Rachel Labastie. Les Éloignées
Abbaye de Maubuisson / 3 octobre 2021 - 27 février 2022. Bozar / 15 octobre 2021 - 13 février 2022
Intitulée les Éloignées, l’exposition de Rachel Labastie (France, 1978) à l’Abbaye de Maubuisson trouve son origine dans un voyage en Tasmanie où le gouvernement britannique, au 19e siècle, envoya des femmes en détention comme il peupla l’Australie voisine de bagnards. Revenue en France, l’artiste s’est aperçue que notre pays, au même moment, avait expédié en Guyane, comme des marchandises, des femmes ayant commis de petits délits pour qu’elles s’unissent à des bagnards à des fins de peuplement. Lesquelles femmes étaient encadrées par des religieuses appartenant à l’ordre de Cluny. Que ces Éloignées reviennent dans cette abbaye royale de Maubuisson qui, à partir du 13e siècle, abrita une communauté de moniales cisterciennes, n’est pas innocent. Il ne subsiste aucune photographie de ces déportées, qui finirent dans l’anonymat de la fosse commune. Labastie leur donne en quelque sorte une image. La première salle expose des oeuvres en argile crue, dont un retable comprenant l’empreinte d’un calice. C’est une argile qui ne sèche point, comme la lance saigne continûment dans le cycle arthurien (et l’on sait la métaphore sexuelle et féminine qu’y joue le vase sacré du Graal lorsqu’il recueille la sainte hémoglobine). D’ailleurs, un peu plus loin, d’autres tableaux à l’argile boursoufflée évoquent des vulves ou des cicatrices. Deux jambes féminines en argile, au corps tronqué, surgissent de la matière. Elles font écho à deux jambes de marbre que l’artiste avait créées pour un lieu magique près de Bayonne, aujourd’hui disparu, la Petite Escalère. Plus loin, une structure de bois, agrandissement de ces portants qu’on rencontre dans les bijouteries, supporte des camés et des chaînes de porcelaine. Ceux-là sont imprimés de visages féminins anciens que, faute d’images guyanaises, l’artiste s’est procurés auprès des archives nationales. Ce sont des délinquantes parisiennes saisies de manière anthropométrique par l’identité judiciaire. Elles « prêtent » ainsi leurs traits à leurs soeurs d’infortune. Sur une longue estrade de palettes Europe (transport oblige), est disposée une longue chaîne d’entrave en porcelaine blanche rappelant que ces femmes étaient envoyées dans la colonie pénitentiaire au fond de la cale d’un bateau. Je me suis souvenu d’une visite à l’atelier de Robert Longo, à New York, où l’artiste m’avait montré le projet d’une planche de surf reproduisant le dessin d’un bateau négrier. Contre un mur de la même salle, est adossée une curieuse oeuvre. Elle consiste en la figure de proue d’un navire, comme remontée du fond de l’océan. Faite de porcelaine, elle a été fabriquée par des compagnons du tour de France, pays qui a exilé ces femmes sous des cieux certes ensoleillés mais infernaux. Cette sculpture est une drôle de chose dans un corpus peuplé d’objets ou de fragments corporels, mais où la figure humaine brille par son absence.
Richard Leydier
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Entitled Les Éloignées [Women sent Away], the exhibition of the work of Rachel Labastie (b. 1978, France) at Maubuisson Abbey originated in a trip to Tasmania, where in the 19th century the British government sent women to prison, just as it had populated neighbouring Australia with convicts. Back in France, the artist realised that our country had at the same time sent women who had committed petty crimes to Guyana as merchandise to be married to convicts for purposes of colonisation.These women were supervised by nuns belonging to the Order of Cluny. It is no innocent coincidence that these Éloignées return to the royal Maubuisson Abbey, which from the 13th century was home to a community of Cistercian nuns.
No photograph remains of these deportees, who ended up in the anonymity of the mass grave. Labastie gives them a sort of image. The first room displays works in raw clay, including an altarpiece with the imprint of a chalice. It is a clay that does not dry out, just like the spear that bleeds continuously in the Arthurian cycle (and we know the sexual and feminine metaphor played by the Holy Grail when it collects the holy haemoglobin). Moreover, a little further on other paintings in blistered clay evoke vulvas or scars. Two female legs in clay, with truncated body, emerge from the material. They echo two marble legs that the artist had created for a magical place near Bayonne, now no longer existing, the Petite Escalère.
Further on, a wooden structure, an enlargement of the racks you find in jewellery shops, supports cameos and porcelain chains. These are printed with old female faces that, for lack of Guyanese images, the artist obtained from the national archives. They are Parisian delinquents captured anthropometrically by the judicial authorities. They thus “lend” their features to their sisters in misfortune. On a long platform made of European pallets (transport obliges), there is a long chain of white porcelain shackles, reminding us that these women were sent to the penal colony at the bottom of a ship’s hold. I remembered a visit to Robert Longo’s studio in New York, where the artist had shown me the design for a surfboard reproducing the drawing of a slave ship. Against a wall in the same room a curious work leans. It consists of the figurehead of a ship, as if raised from the bottom of the ocean. Made of porcelain, it was made by friends from all over France, the country that exiled these women to sunny but hellish climes.This sculpture is a strange thing in a body of work populated by objects or body fragments, but where the human figure is conspicuous by its absence.