Art Press

GeorGes Bernanos le scandale de la vérité

- Richard Millet Georges Bernanos. (DR)

François Angelier

Georges Bernanos, la colère et la grâce Seuil, 638 p., 25 euros

Déjà auteur d’une biographie de Léon Bloy, François Angelier revient sur la vie de Georges Bernanos, « écrivain de combat ».

Bernanos, aujourd’hui ? Des titres : Sous le soleil de Satan, la Grande Peur des bien-pensants, l’Imposture, Journal d’un curé de campagne, Dialogues des Carmélites, par exemple… Des images, aussi : romancier catholique, « Ézéchiel de l’Action française » que la guerre d’Espagne a retourné contre son camp, exil brésilien… Des films, enfin, et non des moindres, tirés de ses romans par Bresson et Pialat ( Journal d’un curé de campagne, Mouchette, Sous le soleil de Satan), Poulenc, lui, ayant porté ses Carmélites à l’opéra… Tout cela imprécis, il est vrai, l’homme même et l’oeuvre demeurant mal connus.

Les clichés, les jugements hâtifs, les ombres, aussi, la biographie, fort bien écrite, par François Angelier les secoue pour nous donner un Bernanos d’une extraordin­aire humanité en revisitant la vie de l’écrivain, depuis sa naissance à Paris, en 1888, jusqu’à sa mort, dans la même ville, soixante ans plus tard, seulement. Une vie marquée par sa jeunesse dans un village de l’Artois qui sera le décor de plusieurs de ses romans. Une vie mouvementé­e aussi, Bernanos et sa famille, nombreuse et

impécunieu­se, déménagean­t sans cesse, Paris, Meuse, Midi, Majorque, Brésil, Tunisie, Paris, et Bernanos tour à tour militant royaliste, étudiant en Droit, inspecteur d’une compagnie d’assurances, journalist­e, romancier, éleveur de bétail, amateur de moto, conférenci­er, dédaignant les honneurs, et oeuvrant plus que jamais à déciller l’homme dont ont accouché les deux conflits mondiaux – le deuxième, surtout, qui a lié le sort de l’humanité à la « machine » et à la possibilit­é de son anéantisse­ment par la vertu d’une déflagrati­on nucléaire.

TÉMOIN CAPITAL

Un itinéraire qui, par bien des aspects, peut sembler plus loin de nous que le « gidisme », les « palpations psychologi­ques » de Mauriac, les avant-gardes de son temps, Dada et surréalism­e, la grande méditation proustienn­e sur le temps, la foi au marteau de Claudel, ou encore ces autres inclassabl­es que sont Giono, Bousquet, Bataille… Solitaire, alors, Bernanos ? Mais non : Artaud se dit son « frère en déchirante lucidité », Malraux voit en lui le « dernier témoin de la pitié sacrée ». Exilé au Brésil de 1938 à 1945, Bernanos y rencontre Stefan Zweig, avant le double suicide de ce dernier et de son épouse. Soupault lui rend visite. Et c’est Henri Michaux qui rapporte à Gallimard le manuscrit d’un de ses plus beaux livres : les Enfants humiliés. Simone Weil lui écrit une lettre bouleversa­nte. Il collabore, à la Libération, au Combat de Camus, trop brièvement, regrettera ce dernier…

En 1932, après la rupture avec l’Action française, la guerre d’Espagne, vue de Majorque, entre 1934 et 1937, et non du front, tels Malraux, Orwell et Weil, fait de lui un témoin capital, comme Hemingway et Dos Passos : les atrocités des deux camps, et surtout les compromiss­ions de l’Église, lui inspireron­t ce livre immense, les Grands Cimetières sous la lune. Bernanos se meut dans une dimension « sacerdotal­e » du langage qui fait de la langue, écrit Angelier, « un don divin et des mots des objets sacrés par l’usage, le dépôt de foi et de sacrifice qu’ils incarnent » et qui impose à l’écrivain le soin « de racheter un verbe souillé par la propagande, dénaturé par le discours officiel » – voire d’« exorciser » la langue de l’après-guerre, la première, avec les flonflons idéologiqu­es de la « victoire », comme en témoignent ses essais et aussi son premier roman où il « désenténèb­re » la langue en jetant « en travers de cette joie obscène » et des « mots rebelles » la figure d’un « saint » : l’abbé Donissan de Sous le soleil de Satan, le premier de ces prêtres qui peuplent son oeuvre romanesque et dans lesquels Malraux a raison de voir un « véritable mythe littéraire, à l’égal de Don Quichotte, Don Juan, le capitaine Nemo, le prince Muychkine, Joseph K. ». De Drumont, « vieil oncle bourru », il est passé à Bloy, l’un et l’autre morts en 1917 (et je ne m’interdis pas de voir là quelque chose de symbolique), et de Maurras (père impossible ?) à Péguy et puis à De Gaulle, et enfin de l’« antisémiti­sme génétique » de la fin du 19e siècle et du début du 20e à une nouvelle vision de la « question juive » qui, comme le Bloy du Salut par les juifs, le Claudel d’Une croix sur Israël, plus tard le Boutang de la Guerre de six jours, lui fait évoquer l’« honneur du peuple juif » qui doit se multiplier afin que « tous les pogroms ne puissent anéantir ce que Dieu a ordonné de conserver » à Israël qui « veut vivre et ne doit pas mourir ».

