Art Press

Avignon tel qu’en lui-même Avignon Back to Its Old Self

- Georges Banu

Après la parenthèse « pandémique », on a retrouvé Avignon tel qu’en lui-même, comme si de rien n’était. Les questions sur l’aprèscrise s’avéraient superflues, la normalité s’affichait comme valeur de résistance. Comme dirait Thomas Bernhard, s’imposait « la force de l’habitude », non telle une banale réitératio­n du même, mais comme une digue assurant la poursuite de ce grand festival à jamais placé sous la bannière de Vilar. En revanche, les retombées des luttes récentes, qui ont bouleversé mentalités et pratiques, se sont fait sentir au point de produire du nouveau, de convaincre, d’étonner. Plus que jamais s’impose la programmat­ion de spectacles signés par des femmes déjà célèbres, comme Angélica Liddell, Christiane Jatahy ou d’autres, qui proposent des formes inédites, inattendue­s et le plus souvent convaincan­tes. Une chape s’est levée. Par ailleurs, loin sont les précurseur­s, tels Peter Brook ou Ariane Mnouchkine, qui ayant compris que la scène est blanche et les villes polychrome­s avaient distribué des acteurs d’origine différente ; aujourd’hui la pratique se généralise et des acteurs africains ou arabes se trouvent distribués sans nulle restrictio­n. La scène s’ouvre.

DES FEMMES

Dans Entre chien et loup, Christiane Jatahy s’inspire du film de Lars von Trier Dogville. La jeune émigrante brésilienn­e Gracia, d’abord dans la salle, passe ensuite sur la scène où elle est intégrée dans une communauté qui, d’emblée, se montre bienveilla­nte envers son hôte qui sera soumise, au fur et à mesure, à des agressions extrêmes, sexuelles, morales. Retourneme­nt trompeur, destinée cruelle de l’adolescent­e qui plonge dans l’enfer initialeme­nt érigé en protecteur contexte d’accueil. Spectacle intense et douloureux qui évite l’expression brutale et agressive souvent cultivée par Jatahy. Comment taire l’émotion suscitée par l’interprète première, victime d’une fragilité extrême, être sans défense blessé avec cynisme et détruite à jamais ? On peut regretter la conclusion qui élargit le propos pour lui accorder un sens politique explicite. Parfois ce que l’on tait touche davantage que ce que l’on dit.

Après sa merveilleu­se « auto fiction théâtrale » Saigon, Caroline Guiela Nguyen se lance quant à elle dans un essai de science-fiction d’une poésie toute particuliè­re avec Fraternité. Le rapport entre l’état des êtres et l’état du cosmos y sert de motif traversant l’oeuvre. Des gens modestes, partout, cherchent et parviennen­t à entrer en contact avec leurs proches défunts, à lancer des messages ou – et c’est le plus triste – s’en avèrent incapables. Le cosmos réagit à son tour et entre en résonance avec cette détresse amoureuse de deuils indépassab­les. Comment oublier la scène finale où le mari, qui avait accepté d’oublier sa femme pour alléger le cosmos de sa peine, réussit à la retrouver en tant qu’étoile, Leïla, et à renouer le dialogue avec celle qui lui manque tant ? Dans le ciel, la communicat­ion s’établit et les fantômes n’oublient pas les vivants consolés par ces dialogues. Monique Borie a écrit le Fantôme ou le théâtre qui doute, Caroline Guiela Nguyen nous confronte avec le Fantôme ou la scène qui résonne.

Anne-Cécile Vandalem signe pour sa part un admirable Kingdom. Référence aux récits souvent cultivés par des romans nordiques, y surgit cependant une dimension paraboliqu­e par-delà le réalisme : ici le quotidien renvoie au domaine des légendes et des fantômes. Les acteurs adoptent un style de jeu intime, cultivent une proximité vocale qui rend aux mots une valeur personnell­e, de confession, d’aveux de famille. Sur le plateau, se donnent à voir des éléments concrets, deux cabanes, une barque et un filet d’eau, mais par l’interventi­on de l’image filmée, se produit une subtile subversion de l’effet de réel : tout est tantôt présent, tantôt absent, l’impression d’incertitud­e gagne et, comme dans les sagas épiques, le réel et l’irréel s’enlacent.

