De la patience Du regarD comme geste moral À pas aveugles De christophe cognet
Dans un monde qu’on dit tout d’images, il n’est pas certain que le domaine du visible se soit pour autant étendu, ni le gain de connaissance et de réflexion qu’on pourrait en attendre. C’est peut-être même le contraire : à force d’être omniprésentes, à force aussi de croire qu’elles sont homogènes à ce qu’elles montrent, on finit par ne plus les regarder ou, pis encore, par ne plus les voir en tant qu’images. Ou plus exactement, par n’être plus capable que d’un regard furtif qui croit les épuiser en consommant leur surface mimétique, et qui ne sait plus se nourrir que de celles formatées à cet effet.
Cet aveuglement révèle ses effets moraux et politiques dès l’instant que nous sommes confrontés à des images qui appellent un autre régime du regard : un régime engageant la reconnaissance et la mémoire de ceux qui les ont produites comme des actes de résistance et de témoignage contre la violence qu’ils subissaient. L’un des cas les plus extrêmes de ce genre est celui des photographies clandestines prises par les détenus des camps de concentration et d’extermination nazis, à destination immédiate de la résistance extérieure. Ce sont ces photographies qui se trouvent au coeur du récent documentaire de Christophe Cognet, À pas aveugles (1), dont l’injonction inaugurale – « Il faut regarder ces clichés » – soulève la double question autour de laquelle est noué tout le film : qu’est-ce que regarder veut dire ? Qu’est-ce que regarder peut faire ?
FRAGILE DÉCLIC CLANDESTIN
Dans son livre Éclats. Prises de vue clandestines des camps nazis (2), écrit parallèlement à la réalisation du film, Christophe Cognet a réuni ces photographies en un dossier très complet, le plus ample à ce jour. Organisé en trois chapitres thématiques principaux – « L’univers concentrationnaire », « Expériences médicales », « Une zone de mise à mort » –, l’ouvrage consiste à soumettre chacune de ces photographies à un patient travail du regard, en vue d’identifier le plus précisément possible ce que chacune montre – lieux, personnes, contextes –, de localiser le point exact d’où elle a été prise, et de reconstituer ainsi, avec toute la prudence qui s’impose, la « micro-histoire » du ou de la photographe jusqu’au moment de la prise de vue. S’il est vrai, comme le note Annette Wieviorka dans sa préface, que ce livre présente un caractère « puissamment novateur », ce n’est toutefois pas seulement parce qu’il offre aux historiens un nouvel ensemble de témoignages à exploiter, depuis une perspective jusque-là relativement méconnue – non plus celle des Alliés lors de la libération des camps, mais celle des détenus eux-mêmes. C’est peut-être aussi et avant tout parce qu’il ouvre la voie à une nouvelle façon de penser le récit historique, en faisant de l’image non plus son document mais son lieu même.
C’est ce rôle nouveau assigné à l’image que le film À pas aveugles rend plus sensible encore. Certaines des photographies évoquées ont fait de la part de leur auteur l’objet d’une visée, d’un cadrage, parfois d’une pose demandée ou peut-être spontanément adoptée par le sujet – comme ces quelques femmes découvrant à l’objectif les blessures qui leur furent infligées à Ravensbrück dans le cadre des expériences atroces menées par les médecins des camps, sous la direction du médecin chef SS Karl Gebhardt. D’autres, en revanche, quoiqu’intentionnellement dirigées vers une scène ou un bâtiment, furent prises à l’aveugle, en raison d’une surveillance plus étroite ou plus rapprochée des gardiens. Il en est résulté des images mal cadrées et souvent floues – les plus connues étant celles d’un groupe de femmes nues devant des arbres, prises par un membre du Sonderkommando, Alberto Errera, depuis la chambre à gaz d’un crématorium de Birkenau, et celle prise par le même photographe d’un groupe de cadavres dont on peut penser qu’il s’agit des mêmes femmes après leur assassinat (3).
C’est ici que le film complète ou prolonge le livre, en lui apportant ce qu’il ne peut montrer. Il y a d’abord ces séquences de déchiffrement des photos, où le va-et-vient entre le regard naturel et le regard à la loupe pour tâcher d’y voir plus clair dans la matière de l’image fait se rejoindre l’aveuglement de la prise de vue et l’aveuglement qui est le nôtre devant ces clichés incertains. On distingue certes, dans le cas de ce groupe de femmes, un contexte d’ensemble permettant de reconstruire un scénario probable. Mais si l’on prend le temps d’une observation plus fouillée, que peuvent bien être ces formes ou ces masses plus ou moins claires ou plus ou moins sombres, dont l’élucidation permettrait de préciser ce qui se passe, peut-être d’identifier des individus ?
