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Kenneth White
Entre deux mondes. Autobiographie Traduit par Brice Matthieussent Le Mot et le Reste, 468 p., 27 euros
Le poète, écrivain et essayiste, né en Écosse en 1936, livre une autobiographie qui invite au voyage dans son
« continent mental ».
Kenneth White. Cape Wrath, extrême-nord de l’Écosse, 1967. (Fonds White)
Peu d’écrivains, je crois, prennent aujourd’hui le risque – certes, très relatif – de pratiquer, sur le mode classique et comme on le faisait autrefois, le genre de l’autobiographie. Il appartient au passé et nul ne sait plus par quel bout prendre sa vie pour en faire le récit sous une forme qui ne passe pas pour trop démodée. Il y a là un paradoxe. En effet, sans même parler de la plaie des réseaux dits sociaux, de la mise en scène généralisée de soi à laquelle ils conduisent, de la petite monnaie du moi qu’ils font circuler en abondance et, pour s’en tenir à la seule littérature, sous l’apparence du témoignage, de l’essai ou du roman, sans vergogne, depuis deux ou trois décennies, d’une manière ou d’une autre, misérable ou magnifique, chacun ne parle plus que de lui. L’autobiographie est partout. Partout, sauf au sein de la littérature autobiographique elle-même qui, soumise à une semblable concurrence, injustement disqualifiée au regard de tout le reste, semble avoir cessé d’exister désormais. Sauf exception, plus personne n’ose. Et c’est bien dommage. Kenneth White, lui, ose. Par indifférence à l’égard des convenances ou bien par igno
rance de celles-ci. Peu importe au fond. Puisqu’il a mille fois raison. Ne serait-ce que parce qu’il nous offre maintenant un livre – cet Entre deux mondes que publient les éditions Le Mot et le Reste – dont le lecteur aurait grand tort de se priver. Il y raconte le parcours qui fut le sien. Poète né en écosse, installé en France où il connut son « heure de gloire » avec des ouvrages comme la Figure du dehors (1982) ou la Route bleue (1983), dont, sans doute, se souviennent surtout les hommes et les femmes nés à l’époque du vieux 20e siècle, mais dont les idées, sous le signe de la « géopoétique » ou du « nomadisme », infusèrent et diffusèrent bien avant que la mode ne s’en empare et qu’« Étonnants voyageurs » ne devienne une marque déposée auprès du Syndicat d’initiatives de Saint-Malo – idées qui, l’honnêteté oblige à le reconnaître, ont largement contribué à redonner à l’« ailleurs » une place essentielle dans l’imaginaire des auteurs et des lecteurs d’aujourd’hui.
DOUBLE PÉRIL
En dépit de l’allure toujours juvénile que lui donnent les nombreux portraits photographiques qui illustrent son livre, on a un peu de mal à le croire, Kenneth White a eu quatrevingts cinq ans. Certainement, l’heure est pour lui venue, tant qu’il en est encore temps, de jeter un regard en arrière. Au seuil de l’autobiographie qu’il signe, comme le veut l’usage, s’interrogeant sur l’entreprise qu’il a longtemps différée et dans laquelle il s’engage enfin, White invoque quelques mémorables et écrasants modèles : les Confessions de Rousseau, Ecce Homo de Nietzsche, Poésie et Vérité de Goethe, Rêve et Réalité de Berdiaev. Mais si, sur d’autres sujets, White ne manque pas d’évoquer la littérature de sa terre natale, à aucun moment, il ne nomme Edwin Muir, son compatriote et son aîné. Je le fais à sa place. Puisque je suis sans doute le seul, en France en tout cas, à ne pas ignorer tout à fait ce poète écossais, avec Hugh MacDiarmid le plus grand du siècle dernier, dont j’ai découvert l’oeuvre à l’époque maintenant lointaine où je vivais moi-même du côté d’Édimbourg et de St Andrews.
Pas plus que sa poésie, l’autobiographie de Muir, je crois, n’a été traduite en français. Sa première version a paru en 1940 sous le titre : The Story and the Fable. L’histoire d’un homme, explique Muir, doit exprimer la Fable de l’Homme. À cette seule condition – qui d’ailleurs rejoint celles qu’énoncent aussi les premières lignes des Confessions de Rousseau et les dernières des Mots de Sartre –, l’entreprise autobiographique se préserve des deux périls opposés qui la guettent. Car, si la Fable l’emporte sur l’histoire, elle lui impose un schéma arrangé et artificiel et tout ce qui fut vécu se transforme en pure parabole. Mais si c’est l’histoire qui prend le pas sur la Fable, elle n’offre plus rien d’autre au regard qu’une poussière d’anecdotes et d’événements auxquels manque le sens qui leur donnerait possiblement leur portée universelle. Il faut à la fois que l’histoire donne à lire la Fable et que la Fable donne à lire l’histoire. La « sèche légende » des Faits, sous l’effet de la Fiction qui en invente et en découvre l’ordonnancement secret, se mue alors en « mythe ». C’est tout l’enjeu de l’opération – comme Entre deux mondes en apporte l’impeccable démonstration.
