LE FEUILLETON DE JACQUES HENRIC
Dites «Abracadabra » Patrick Deville
Patrick Deville
Fenua
Seuil, « Fiction & Cie », 368 p., 20 euros
Le Tapis volant de Patrick Deville. Entretien sur l’écriture avec Pascaline David
Seuil, « Diagonale », 160 p., 18 euros
La chronique de livres est un exercice bien aléatoire. En dépit d’une pratique régulière, il peut arriver qu’on passe à côté d’un livre, voire de l’oeuvre entière d’un auteur. Fautive inattention, difficulté à se repérer dans une production éditoriale excessive, mais que le hasard d’un coup d’oeil jeté sur un prière d’insérer peut heureusement corriger. De Patrick Deville, je savais qu’il avait été un auteur Minuit et qu’il publiait désormais ses livres dans la collection Fiction & Cie du Seuil. Ce sont les noms figurant sur la quatrième de couverture de son roman Fenua, Stevenson, Melville, Segalen, Gauguin, qui m’ont immédiatement donné une vive envie de commencer à le lire.
UN RÊVE UN PEU FOU
Double découverte, d’abord d’un beau et captivant récit, puis, par le biais d’un livre d’entretien de l’auteur avec Pascaline David, le Tapis volant de Patrick Deville, de l’existence d’un écrivain habité par la réalisation d’un désir démesuré, d’un rêve un peu fou : faire le tour de la planète, et le faire en deux temps, en deux sens, un demi-tour de l’ouest vers l’est, le second de l’est vers l’ouest. Prenez un globe terrestre et voyez les mers, les continents, les pays traversés : la première échappée, Amérique centrale, Amérique latine, Afrique équatoriale, Birmanie, Thaïlande, Vietnam, Mexique, Cuba ; la seconde, celle le menant de l’Atlantique au Pacifique, du fleuve Amazone aux Galápagos, et à la Polynésie, la dernière en date, rapportée dans Fenua. À chacun de ces voyages et de ces séjours, ceux-ci parfois longs de plusieurs mois : un livre. Huit ont paru, douze sont prévus. Le titre qu’a donné Patrick Deville à sa somme, Abracadabra, dit bien l’ironie avec laquelle le nouvel écrivain explorateur, en rupture d’« Europe aux anciens parapets », se voit suivre dans chaque volume les traces de ses illustres prédécesseurs : Bougainville, La Pérouse, Cook, Melville, Darwin, Stevenson, London, Rimbaud, Gauguin, Segalen, Artaud…
J’ai parlé d’un rêve un peu fou. Je ne pouvais mieux dire si j’en crois le récit de sa prime enfance que fait Deville à Pascaline David. Grandi dans le cadre d’un hôpital psychiatrique (père médecin), une malformation osseuse a contraint le petit Patrick, âgé de trois ans, à rester pendant un an et demi allongé dans un lit, sur le dos, les jambes écartées, immobile, à regarder le plafond. Que faire ? Se faire lire des histoires, puis rêver. On lui raconte la légende du tapis volant. Un enfant s’assoit sur un tapis, dit « abracadabra », et le voilà voyageant partout dans le monde. En somme, confie Deville, il n’a rien fait depuis soixante ans que d’écrire le Tapis volant.
RÉCITS IDYLLIQUES
Le tapis volant, cette fois, le conduit loin dans le temps, en 1860 (tous les livres de la série Abracadabra commencent à cette date), et dans l’espace, au-dessus d’une poussière d’îles, d’atolls, dans le Pacifique sud dont la première image photographique date d’un 15 août. On doit ce calotype de Tahiti à Gustave Viaux, chirurgien de marine, frère de Julien Viaux, connu sous le nom de Pierre Loti. Le témoignage de Bougainville, lequel, émoustillé par l’accueil des vahinés nues, baptisa l’île « La nouvelle Cythère », fut le premier des récits idylliques qui circulèrent bientôt en Europe sur ce jardin d’Éden et qui émurent tant les encyclopédistes, dont Diderot (auteur du Supplément au Voyage de Bougainville). L’ennui, c’est que tout de cette vision paradisiaque était faux. C’est donc à un travail de déconstruction, patient, précis et discrètement jubilatoire, que se livre Patrick Deville dans Fenua. C’est l’historien qui est aux manettes, il s’en tient aux faits, n’écrit rien d’un lieu qu’il n’a pas vu, comme il le précise à Pascaline David, sauf qu’il revendique sa part de subjectivité que se refuse l’historien. L’écrivain aussi conduit le récit, sauf qu’il ne l’est pas « de fiction ». Bien qu’il n’invente pas, n’imagine pas, son livre se présente cependant sous l’étiquette « roman », et il est vrai qu’on le lit comme tel, tant on est pris par les aventures, les péripéties biographiques extravagantes de personnages réels rapportées dans Fenua. « Il n’y a rien de plus
Patrick Deville. (© Astrid di Crollalanza) romanesque que l’histoire. » En effet, allez faire plus dans le genre que la vie d’un Melville, d’un Gauguin, d’un Segalen !
De l’histoire de ce pays improbable qu’est la Polynésie française (grand comme l’Europe, mais qui, si on rassemblait l’ensemble des îles ne couvrirait pas la Corse), Patrick Deville remet les pendules à l’heure. Sanctuaire de paix, origine immémoriale de ces îles, de son peuple, son pacifisme ? Tu parles ! Cannibalisme, conflits en tous genres, ethniques, nationalistes, religieux, gouvernements corrompus, plus de quatrevingt essais atomiques menés par la France gaullienne... Sont-ce les mythes trompeurs qui ont attiré tant de célébrités ? La liste qu’en fait Deville est impressionnante, outre ceux cités plus haut, on voit défiler les noms de Murnau, Flaherty, Loti, Claude Farrère, Somerset Maugham, Matisse, Simenon, Elsa Triolet, Marlon Brando, Jacques Brel.
RIEN À DIRE
Le paradoxe est que l’homme-enfantau-tapis-volant, s’il se revendique romancier, définit la littérature comme l’art du « rien à dire ». Mais il corrige aussitôt que c’est ce « rien » qui est « capital », parce qu’il est précisément « ce qui ne peut être “dit”, “communiqué” ». Il ajoute, cependant, se référant à Claude Simon et à son Discours de Stockholm, « si on a quelque chose à dire, on le dit ». Et quand il a à dire, Deville, il ne nous l’envoie pas dire, notamment sur la fin de vie de Gauguin, le colonialisme, la politique de l’Angleterre et des États-Unis lors des deux grands conflits mondiaux du 20e siècle. J’oubliais l’essentiel : l’écriture de Patrick Deville. Jugez-en (ces lignes des dernières pages de Fenua) : « Posé à plat-ventre, immobile, bras et jambes écartées sur cette houle qui est la peau du monde, que les araignées d’eau par capillarité enfoncent légèrement sans la percer, je voyais les poissons des lagons comme éclats de rubis ou de citrine, toutes les nuances du rouge, bancs furtifs entre les coraux, vifs comme les colibris, arcs-en-ciel dans la lumière et les verts émeraude ou céladon… »