Tout l’enjeu du documentaire est là : qu’on n’y discerne rien d’assuré n’est pas un motif de renoncement et de défiance envers les images, c’est au contraire un appel à faire de la patience du regard une exigence morale de reconnaissance envers ceux qui risquèrent tout pour tenter d’arracher quelque chose aux ténèbres. Tout le contraire, en somme, du regard hagard ou indifférent que Christophe Cognet et son équipe captent aussi dans le film : celui des touristes, qui passent sans les voir devant ces mêmes images agrandies et installées – certes d’une façon qui les met mal en évidence – dans le musée d’Auschwitz. Dans les deux cas, le flou reste ce qu’il est : un obstacle au regard en tant qu’instrument de connaissance. Mais tout sépare l’aveuglement ordinaire de celui qui résulte d’une mise à l’épreuve du regard poussé à ses limites et acceptant le risque de ne pas voir. L’un prolonge et perpétue la violence de la réduction à l’invisible par les nazis de leurs crimes et de leurs victimes ; l’autre tente de préserver, telle la flamme d’une bougie, la lumière fragile d’un déclic clandestin exposé au vent et à la nuit de l’indifférence – et au risque de la mort.
ENTRE HIER ET MAINTENANT
Le documentaire permet aussi, par l’arpentage des lieux où furent réalisés ces clichés, de retrouver quelque chose des corps engagés dans ces prises de vue, de leur probable posture, de la façon que le bras et la main ont sans doute eue de saisir l’appareil, de déclencher, d’un geste imperceptible, l’obturateur dissimulé sous un journal ou un vêtement, et de dérouler la pellicule pour amorcer la photographie suivante. Puis, par déductions, essais sur place et discussions avec les historiens des camps et l’équipe de tournage, survient le moment où, imprimées sur un support transparent, ces photographies retrouvent le lieu de leur prise de vue originale, dans laquelle circulent désormais, sous l’effet de la transparence, les silhouettes des visiteurs. Un tel procédé ne cherche ni à donner l’illusion de faire revivre le passé, ni à le sacraliser en ôtant au présent sa légitimité historique. Il est plutôt une manière de lier ces deux dimensions du temps sans les confondre. Se constitue ainsi sous nos yeux une mémoire vive et sensible, qui n’est pas conservation figée du passé, mais va-et-vient entre hier et maintenant, avec tout ce qu’un tel mouvement comporte de pouvoir d’appropriation et de sympathie par l’imagination du spectateur d’aujourd’hui. À côté de la connaissance de ces lieux par la science historique, il y a aussi place pour un savoir sensible, qui n’est pas moins rationnel pour autant : il envisage l’espace des camps moins comme un document que comme un lieu d’images, à tous les sens de l’expression – un lieu, lui-même multiple, où furent produites des images, et un lieu qui, par le travail du réalisateur et de son équipe, devient imaginable pour nous.
Avec ces photographies, nettes ou floues, quelque chose d’immense, c’est-à-dire sans mesure, se joue dans le très petit, dans le détail, comme avec ces minuscules fragments blancs que la pluie, au début du film, fait remonter du sol sur les lieux des fosses mortuaires situées à proximité des Krematoriums IV et V de Birkenau – ce sont des restes des ossements écrasés des victimes, que le visiteur risque de fouler sans le savoir tant que personne ne vient l’en avertir. La photographie, à plus forte raison lorsqu’elle est explicitement conçue comme un témoignage, convoque notre responsabilité de spectateur. Celle-ci tient à la patience avec laquelle nous sommes en mesure de scruter une image, du temps et de l’attention que nous lui consacrons, du dialogue que nous menons avec sa surface visuelle pour en recueillir l’histoire singulière. S’y soustraire est possible, c’est même le cas le plus fréquent : parce que nous sommes étourdis d’images et parce qu’il nous est bien plus facile de reconnaître ce que nous avons déjà vu. Telle est, en partie, la raison d’être du selfie, dont la pratique par certains visiteurs des camps – une brève séquence du documentaire le signale – ne relève pas que d’une inexplicable indécence, mais d’une restriction sans précédent du champ du regard, d’une étrange cécité incapable de voir l’autre s’il ne porte pas la marque du même.
1 110 min. Coproduction L’Atelier documentaire (France) & OvalMédia (Allemagne), ventes internationales MK2 – Première mondiale au festival international du film de Berlin, Berlinale, Forum, 2021. 2 Seuil, 2019, 432 p., 25 euros. 3 Voir aussi Images malgré tout de Georges Didi-Huberman (Minuit, 2003), ouvrage qui prolonge son texte dans le catalogue Mémoire des camps. Photographies des camps de concentration et d’extermination nazis, 19331999 (dir. Clément Chéroux, Marval, 2001).