UN HOMME QUI S’EN VA
L’histoire ? Elle est celle d’un homme qui toujours s’en va. « Les endroits où l’on peut aller, affirme White, comptent davantage que ceux d’où l’on vient. » Rien de moins régressif, de moins nostalgique que le propos qu’il tient et même lorsqu’il fait le récit de son enfance ou celui de sa jeunesse, du côté de Fairlie, de Largs ou de Glasgow, métropole énorme et formidable à laquelle il consacre quelques pages magnifiques. Ses brillantes études le conduisent à Munich puis à Paris, de Montparnasse à Meudon. Il s’installe au fin fond de l’Ardèche, au pied des Pyrénées puis du côté de la côte bretonne. Il change de vie avec chaque lieu dont il change. Il arpente, inlassable, ce « continent mental » auquel il donne le nom d’« Euramérasie » et qui s’étend du Labrador aux Antilles, de l’Amérique de Thoreau au Japon de Bashô et partout il s’y sent chez lui. « Les Écossais, lui avait confié le géographe Jean Malaurie, sont comme les chats ; peu importe d’où ils choient, ils retombent toujours sur leurs pattes. » Personne, s’il fait le récit de sa vie, c’est bien compréhensible, ne résiste à la tentation de s’y donner le beau rôle. Il en va un peu ainsi, avouons-le, avec White. À l’en croire, son esprit original et peu académique fit de lui un quasi-paria aux yeux des universitaires britanniques et français auprès desquels il enseigna. Les postes prestigieux qu’il obtint, il en démissionna parfois avec fracas. Ceux qu’il brigua – il faut bien vivre –, en général, longtemps, on les lui refusa. En dépit – ou plutôt en raison – de son succès et de l’engouement que connurent ses livres, l’accueil des écrivains ne lui fut guère plus favorable.
On le tint pour un gourou et un fasciste à cause de l’admiration qu’il professait pour la culture celte et de son goût, jugé suspect, pour une Nature dont nul ne se souciait alors beaucoup. Mais la médiocrité du milieu universitaire et la mesquinerie du monde littéraire – et aussi l’inverse – sont telles qu’en ce qui me concerne, j’aurais plutôt tendance à le croire sur parole et à lui donner raison. La morale de l’histoire étant d’ailleurs qu’en général, ce genre de choses finit par s’arranger. Ne serait-ce que parce qu’on cesse de leur accorder l’attention qu’elles ne méritent pas. « Je continuais mon travail, déclare White, à ma façon, dans mon propre espace, en dehors du cirque et de la foire d’empoigne. » La fable ? On la trouve dans les poèmes, les récits, les essais que White a signés et dont Entre deux mondes rappelle l’essentiel. À la faveur d’une sorte d’ivresse théorique, elle prit la forme de toute une série de concepts qui firent passagèrement école sans pour autant qu’aucun ne serve durablement de fondement à une quelconque chapelle et qui n’ont, semble-t-il, rien perdu de leur pertinence : le « supernihilisme » – « une penséevie qui poussait le nihilisme à ses extrêmes conséquences, avant de le transcender » –, la « géopoétique » – « quelque chose de beaucoup plus profond et ambitieux que l’écologie » –, le « nomadisme » – qui, dans les mots d’Emerson, « se déplace sous toutes les latitudes sans jamais perdre sa propre loi intérieure ».
D’AUTRES VIES À VIVRES
D’autres vies, toujours, sont à vivre. White le dit avec les mots dont Thoreau usait au sujet de Walden. Il semble qu’il les ait vécues. En toute liberté. « Je ne croyais pas, note-t-il, au fait de croire. » Son « scepticisme expérimental », il le tient de Nietzsche : « Sans principe, sans modèle, sans but fixé à l’avance. » Il se voit semblable à ces moines d’autrefois, affranchis de toute obédience religieuse, dont Schopenhauer écrit : « Renonçant aux succès mondains, aux distinctions vulgaires, à la richesse matérielle, à la possession d’une famille, ils se consacrent entièrement à cultiver leurs facultés. Ils vivent une existence de contemplation active, dont les fruits améliorent l’existence humaine en général. »
« J’ai toujours gardé en tête, conclut White, ces moines des îles atlantiques qui, en une période de déclin culturel, rédigeaient des livres magnifiquement enluminés pour ce qu’ils appelaient la gloire de Dieu, ce qui signifie, plus concrètement, pour personne et pour rien. » Stravaiger and Strategian fut le premier titre que l’auteur pensa donner à son autobiographie. Un stratège, White l’a certainement été, ne renonçant jamais à faire avancer ses idées et y parvenant souvent. « Stravaiger » mérite une explication. Le mot vient d’un vieux verbe écossais qui veut dire : « errer sans but ». Le propre du poète est de divaguer – fût-ce dangereusement et au risque salutaire de la folie dont White écrit qu’« elle n’est pas forcément toujours, ou seulement, un effondrement ( breakdown), elle est parfois une percée ( breakthrough) ». Mais l’homme qui voyage au hasard ne renonce pas pour autant à faire triompher l’idée de la vie que partout il emporte avec lui. Son vagabondage est victorieux. À la faveur de son histoire, ses pas dessinent une sorte de long labyrinthe dont la forme, pour qui l’a tracée et pour qui sait la regarder, n’est autre que celle de la Fable.