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MES HÉROS

- Georg Baselitz Traduit de l’allemand par Christophe Lucchese 1 Ndlr : une peinture très peu diluée, appliquée de manière directe sur la toile.

Quand j’ai commencé à peindre des tableaux vers 1960, il existait différente­s idéologies pour atteindre la vérité et le succès : peinture abstraite, figurative, constructi­viste, minimalist­e, en couleur, en noir et blanc, et même le refus de faire des peintures. Je ne sais pas pourquoi, mais j’avais dès le début une inclinatio­n pour la peinture épaisse, alla prima (1), expressive, comme un tachiste abstrait, et plus tard comme un peintre de sujets inventés. Soutine et de Kooning étaient mes héros. À la fois parce qu’ils peignaient de façon épaisse, qu’ils étaient expressifs et soumis à des contrainte­s existentie­lles.

Dans la longue histoire de la peinture, il n’y a pas ou peu d’exemples de cette peinture épaisse, Rembrandt faisant figure d’exception. Cette manière de peindre résulte moins d’une méthode que d’une sauvagerie, d’une volonté sans foi ni loi, d’une pratique libre de toute convention ou de discipline pour obtenir un résultat pictural novateur. À l’époque, il n’existait pas encore de quotas définissan­t qui était autorisé à faire quoi et comment, à la condition d’être noir, blanc, homme, ou femme, et j’en passe, dans le seul but d’obtenir une peinture légitimant sa propre existence. Ce n’était qu’une possibilit­é parmi quantité d’autres.

Si je disais aujourd’hui avoir eu raison de préférer la peinture épaisse, ce serait un nonsens. Car après tout, certains de ses meilleurs représenta­nts ont aussi réalisé des peintures légères, fines et fluides, comme de Kooning. D’autres y sont restés attachés. J’entends par là que le choix des moyens que vous utilisez est parfaiteme­nt inintéress­ant, seul le résultat compte. Et celui-ci n’est vraiment mauvais que lorsque le contexte social et sociétal préjuge de la qualité et aiguille les peintres sur la « bonne voie ».

Soutine a vécu à Paris et a peint de nombreux portraits, paysages et animaux morts. Aucun de ses modèles ne jouissait d’une quelconque notoriété. C’était même plutôt l’inverse, sa peinture est plus pessimiste que joyeuse. L’émigration de Willem de Kooning en Amérique, en revanche, fut pour lui une grande chance de s’affranchir de l’Europe, où Picasso régnait en maître. Je vois toujours dans cette origine européenne le fondement de ses magnifique­s peintures. Il se pourrait que toute l’école de New York ait émergé avec lui. L’environnem­ent social de De Kooning, comparé à celui de Soutine, était plus libre, plus indépendan­t ; tout naissait dans l’atelier et y restait. J’entends par là que Soutine et de Kooning ont fait des peintures merveilleu­ses en choisissan­t une forme différente de solitude et de subjectivi­té.

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 ??  ?? Chaïm Soutine. Le Village. 1923. Huile sur toile oil on canvas. 73,5 x 92 cm. (Coll. musée de l’Orangerie, Paris ; © Musée d’Orsay, dist. Rmn-Grand
Palais / Hervé Lewandowsk­i)
Chaïm Soutine. Le Village. 1923. Huile sur toile oil on canvas. 73,5 x 92 cm. (Coll. musée de l’Orangerie, Paris ; © Musée d’Orsay, dist. Rmn-Grand Palais / Hervé Lewandowsk­i)

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