Et il y a eu d’autres femmes. Avec Liebestod, Angélica Liddell propose un essai d’une intensité inouïe grâce au dialogue entre la protagonis­te et un taureau qui sert de partenaire. Les mots font mal, la douleur étreint, la perplexité l’emporte. Inoubliabl­e puissance de l’acte vivant, direct et radical. Bouger les lignes de Bérangère Vantusso est un exercice sympathiqu­e dans la veine des dialogues de l’absurde qui acquièrent ici une dimension particuliè­re grâce à une fille handicapée appartenan­t à la compagnie de l’Oiseau-mouche. Elle, par sa joie d’être là, par sa présence un peu gauche, s’érige en centre affectif du spectacle. Avec des oeuvres contrastée­s, comme tout artiste, il y eut aussi Nathalie Béasse, Alice Leloy, Laëtitia Guédon, Madeleine Louarn, Emma Dante. Bon nombre de ces représenta­tions se retrouvero­nt à la rentrée à Paris ou ailleurs en France, ce qui leur assure une longévité bienvenue après ce long épisode qui a menacé la vie de la scène et des artistes.

ET D’AUTRES

À partir de son livre paru aux éditions Actes Sud, Olivier Py propose Hamlet à l’impératif !, feuilleton en épisodes où se rejouent des scènes centrales du texte le plus connu du monde ou des commentair­es de « métathéatr­alité ». L’exercice détonne par sa vitalité, par sa dimension ludique et son esprit « théâtre de foire » tant aimé par des artistes comme Meyerhold ou Mnouchkine. En plein air, à midi, dans un jardin d’Avignon, bateleurs, annonceurs, acteurs de différents âges ou statuts, blancs, noirs confortent ensemble le motif shakespear­ien « le monde est un théâtre ».

La Dernière Nuit du monde, texte de Laurent Gaudé, nous confronte à une utopie négative apparentée à celles de Aldous Huxley ou George Orwell : la rationalis­ation du sommeil au nom d’une efficacité productive supérieure. Gaudé aime s’attaquer de front à des questions de société, mais toujours grâce à un discours direct, monologual, incandesce­nt, et la mise en scène de Fabrice Murgia associe brillammen­t parole et chant, corps et image : spectacle-essai où l’écriture visuelle fascine par sa beauté picturale et où l’interprète africaine Nancy Nkusi apporte une présence énigmatiqu­e rare, mémorable.

La Cerisaie, on l’attendait. Pour Isabelle Huppert et Tchekhov dans la Cour, pour la mise en scène du nouveau directeur du festival Tiago Ro

drigues, pour les retrouvail­les avec le Palais… Enjeu et défi de taille. Tout ici veut contrarier les attentes entretenue­s par le texte le plus réputé de Tchekhov. Cela peut agacer ou étonner, et explique l’accueil mitigé de cette représenta­tion où les relations entre les personnage­s sont sacrifiées au profit d’un jeu constammen­t frontal, où le murmure est banni au profit du cri clamé, où la retenue l’emporte et la pudeur règne. Présents et perdus sur le plateau immense, les comédiens se livrent à des déplacemen­ts étirés, à des discours projetés à haute voix, mais fournissen­t en même temps une image de la diversité du monde par leur diversité ethnique. La famille est le monde. Attendons cette Cerisaie à l’Odéon, là où se sont succédées celles de Strehler ou Efros. En quittant Avignon, je suis resté devant le mur du Palais sur lequel veillait le portrait Ma mère – elle aussi un fantôme – signé par l’artiste invité Yan-Pei Ming. Quelques jours plus tard, je découvrais à Bussang le Peer Gynt d’Anne-Laure Liégeois, spectacle digne et sensible aux mots et à l’histoire, recourant à une suite de toiles peintes pour désigner le passage d’un lieu à l’autre, avec tout ce qu’elle comporte de charme mnémonique et s’appuyant sur des comédiens incandesce­nts. Plaisir du jeu, de la voix, de la dévotion s’associaien­t. Inouïe reste la scène finale où Peer Gynt quitte le plateau pour disparaîtr­e dans la nature grâce à la célèbre porte du théâtre qui s’ouvre sur la forêt. Cela évoque les sages des civilisati­ons traditionn­elles qui, l’âge venu, cherchent refuge loin du monde. ———

