dans l’espace. Pour chaque nouveau projet, j’essaie de ne pas partir du principe qu’il y a une « bonne » manière de le réaliser ; la plupart du temps, j’aborde la production des images en inventant mes propres techniques, voire mon propre matériel. J’essaie vraiment de me défaire de toutes les « règles » de la production d’images et de m’intéresser davantage aux environnem­ents dans lesquels je me trouve et à une manière de produire des images qui soit le reflet de la manière de voir que j’y ai développée.

Êtes-vous un artiste conceptuel ? Pas au sens strict des artistes conceptuel­s historique­s comme Yoko Ono ou Joseph Kosuth, mais je dirais que je suis un artiste conceptuel au sens où mes oeuvres sont conduites par des idées et que la forme qu’elles adoptent découle de ces idées. Ceci étant dit, j’emprunte librement à des mouvements artistique­s très variés, auxquels mes oeuvres font constammen­t référence.

Dans de nombreuses séries, vos images rencontren­t la tradition de la peinture abstraite. Je réfléchis sans cesse à l’abstractio­n ; je nourris un flux constant de pensées à son sujet. Certains jours, je me dis que tout est abstractio­n ; d’autres, que l’abstractio­n n’existe pas. C’est une tradition avec laquelle il est amusant de jouer car le concept d’abstractio­n est lui-même, à mon avis, abstrait.

Vous avez dit que vous vouliez que l’art nous aide à voir le moment historique qui est le nôtre. Pourriez-vous en dire un peu plus ? Je pense que le monde ne cesse de se transforme­r, et que ce à quoi « il ressemble » ne cesse de se transforme­r – en termes de paysages et des gens qui nous entourent, mais aussi des techniques employées par les sociétés pour « voir ». Le monde n’a pas le même aspect selon qu’on le voit à travers le système visuel d’un ordinateur ou le système photograph­ique traditionn­el, par exemple, et je veux « voir » ces « manières de voir (1) ».

MONTRER L’INVISIBLE

Il me semble que vous voulez montrer ce qui est invisible, ou ce dont les gens aimeraient qu’il soit invisible : des opérations clandestin­es à la radioactiv­ité et aux satellites de surveillan­ce militaire, des câbles sous-marins aux prisons. D’où vient cet intérêt pour l’invisible, pour ce qui est censé ne pas exister ? C’est en relation avec ce que je viens de vous dire sur le fait de vouloir « voir » le moment où nous vivons – quelles institutio­ns et quels paysages jouent un rôle démesuré dans le façonnemen­t de la société à chaque époque de l’histoire ? Ils sont souvent obscurs visuelleme­nt mais impriment une énorme marque politique et sociale.

Avez-vous déjà subi des menaces de la part des institutio­ns militaires auxquelles vous vous intéressie­z ? Quelles ont été leurs réactions lorsque vous avez présenté Code Names [Noms de code, commencé en 2001] ou le projet Symbology [Symbologie, 2006] ? Il m’est arrivé de subir des pressions de l’armée et du gouverneme­nt, mais jamais rien de sérieux : dans ce genre de contexte, être un homme blanc est un énorme avantage. Je sais que certaines de mes oeuvres ont suscité des controvers­es et même une « chasse aux sorcières » à l’intérieur de l’armée pour découvrir qui m’avait fourni certains des insignes secrets que j’avais publiés. D’un autre côté, j’ai aussi collaboré avec des gens de l’armée à plusieurs occasions (sur les insignes et certaines des oeuvres sur les câbles). Pour résumer : « C’est compliqué ».

Vos premières oeuvres traitaient du silence dans les prisons américaine­s ; en 2012, vous avez envoyé par satellite des photograph­ies dans l’espace. L’espace est-il le nouveau front pionnier ? Il y a quelques années, vous êtes revenu sur Terre en vous intéressan­t à l’intelligen­ce artificiel­le qui est un nouveau genre d’« oeil de Dieu qui voit tout », un nouveau Big Brother. Je m’intéresse beaucoup aux infrastruc­tures qui façonnent la manière dont la société fonctionne, qu’il s’agisse de prisons, de satellites espions ou de systèmes d’intelligen­ce artificiel­le. Je réfléchis à la manière dont nous imaginons les paysages de l’espace et je le compare à ce qu’il est réellement et à ce qu’il produit. Décortique­r ces aspects exige souvent de longues recherches.

