L’écrit face au MaL absoLu
L’Espèce humaine et autres écrits des camps Gallimard, « La Pléiade », 1 696 p., 65 euros
C’est en 1967 que Georges Bataille, dans la Littérature et le Mal, posait ces trois questions : qu’est-ce que la littérature ? Qu’est-ce que le mal ? Quel lien la littérature entretientelle avec le mal ? Pour la première, l’histoire littéraire n’a eu de cesse de se la poser : quand un écrit relève-t-il de ce qu’on appelle la littérature ? Interrogation que, plus près de nous, Roland Barthes a formulée autrement : qu’est-ce qui différencie un « écrivain » d’un « écrivant » ? Quant à la seconde, elle a mobilisé la pensée depuis des millénaires, depuis les grands mythes antiques, les théologies, les religions. En revanche, la troisième, touchant à la possible consubstantialité de la littérature et du mal, il a fallu Bataille pour qu’elle soit traitée au plus près à travers un choix d’écrivains : Proust, Baudelaire, Kafka, Sade, Genet… auxquels il aurait pu, de toute évidence, ajouter Dostoïevski, Faulkner, bien sûr, Bernanos, et surtout…
Surtout, l’ensemble des textes réunis dans le volume de la Pléiade portant le titre l’Espèce humaine et autres écrits des camps, textes terribles et admirables qui appartiennent à l’espace de la littérature et dans lesquels la question du mal a été posée comme jamais. Je me sens autorisé par les responsables de ce Pléiade, Henri Scepi, préfacier, Dominique Moncond’huy, directrice de l’édition, et Michèle Rosellini, à parler d’admiration à propos de livres qu’on réduirait en les qualifiant trop vite de témoignages ; la raison est qu’ils se sont attachés à prouver dans leurs notices, qui sont de véritables essais, que les ouvrages choisis et commentés par eux relevaient bien de la littérature et que c’était pour cette raison qu’ils approchaient au plus près la vérité de ce que leurs auteurs avaient vécu (plutôt que de « vérité », Chalotte Delbo a parlé, elle, de « véridicité »). La question avait été posée à Élie Wiesel : « Peut-on parler d’une littérature de l’Holocauste ? » Sa réponse avait été qu’il lui semblerait difficile, par exemple, de parler d’un « roman sur Auschwitz ». Comment oser faire de la fiction sur un tel sujet ? Néanmoins, comme le rappelle Henri Scepi dans sa préface, Wiesel laissait entendre que pourrait exister une « nouvelle espèce de littérature » dont un auteur comme Robert Antelme, avait dessiné les contours et les modalités dans son grand livre l’Espèce humaine. Son constat : « Il faut beaucoup d’artifice pour faire passer une parcelle de vérité. » L’imagination peut être un recours. La poésie aussi. Et l’art. Pierre Vidal-Naquet, dans une citation de lui mise en exergue à l’introduction du volume, extraite de son livre Réflexions sur le génocide, fait notamment allusion aux tableaux du peintre Zoran Mušič qui, à l’égal des oeuvres de Robert Antelme et des Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov, constituent à ses yeux une des meilleures entrées dans le monde concentrationnaire.
LE MAL RADICAL
Le mal. Malraux l’a doté d’une majuscule, Mal, et de forts qualificatifs : « Mal éternel », « Mal absolu ». Commentaire d’Henri Scepi dans sa présentation de l’ensemble des Écrits : « Sans doute dans l’histoire des hommes le mal n’a-t-il jamais atteint d’apogée plus noir, d’acmé plus sanglante qu’en cette période de quelques années – presque rien sur l’échelle universelle – qui a vu la carte du ciel s’enténébrer. » Jorge Semprun, dans l’Écriture ou la vie, semble le contredire, et Malraux dans la foulée. Est-ce son vieux fond marxiste, son peu de familiarité avec la métaphysique, ou le fait de son internement dans un camp dont les conditions de détention furent moins terribles que celles vécues par Antelme ou Charlotte Delbo ? Semprun affirme que « l’horreur » qu’il a connue « n’était pas le Mal, n’était pas dans son essence ». Il rapporte un échange inattendu entre lui et un jeune lieutenant allemand féru de philosophie, nommé Rosenfeld, sur le Mal, le Mal radical, das radikal Böse, au cours duquel sont convoqués les noms de Goethe, Kant, Husserl, Levinas, Heidegger. Bataille, pas nommé, donc pas de considérations dans leur dialogue sur le lien entre sexe et mal. Le sexe, d’ailleurs, est peu présent dans les récits des concentrationnaires, à l’exception de quelques allusions à des rapports homosexuels entre SS ou entre kapo et détenu. Rien de surprenant, vu la terrible misère physique de ces humains plongés dans ce qui a été appelé l’anus mundi. Leurs conditions de survie sont décrites avec une puissance particulière dans ce livre de Robert Antelme, qu’on peut qualifier à ce propos de fondateur, et dans les bouleversants récits de Charlotte Delbo, particulièrement dans le premier paru, Aucun de nous ne reviendra. Auschwitz et après.
La faim, la merde, la pisse, les poux, les ordures, les chiens, les barbelés, les cadavres, la puanteur, le quignon de pain qui a plus d’importance que l’idée de la mort à venir, les coups, les tortures, les fumées des fours crématoires, la transformation des corps… Robert Antelme note : « La figure et le corps vont à la dérive, les beaux et les laids se confondent. » Les voici bientôt fantômes d’os.