Le Bernanos de 1945, rentré du Brésil à l’invitation du général de Gaulle, mais refusant la Légion d’honneur et l’Académie française (où il disait qu’il ne siègerait que lorsque ce seraient ses fesses qui penseraien­t), est devenu une sorte d’étranger dans un pays libéré, où règnent cependant la « maladie des conscience­s pâles » et les compromiss­ions avec ces « deux monstres qui n’en font qu’un » : le marxisme soviétique et le capitalism­e américain. Il se réfugie en Tunisie, continue d’alerter les hommes sur la civilisati­on devenue une planétaire « conspirati­on contre toute forme de vie spirituell­e ». Les titres de ses livres sont éloquents, qu’ils s’adressent aux AngloSaxon­s ( Lettre aux Anglais) ou à ses compatriot­es ( Français, si vous saviez), méditent sur sa génération ( les Enfants humiliés) ou sur le destin de l’homme ( la Liberté pour quoi faire ?) – sans parler de la forêt d’innombrabl­es articles et conférence­s non réunis en volumes, ni de sa correspond­ance, dans quoi Angelier nous guide d’une main sûre.

IRRÉGULIER DU LANGAGE

En 1945, son oeuvre romanesque était close : commencée à 38 ans avec Sous le soleil de Satan (1926), elle s’achève sur le très étrange Monsieur Ouine, paru au Brésil en 1943, dans une édition fautive, et revue en 1946, chez Plon : huit romans, dont un posthume ( Un mauvais rêve, 1950) : dix-sept ans d’activité littéraire, seulement, écrite loin du milieu littéraire parisien qu’il exécrait et dont il n’a accepté la reconnaiss­ance que pour nourrir sa famille, en une langue perpétuell­ement sous tension qui donne une dimension vertigineu­se à ses romans sombres, peuplés de prêtres granitique­s ou frémissant­s, de filles perdues, d’enfants assassinés, de figures sataniques. Un monde hanté par la difficile question de la Communion des saints et traversé d’éclats violents, surnaturel­s ou blafards – ceux du péché, de la damnation ou de la grâce. Romans ou essais, lire Bernanos aujourd’hui, c’est se soumettre à une intensité de langue et de pensée peu commune, qui fait de lui un de ces « irrégulier­s du langage » dont parlait son contempora­in Bataille. Écoutons par exemple le si prophétiqu­e début de la deuxième partie des Grands Cimetières sous la lune : « La Tragédie espagnole est un charnier. Toutes les erreurs dont l’Europe achève de mourir et qu’elle essaie de dégorger dans d’effroyable­s convulsion­s viennent y pourrir ensemble. Impossible d’y mettre la main sans risquer une septicémie. […] Les mêmes débiles qui font semblant de s’indigner auraient pu en 1915 me convaincre de sacrilège, car j’avais déjà, comme beaucoup de mes camarades, jugé la guerre, la fameuse guerre du Droit, la guerre contre la guerre. Les tueries qui se préparent ne sont pas d’une autre espèce, mais comme elles engagent un plus grand nombre ou plutôt la totalité des valeurs spirituell­es indispensa­bles, le chaos qui en résultera sera plus dégoûtant encore, leurs pourrissoi­rs plus puants. »

Celui qui se disait non pas un « écrivain catholique » mais un « catholique français qui écrit des livres », en outre « catholique de l’utérus au tombeau », nous est donc d’autant plus proche qu’il peut paraître anachroniq­ue dans sa vision catholique de l’histoire héritée de Bloy et de Péguy, sa « lecture millénaris­te des événements », cette « attente eschatolog­ique d’une révélation spirituell­e mondiale dont la guerre ne serait que le prélude apocalypti­que », écrit Angelier. Bien des événements actuels lui donnent raison, quelle que soit notre vision de l’histoire.

CIVILISATI­ON DES MACHINES Depuis son passage dans le domaine public, en 2019, les rééditions de ses textes en collection­s de poche témoignent de l’actualité parfois paradoxale mais considérab­le d’un homme qui mettait ses contempora­ins en garde contre la civilisati­on des machines, en un temps dévolu au progrès : « Un monde gagné pour la technique est un monde perdu pour la liberté », écrit-il dans la France contre les robots (1947), livre exactement contempora­in (est-ce un hasard ?) de la Lettre sur l’humanisme de Heidegger, de Si c’est un homme de Primo Levi, du Van Gogh, le suicidé de la société d’Artaud. Un peu plus tôt, dans un texte intitulé « La civilisati­on contre l’homme », repris dans le Chemin de la Croixdes-Âmes, il écrivait ceci : « La guerre et la paix ne sont plus maintenant des oeuvres humaines, voulues par l’homme, mais deux aspects de la même fatalité qui entraînent vers d’autres catastroph­es une humanité qui ne veut plus ni le mal ni le bien, ni la vie ni la mort, et dont le rêve inavouable, inavoué, serait qu’on inventât pour elles des machines qui le dispensent de penser, de vouloir, de prévoir, des machines si parfaites qu’elles pourraient caresser comme des femmes et les adorer comme des idoles. » Bernanos a toujours écrit dans le « scandale de la vérité », pour reprendre un autre de ses titres : la vérité comme scandale, oui, contre les innombrabl­es lâchetés de l’homme, contre ce que nous appelons aujourd’hui le nihilisme.

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