La chambre noire de Thomas ClerC
Thomas Clerc
Cave
Gallimard, « L’Arbalète », 288 p., 19 euros
Dans son dernier roman, Thomas Clerc scrute les arcanes de son inconscient et s’aventure dans une réécriture toute personnelle de la descente aux Enfers.
« Prends garde » : l’épigraphe du livre a beau constituer un avertissement peu ou prou adressé au lecteur lui-même, ce dernier se laisse très vite piéger par une narration qui bifurque en quelques pages de son intention initiale. Alors que le narrateur de Cave annonçait vouloir scruter la seule pièce de son appartement à laquelle il n’avait prêté nullement attention dans son roman Intérieur (2013), à savoir la cave qui n’en est que le prolongement invisible, très vite celle-ci devient une métaphore enjouée de l’inconscient : « dans cet immense inventaire de moi-même auquel j’avais consacré quatre cents pages (sans compter les “chutes”), j’avais tout simplement oublié mon inconscient ! – et j’explosai d’un rire qui, d’aucuns le connaissent, n’est pas très discret. » La découverte d’une fresque gallo-romaine, qui lui apparaît sur le plafond de la cave, est l’occasion d’une plongée en soi. Fresque qui n’est pas sans rappeler celle de la Villa des Mystères à Pompéi où se donne à voir une cérémonie initiatique face à une immense sculpture voilée dont on pense qu’elle représente un phallus en érection ; piste que viendra corroborer en fin d’ouvrage une rencontre réjouissante et étrangement mélancolique avec le dieu Priape. C’est alors que s’enchaînent réminiscences en tout genre, notamment de projections cinématographiques ou de spectacles divers (théâtre, shows érotiques, parties de foot…) qui affleurent selon le processus de la mémoire involontaire ou du rêve. Le récit se prête à toute une série de projections phantasmatiques, de condensations, de transpositions ou de déformations laissant advenir dans un joyeux fatras des images plus ou moins personnelles. « Une série de belles femmes (banque d’images). La beauté me fait peur, je ne sais pas si elle me fait honte », ou, quelques pages plus loin : « Western. La ville est divisée en deux quartiers. Au nord, les Puritains dominent ; au sud, les Libertins sont les maîtres. Un étranger arrive, se rend au saloon qui se trouve en terrain neutre et demande au barman qui sont les plus forts. »
RETOUR DES ENFERS
L’air de rien, le roman se métamorphose d’une page à l’autre en l’écriture d’une sorte de journal intime d’une sexualité toujours abordée de biais, faisant la part belle aux ratages et aux échecs. Là où beaucoup n’hésitent pas à relater leurs exploits sur le mode épique du triomphe, à la manière d’un Casanova venant parachever par l’écriture ses conquêtes, le narrateur de Cave opte pour le mode plus réaliste de l’embarras ; quand il ne s’agit pas de regarder en face ses propres fiascos : « je n’ai pas la chair facile », confesse-t-il, ajoutant se remémorer « [ses] échecs avec une sorte de pente morbide, où l’amour physique et sa désaffection rapide servaient de dissolvant majeur ». Immaturité sexuelle revendiquée : « Ou je ne gardais pas une seule femme ; ou je les perdais presque aussitôt après avoir couché avec elles ; ou je les croisais sans jamais en arriver à ce stade. De ce fait, je ne pouvais progresser ni dans la connaissance de la femme, ni dans la connaissance de la chair, ni dans celle de moi-même. Je restais une sorte d’amateur de la vie. En termes triviaux, je suis “immature” »
De son côté, la narration se déroule sur le mode du décrochage énonciatif permanent où le changement constant de caractères ou l’utilisation d’italiques mime à l’intérieur de la trame textuelle les changements de régime opposant la conscience réflexive à l’inconscient psychique. Inconscient dont on se dit qu’il est sans doute moins structuré comme un langage qu’il ne ressemble à une caverne sur laquelle se projettent les ombres mouvantes et fallacieuses qui nous font office de mémoire. « Prends garde » : ce qui se raconte ici, lecteur, n’est peut-être aussi qu’une vaste illusion ou fumisterie. « J’avais voulu faire le ménage dans une pièce vide et je me retrouvais face à une sexualité défaite comme une énorme valise. »
Au final, c’est peut-être à une réécriture toute personnelle de la descente aux Enfers que nous convie Thomas Clerc dont le Royaume des morts ressemble à s’y méprendre à une vaste mascarade où se côtoient les figures aussi diverses que François Truffaut ou Guillaume Dustan, Freud et Jésus-Christ, et le dieu Priape présenté comme un « dieu mineur » qui souffre. L’apparition de ce dieu, à distinguer de son dieu frère Éros, est l’occasion d’un morceau de bravoure. « Je m’apprête à le plaindre, écrit le narrateur, mais il me dit qu’il supporte moins cette turgescence, qui a fait sa réputation mondiale, que d’être… un dieu mineur. […] Autrement dit, il souffre de laideur et de manque d’estime de soi. Qu’un dieu soit secondaire m’intéresse. » Ainsi, après Gérard de Nerval marchant sur les pas d’Orphée, l’auteur remonte des Enfers en se retournant sur lui-même, ni victorieux, ni puni, comme s’il n’y avait au fond aucun mystère à découvrir, aucune énigme ; à moins que « l’une des parties du mystère [ne réside] dans cet écart entre la beauté qui intimide et la jouissance qui déforme ? […] Je sais que toute cette psychologie des profondeurs, comme on disait jadis, ne mène à rien ; mais qu’importe. Je préfère descendre en moimême que de me fuir. » L’inconscient ne serait-il au final qu’une machine à produire de l’illusion, à l’instar de ce que fut jadis aussi le cinématographe auquel ce roman rend surtout un hommage appuyé ? « Le déclin du cinéma est politique : le commun s’est dilué dans un monde que j’exècre, celui des réseaux, des écrans. » Reste alors la littérature comme ultime consolation…
Olivier Rachet