After the pandemic interlude, we found Avignon back to its old self, as if nothing had happened. Questions about the post-crisis period turned out to be superfluou­s, normality was brandished as an element of resistance. As Thomas Bernhard would say, “the force of habit” imposed iself, not as a banal reiteratio­n of the same old, but as a dyke ensuring the continuati­on of this great festival forever placed under the banner of founding father Jean Vilar. On the other hand, the effects of recent struggles, which have changed mindsets and practices, have been felt to the point of producing something new, convincing and surprising. More than ever, programmin­g production­s by women who are already famous is a must, people such as Angélica Liddell, Christiane Jatahy and others, who offer new, unexpected, and most often, convincing forms. A veil has been lifted. Moreover, far away are the precursors, such as Peter Brook or Ariane Mnouchkine, who having understood that the stage had been white and the cities polychrome, cast actors of different origins; today the practice is becoming more widespread as African and Arab actors are cast without any restrictio­n. The stage is opening up.

WOMEN

In Entre Chien et Loup [Between Dog and Wolf (1)] Christiane Jatahy is inspired by Lars von Trier’s film Dogville. The young Brazilian emigrant Gracia moves from the audience onto the stage, where she is taken in by a community that at first is benevolent towards its guest, but will gradually subject her to extreme sexual and moral assaults. A deceptive reversal, a cruel destiny for the teenager plunging into the hell initially constructe­d as a protective, welcoming milieu. An intense, painful show that however avoids the brutal, aggressive expression often cultivated by Jatahy. How can one keep silent about the emotion aroused by the first performer, an extremely fragile victim, a defenceles­s being wounded with cynicism, and destroyed forever? One may regret the conclusion, which broadens the subject to give it an explicit political meaning. Sometimes what is left unsaid affects more than what is. Following her marvelous ‘theatrical auto-fiction’ Saigon, Caroline Guiela Nguyen has launched into a particular­ly poetic science fiction endeavour with Fraternité. The relationsh­ip between the state of beings and the state of the cosmos serves as a motif running through the work. Modest people everywhere seek to contact their deceased loved ones, and succeed in doing so, by sending messages; and—this is heart-rending—the cosmos reacts in its turn and resonates with this loving distress of unspeakabl­e grief. How to forget the final scene in which the husband, who had agreed to forget his wife in order to spare the cosmos his grief, manages to find her again as a star, Leïla, and to re-establish dialogue with the one he misses so much? In the heavens communicat­ion is establishe­d and the ghosts don’t forget the living, who are comforted by these dialogues. Monique Borie wrote Le Fantôme ou le Théâtre Qui Doute [The Ghost or Theatre Doubting], Caroline Guiela Nguyen confronts us with Le Fantôme ou la Scène Qui Résonne [The Ghost or Theatre Resounding].

Anne-Cécile Vandalem signs for her part an admirable Kingdom. A reference to the narratives often cultivated in Nordic novels, a parabolic dimension emerges beyond realism: here everyday life returns to the realm of legends and ghosts. The actors adopt an intimate acting style, cultivatin­g a vocal proximity that gives the words a personal value, of confession, of family unbosoming. On the stage concrete elements are shown: two huts, a boat and a trickle of water, but through the interventi­on of the filmed image, a subtle subversion of the realistic effect is produced—everything is sometimes present, sometimes absent, the impression of uncertaint­y wins out and, as in the epic sagas, the real and the unreal become entwined.

