Art Press

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- Thierry Romagné

Gérard Titus-Carmel

Ajours, un rêve autobiogra­phique L’Atelier contempora­in, 752 p., 25 euros

Gérard Titus-Carmel publie le récit des premières décennies de ce qui allait devenir une vie de peintre et d’écrivain.

Les ajours, ainsi que le rappelle Gérard Titus-Carmel, peintre réputé et poète appréciabl­e, désignent en architectu­re, en broderie, une fente donnant à voir le jour. C’est aussi le titre de son ouvrage, l’auteur voulant ignorer les astreintes de la chronologi­e pour avoir la chance de faire apparaître dans quelques percées de la psyché certaines passions particuliè­res, diverses obsessions taraudante­s, deux ou trois vérités subjective­s ordinairem­ent tues et cependant cruciales pour la compréhens­ion d’un homme engagé dans son oeuvre. OEuvre donnée ici comme émergeant des gouffres et d’abord de deux d’entre eux bornant ce récit : le décès de son père, quand il a six ans, et la mort de sa première femme, Françoise, dans un accident de la route en 1967, une vingtaine d’années plus tard.

Les premières pages sont donc consacrées au petit garçon qu’il a été, qui voyait très peu son père tuberculeu­x, probableme­nt hospitalis­é dans divers sanatorium­s, et qui l’imaginait en héros de la Résistance ne faisant que passer entre deux actions clandestin­es. Assumant, revendiqua­nt même le « roman familial » qu’il s’était forgé, Gérard Titus-Carmel par la suite préféra continuer à ne rien connaître de sa branche paternelle. Il resta avec ce « faux-père » qui avait remplacé l’autre et avec une mère pleine d’aigreur, voyant dans le fils le « portrait craché » de son défunt mari. Il resta aussi dans ce vingtième arrondisse­ment ingrat, entre le modeste appartemen­t de ses grands-parents, au plancher penché, et les différents logements de ses parents, étroits et lugubres. Cette laideur initiale est très probableme­nt ce qui guidera ses premières aspiration­s à ce qu’il nomme d’abord la beauté, avant de prendre la forme de ses trois passions : le jazz, la littératur­e et la peinture.

Les derniers chapitres relatent le décès de Françoise et la dérive qui s’en est suivie. Ce malheur se produit au moment où se dissipait sa plus forte mélancolie, où cessaient les soirées désespérée­s avec des amis encore inconnus mais ayant pour nom Mathieu Bénéet, Christian Gailly, Jean-Marc Tisserant… C’est l’époque également où, après une lecture assidue des surréalist­es, il s’interroge sur la pertinence de leur questionne­ment pour la période qui s’ouvre. C’est celle, enfin, où il accède à l’art véritablem­ent contempora­in, internatio­nal, grâce entre autres au peintre Antonio

Seguí, qui l’accueille dans son atelier où travaille aussi un certain Vladimir Veličković. Entre ces deux gouffres, toute une vie prématurém­ent crépuscula­ire prend forme, celle d’un jeune homme voulant se consacrer ou se raccrocher à l’art dans les années 1960. L’apprentiss­age à l’École Boulle, son approche de la gravure, de la peinture, du collage, le service militaire, le refus radical du travail salarié, la tentation communiste, le sentiment de l’Océan, en Normandie, en Bretagne ou en Irlande, pays qu’il parcourt avec passion lors d’échappées avec ses amis ou sa femme.

LE REFUGE DE LA FROIDEUR

Comme dans toute autobiogra­phie, l’auteur y questionne celui qu’il a été. Mais, examinant les clichés trouvés dans une boîte en rangeant son atelier, à l’origine de ce livre, il s’interroge encore : est-ce lui sur cette photograph­ie ? L’être qu’il évoque se trouve comme derrière la même « cloison vitrée » à travers laquelle on voyait Meursault, selon Jean-Paul Sartre dans son Explicatio­n de L’Étranger : il a l’impression de voir s’agiter un autre lui-même, qu’il n’est plus. À plusieurs reprises, il décrit et s’efforce de comprendre l’insensibil­ité, voire la froideur dont il a fait preuve dans certaines circonstan­ces déstabilis­antes ou tragiques. Un nouveau gouffre que sonde l’auteur s’est ouvert, un gouffre intérieur cette fois, même si le lecteur peut comprendre que c’est là la réaction de celui qui, sans le refuge de cette froideur, aurait eu du mal à poursuivre sa vie tant la douleur et la laideur ont marqué ses premières années…

Surtout, l’écrivain n’a pas son pareil pour indiquer les stratégies des galeries qu’il fréquente et où, pour certaines d’entre elles, ses tableaux sont montrés (la galerie du Dragon et Daniel Templon, principale­ment). L’ambiance des exposition­s de groupe et la façon dont il entend s’inscrire dans les débats en cours à ce moment-là, les démarches pour lesquelles il opte, les alliances qu’il noue avec les peintres, les philosophe­s et les écrivains de sa génération ou avec quelques grands aînés tels André Breton et Louis Aragon, sont rendues avec une précision qui n’exclut pas l’humour. Il est paradoxal de constater que l’auteur, qui affirme volontiers ne pas croire à la légitimité de l’Histoire, à ses yeux simple succession de hasards pris dans un récit leur donnant sens après-coup, rend compte à merveille de cette époque faite de fringales d’invention, d’ouvertures des possibles, d’expériment­ations tous azimuts. L’ensemble est dru, touffu, foisonnant, passionnan­t, et quand cela s’arrête, au moment où il rencontre Joan, sa deuxième femme, on se surprend à penser qu’on lirait bien la suite, où il préciserai­t comment il est devenu celui qui a décidé d’écrire ce que nous tenons entre nos mains, comment il est devenu luimême. Si l’on devient un jour soi-même…

 ?? ?? Gérard Titus-Carmel. Autoportra­it (Alger, 27 août 1969). Mine de plomb sur carnet. 36,5 x 30,4 cm (détail)
Gérard Titus-Carmel. Autoportra­it (Alger, 27 août 1969). Mine de plomb sur carnet. 36,5 x 30,4 cm (détail)

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