LA MORT VIVANTE
La nuit est omniprésente chez Robert Antelme, parfois celle qu’il est seul à contempler et qui lui apporte la réparation, la sérénité ; ainsi lui est-il arrivé, « dans la fumée de l’urine, sous le vide, dans l’effroi », de connaître le bonheur. Elle l’est aussi chez Jean Cayrol, auteur du texte Nuit et brouillard, chez Élie Wiesel, auteur de la Nuit. Si chez ces trois mémorialistes des camps, c’est le noir qui domine, chez Charlotte Delbo, c’est le blanc qui est la ténèbre, le blanc de la neige, le blanc d’un « bloc de glace dure, coupante, aussi transparent qu’un bloc de cristal » où elle et ses compagnes, inertes, insensibles, perdant « tous les sens de la vie », sont prises, entre des réseaux de barbelés, « transportées dans un autre monde […] soumises à la respiration d’une autre vie, à la mort vivante, dans la glace, dans la lumière, dans le silence ». Les longues pages d’Aucun de nous ne reviendra, dans lesquelles Charlotte Delbo décrit le corps squelettique d’une détenue juive aux jambes entortillées de chiffons, si maigres qu’elles « faisaient penser aux rames à haricots qu’on accroche aux épouvantails », luttant farouchement pour franchir un talus couvert de neige, sont d’une admirable et quasi insoutenable puissance littéraire.
Vous avez fait de nous des « rebuts », des « déchets », ainsi s’adresse Antelme aux SS du camp, vous avez tenté de « muter notre espèce », et c’est là le crime ultime, inexpiable. Peine perdue, « nous restons des hommes, nous ne finirons qu’en homme. La distance qui nous sépare d’une autre espèce reste intacte, elle n’est pas historique […] Il y a une espèce humaine » (n’en déplaise aujourd’hui aux anti-spécistes, le chien du SS que Antelme voit sauter à la gorge d’une détenue n’est pas de la même espèce que cette femme égorgée par la bête). « Eh bien, écrit Antelme, ici, la bête est luxueuse, l’arbre est la divinité et nous ne pouvons devenir ni la bête ni l’arbre. » Vouloir les réunir dans une même espèce relève d’un axiome « faux et fou ». Inévitablement, la question se pose à lui : et ce SS qui veut exterminer des êtres humains appartient-il à la même espèce qu’eux ? Le pire, et c’est là le Mal absolu, c’est que, oui, puisqu’il n’y a qu’une espèce humaine, mais par un tourniquet aux conséquences qui devraient paraître proprement infernales au SS, il appartient bien, lui aussi, à la même espèce que les humains qu’il espère anéantir à jamais en les réduisant en cendres, et notamment, le pire du pire pour lui, il est de la même espèce que les millions de juifs de la Shoah.
LÈVE-TOI ET MARCHE
Le Mal et la littérature : sans doute fallait-il un auteur chrétien pour entrer dans le vif du sujet et sous un angle autre que celui de Bataille (encore qu’il ne faille pas négliger la forte influence du catholicisme sur Bataille et sur son oeuvre). Cet auteur, c’est Jean Cayrol, alors jeune poète reconnu, qui fut déporté dans le camp de concentration de Mauthausen pour être entré, à peine démobilisé, dans la résistance dès 1941. Les conditions de travail étaient si terribles, qu’épuisé il fut aux portes de la mort. À la différence des autres concentrationnaires, le récit de sa déportation ne suit pas la chronologie d’une vie menant à la mort ; il s’agit pour lui du parcours inverse comme le signifie le titre d’un de ses livres paru en 1957 : De la mort à la vie. C’est donc l’histoire d’une résurrection. Rappel des paroles du Christ à Lazare : « Lève-toi et marche. » Dès lors, qu’attendre de la littérature ? Espoir de Jean Cayrol : que se manifestent « des écrivains conquérants, qui n’ont pas honte d’enjamber les cadavres ou la pourriture et dont je suis sûr, la porte s’ouvrira sur le grand royaume de Dieu ». À ces écrivains d’après la catastrophe, il trace les grandes lignes à suivre d’une littérature qu’il appelle lazaréenne, une littérature de la résurrection. Autant prévenir le lecteur qui n’a pas lu Cayrol : ce n’est pas à une fade tisane moralisante que l’écrivain nous prépare, ce n’est pas une bonne nouvelle qu’il nous annonce. Jugez-en : « Le romanesque lazaréen a pour base la solitude où l’être vivra l’excès d’une vie, son dérèglement, avec tous les dangers que peuvent représenter ses contacts avec des puissances dont il vaut mieux taire le nom. Il poussera jusqu’au bout son expérience du mal afin de faire éclater la vérité du Camp. » Quelques pages plus loin, Jean Cayrol prend soin de préciser qu’il ne souscrit pas à une littérature de propagande, qu’il est « pour une littérature de miséricorde, qui sauve l’homme », une littérature « clandestine », une littérature « qui doit prendre rang parmi celles qui portent témoignage de la plus grande tuerie d’âmes de tous les temps », et qu’elle doit « avoir sa place dans “la douce pitié de Dieu”, comme dit Bernanos ».
Question : quels sont depuis 1957, date de la parution du livre de Jean Cayrol sur la littérature lazaréenne, les « écrivains conquérants » qui ont répondu à son appel ?