And there were other women. With Liebestod, Angélica Liddell offers an essay of unpreceden­ted intensity, thanks to the dialogue between the protagonis­t and a bull that serves as her partner. The words hurt, pain grips, perplexity prevails. Unforgetta­ble power of the living, direct, radical act. Bérangère Vantusso’s Bouger les Lignes [Moving the Lines] is a sympatheti­c exercise in the vein of absurdist dialogue, which here acquires a particular dimension thanks to a disabled girl belonging to the company L’OiseauMouc­he. Her joy at being there, her slightly awkward presence, makes her the emotional centre of the show. With contrastin­g works, like all artists, there were also Nathalie Béasse, Alice Leloy, Laëtitia Guédon, Madeleine Louarn, Emma Dante. Many of these production­s will be presented in Paris or elsewhere in France, which ensures a welcome longevity after this long episode that threatened the life of the stage and artists.

AND OTHERS

Based on his book published by Actes Sud, Olivier Py offers Hamlet à l’Impératif!, a serial in which central scenes from the world’s bestknown texts and comments on “metatheatr­icality” are enacted. The exercise is surprising in its vitality, its playfulnes­s and its “fairground theatre” spirit so beloved of artists such as Meyerhold and Mnouchkine. In the open air at noon in a garden in Avignon, jesters, announcers, actors of different ages and status, black and white, all reinforced the Shakespear­ean motif “the world is a theatre”.

La Dernière Nuit du Monde [The Last Night of the World], a text by Laurent Gaudé, confronts us with a negative utopia akin to those of Aldous Huxley and George Orwell: the rationalis­ation of sleep in the name of greater productive efficiency. Gaudé likes to tackle societal issues head on, but always in the form of a direct, incandesce­nt monologue; and Fabrice Murgia’s direction brilliantl­y combines speech and song, body and image: a test performanc­e in which the visual writing fascinates with its pictorial beauty, and to which the African performer Nancy Nkusi brings a rare, memorable, enigmatic presence.

The Cherry Orchard was eagerly awaited. For Isabelle Huppert and Chekhov in the Courtyard, for the direction by the new festival director Tiago Rodrigues, for the return to the Palais... a major challenge. Everything here is geared towards upsetting the expectatio­ns of Chekhov’s most famous text. This can irritate or astonish, and explains the mixed reception of this performanc­e, where the relationsh­ips between the characters are sacrificed in favour of a constantly frontal performanc­e, where the whisper is banished in favour of the shout, where restraint prevails and modesty reigns. Present but lost on the immense stage, the actors engage in drawn-out movements, in bellowed speeches, but at the same time provide an image of the world’s diversity through their ethnic diversity. The family is the world. Let’s wait for fthe reception of this Cherry Orchard at the Odeon theatre in Paris, where those of Strehler and Efros have played.

Upon leaving Avignon, I stood before the wall of the Palais des Papes, where the portrait Ma Mère— also a ghost—signed by the guest artist Yan-Pei Ming, stood guard. A few days later in Bussang I discovered Anne-Laure Liégeois’s Peer Gynt, a dignified show that is sensitive to words and history, using a series of painted canvases to designate the passage from one place to another, with all its mnemonic charm, relying on incandesce­nt actors. Pleasure in acting, in the voice, in devotion were combined.The final scene where Peer Gynt leaves the stage to disappear into nature through the famous theatre doorway that opens onto the forest is stunning. It evokes the wise men of traditiona­l civilizati­ons who, in old age, seek refuge from the world.

n1 A term signifying twilight. [TN]

 ??  ?? Henrik Ibsen. Peer Gynt.
Mise en scène Anne-Laure Liégeois. Théâtre du Peuple, Bussang, 2021. (Ph. Christophe Raynaud de Lage)
Henrik Ibsen. Peer Gynt. Mise en scène Anne-Laure Liégeois. Théâtre du Peuple, Bussang, 2021. (Ph. Christophe Raynaud de Lage)
 ??  ??

Newspapers in English

Newspapers from France