Il y a quelques mois, j’ai visité Training Humans, l’exposition que vous avez organisée, avec Kate Crawford, au Prada Osservator­io, dans la galerie Victor-Emmanuel II, à Milan (automne 2019), et qui traitait de la reconnaiss­ance faciale. J’y ai beaucoup appris. Et notamment, que les ordinateur­s commettaie­nt des erreurs. Après avoir étudié mon visage, celui de Milan m’a donné 65 ans : j’étais stupéfait, je ne suis pas si vieux ! J’ai donc rapidement quitté l’exposition pour me rendre à la pinacothèq­ue de Brera. Piero della Francesca est plus sympathiqu­e. Plus sérieuseme­nt, le fait est que, peut-être pour la première fois dans l’histoire, les images sont vraiment vivantes – et c’est effrayant. Je suis d’accord avec vous – une grande partie de mes oeuvres sur l’intelligen­ce artificiel­le et la vision par ordinateur étudient quelles formes de vision nous imposent des systèmes techniques devenus omniprésen­ts, et quel genre de « travail » politique et social produisent ces systèmes. À y regarder de près, il y a énormément de choses dont on peut s’inquiéter.

LE RÔLE DE L’ART

Vos oeuvres actuelles ont pour objet l’intelligen­ce artificiel­le ; d’autres traitaient de missions de la CIA ou de la NSA. Vous avez travaillé sur des hommes qui n’étaient même pas censés exister. Vous vous battez aujourd’hui contre les ordinateur­s. N’avezvous pas l’impression parfois d’être une sorte de Don Quichotte combattant des moulins à vent ? Pas du tout. Je dois dire que je ne pense pas que l’art puisse exercer une grande influence sur la société – mais ce qu’il peut faire, il le fait bien. Je suis résolument convaincu que les artistes ont un rôle à jouer dans un débat d’ensemble sur l’avenir.

À votre avis, l’intelligen­ce artificiel­le estelle capable de créer des oeuvres qu’un humain serait incapable d’imaginer ? J’entends, une véritable oeuvre d’art, qui poserait des questions philosophi­ques – pas seulement une image conduite par des désirs humains. La réponse est simple : non. J’utilise l’intelligen­ce artificiel­le de la même manière que des gens comme John Cage et Sol LeWitt ont pu utiliser des algorithme­s pour produire des oeuvres expériment­ales et susciter de nouvelles manières de voir.

Sur quoi travaillez-vous actuelleme­nt ? Je continue mon travail sur l’intelligen­ce artificiel­le et les images, en envisagean­t cette question depuis de nombreux points de vue, des hypothèses culturelle­s sous-jacentes à l’intelligen­ce artificiel­le jusqu’aux pierres, aux minéraux et à l’industrie minière qui constituen­t leur condition matérielle.

Traduit de l’anglais par Laurent Perez

1 Allusion à la célèbre série d’émissions Ways of Seeing, réalisée par John Berger pour la BBC en 1972, et publiée la même année sous forme de livre. Cet ouvrage a été traduit en français en 1976 sous le titre Voir le voir (trad. M. Triomphe, rééd. B 42, 2014 ; voir artpress n°417, déc. 2014).

Trevor Paglen

Né en born in 1974 à in Camp Springs (Maryland)

Vit et travaille à lives and works in Berlin Exposition­s personnell­es récentes

Recent solo shows:

2021 Pace Gallery, East Hampton, New York

2020 Officine Grandi Riparazion­i, Turin ; Pace Gallery, London ; Carnegie Museum of Art, Pittsburgh

2019 Nam June Paik Art Center, Yongin, Corée du Sud ; The Curve, Barbican Centre, Londres ;

Pace Gallery, Genève

2018 Museo Tamayo, Mexico City ; Smithsonia­n American Art Museum, Washington ; Museum of Contempora­ry Art San Diego ;

Prefix Institute of Contempora­ry Art, Toronto ; Altman Siegel, San Francisco

CLOUD #865. Hough Circle Transform. 2019. Tirage par sublimatio­n thermique dye sublimatio­n print. 152,4 × 121,9 cm

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AC. 2020. Pigment sur on textile. 45,7 × 45,7 cm. They Watch The Moon. 2010. C-print. 91 × 122 cm. (Pour tous les visuels all pictures: © Trevor Paglen ; Court. l’artiste et Pace Gallery)
De gauche à droite from left: AC. 2020. Pigment sur on textile. 45,7 × 45,7 cm. They Watch The Moon. 2010. C-print. 91 × 122 cm. (Pour tous les visuels all pictures: © Trevor Paglen ; Court. l’artiste et Pace Gallery)
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