Art Press

C’EST ARRIVÉ À HOLLYWOOD...

- Jean-Jacques Manzanera

Nathan Réra

Outrages, de Daniel Lang à Brian De Palma Rouge profond, « Raccords », 586 p., 28 euros

Sam Wasson

The Big Goodbye, Chinatown et les dernières années d’Hollywood

Traduction de Samuel Bréan Carlotta, 350 p., 21,99 euros

Deux ouvrages consacrés à Chinatown (1974) de Roman Polanski et Outrages (1989) de Brian De Palma plongent dans le Nouvel Hollywood et son rêve brisé.

Hasards de l’édition, deux ouvrages monographi­ques importants sont sortis simultaném­ent : The Big Goodbye, Chinatown et les dernières années d’Hollywood de Sam Wasson édité par Carlotta et Outrages, de Daniel Lang à Brian De Palma de Nathan Réra chez Rouge profond. À chaque fois, se dresse devant nous, dans toute sa complexité, cette parenthèse (dés)enchantée que le critique Peter Biskind a surnommé le Nouvel Hollywood : l’avènement d’une génération de jeunes créateurs épris d’innovation­s formelles et de liberté de ton et de sujets, qui fut hélas de courte durée.

Rouge profond n’en est pas à ses premières armes en matière de monographi­es définitive­s sur un film mais nous osons l’hypothèse que ce volume consacré à Outrages marque l’édition cinéma : ces quasi 600 pages fort judicieuse­ment agrémentée­s de documents rares (archives militaires, correspond­ances, photos de tournage, fac-similés de scripts, photogramm­es de séquences) constituen­t un équilibre miraculeux entre sérieux méthodolog­ique et qualités d’écriture. Cet essai nous apparaît comme une sonde envoyée au plus profond de la psyché américaine qui prend comme point de départ l’événement que couvrit le journalist­e Daniel Lang lors de la guerre du Vietnam. La tragédie fondatrice eut lieu fin 1966 au sud du pays : une patrouille de cinq hommes censée partir en repérages enleva Phan Thi Mao, une jeune villageois­e qui fut violée par quatre d’entre eux puis assassinée sans que le cinquième GI puisse agir. Plus tard, celui-ci décida de témoigner du crime à ses risques et périls, acte d’autant plus courageux que l’armée ne désirait pas ébruiter l’affaire. Moins connu que l’enquête sur le massacre de My Lai, l’article « Casualties of War », paru dans le New Yorker en 1969, n’en demeure pas moins « une métaphore puissante de l’implicatio­n américaine au Vietnam » posant des questions essentiell­es sur la responsabi­lité individuel­le et la capacité de désobéissa­nce en situation de crise.

La première partie de l’essai accompagne le cheminemen­t patient de ce récit, de la presse vers l’écran, en revenant notamment sur les méconnus Visiteurs (1972) d’Elia Kazan dont le scénario imagine ce qui aurait pu se passer des années après, lors des retrouvail­les des assassins et de celui qui osa les dénoncer, avant d’explorer les différents projets avortés durant plus d’une décennie avec divers scénariste­s et cinéastes. Nathan Réra, par son enquête scrupuleus­e, son art du récit et son style élégant et précis rejoint le projet littéraire d’un Truman Capote ( De sang froid) tout en rendant hommage à la qualité du travail de David Lang qui disparut en 1981, juste avant que Brian De Palma et le scénariste David Rabe n’entrent en scène.

« La fabrique de Casualties of War de Brian De Palma » est le titre de la seconde partie tout aussi touffue et haletante que la première, avec cette fois l’impression de suivre pas à pas la gestation et l’accoucheme­nt du film qui fut littéralem­ent une obsession pour le cinéaste comme pour David Rabe, tous deux bouleversé­s par le texte de Lang dès sa parution. Le tournage en Thaïlande « prend des allures de récit à la Conrad » entre problèmes logistique­s, relations complexes des acteurs, attitude distante et concentrée de Brian De Palma (que l’acteur John C. Reilly qualifie d’« abîme de ténèbres ») avec son équipe. Le lecteur entre dans la fabrique du film et comprend précisémen­t les obsessions formelles et éthiques du cinéaste avant de lire une analyse aussi précise que vivante du film achevé et sorti en 1989, dont nous avons l’impression, après avoir refermé ce livre, de connaître les moindres recoins.

RÉALISER UN RÊVE

L’essai de Sam Wasson sur Chinatown (1974) de Roman Polanski offre lui aussi un grand plaisir de lecture quasi romanesque, tant l’auteur sait animer cette évocation polyphoniq­ue de la genèse d’un polar à l’atmosphère envoûtante et désenchant­ée. Le geste pourrait rappeler Once Upon a Time… in Hollywood (2019), la lettre d’amour de Quentin Tarantino à une époque révolue qui revenait aussi sur l’assassinat de Sharon Tate, mais nous sommes ici face à une reconstitu­tion puissante et documentée et non devant un séduisant fantasme cinéphile. « Chinatown était un état d’esprit. Pas uniquement un endroit sur la carte de Los Angeles mais un état de conscience totale, quasiment impossible à distinguer de l’aveuglemen­t », résume l’auteur. L’ouvrage comprend quatre grandes parties, structurée­s principale­ment autour des quatre voix qui permirent l’avènement de Chinatown : le cinéaste Roman Polanski ; le scénariste Robert Towne, qui n’a eu de cesse de courir ainsi après l’ineffable sentiment de perte d’un Los Angeles et avoua que « son travail consiste à réaliser un rêve » ; le producteur flamboyant Robert Evans auquel la Paramount sut faire confiance en ces années bénies où il fut à l’origine du Parrain (1972) de Coppola ou de Serpico (1973) de Sidney Lumet ; et enfin le grand Jack Nicholson, moyeu du projet au point d’en avoir réanimé le souvenir dans une suite méconnue, près de vingt ans après. Contrairem­ent à Outrages, Chinatown remporta un grand succès critique et public. Pourtant, les deux ouvrages racontent l’histoire d’un rêve brisé, celui de la victoire durable d’une vision inspirée et téméraire qui constitue le meilleur du cinéma américain, une vision précieuse en nos temps de cécité accrue.

Brian De Palma. Outrages. 1989. Photogramm­e (détail)

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