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marguerite duras c né é po

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Marguerite Duras

Le Cinéma que je fais

Édition établie par François Bovier et Serge Margel P.O.L, 544 p., 24 euros

Un ouvrage rassemble des textes, certains inédits, et des entretiens sur les dix-neuf films que la romancière a réalisés en parallèle de son oeuvre littéraire.

Osons cette question : combien, même parmi les inconditio­nnels du cinéma de Marguerite Duras, regardent jusqu’au bout Son nom de Venise dans Calcutta désert (1976), qui reprend, dans le décor d’un beau manoir à l’abandon, le texte d’India Song, avec les voix si singulière­s de Delphine Seyrig et Michael Lonsdale ? La question vaut aussi pour un court métrage comme Césarée (1979) ou la série des Aurélia Steiner (1979), où Duras lit ses textes sur fond d’images diverses et, disons-le, monotones. Ce qui s’approche de l’ennui n’est-il pas cependant une stratégie cinématogr­aphique ? Un défi ? Un questionne­ment du spectateur ?

Duras au cinéma, c’est surtout des films comme India Song (1975), avec son monde envoûtant, étrange, unique ; décadent, exotique, plastiquem­ent parfait avec la robe rouge que porte Seyrig dans le rôle d’Anne-Marie Stretter, dans la pénombre d’un soir indien, près du parc aux lépreux. C’est comme si on lisait une langue étrangère, inconnue, mais désarmé par la beauté des mots. « Anne-Marie Stretter, c’est mon hystérie. Et de ce fait même, elle n’est pas représenta­ble. J’en communique une image possible... », dit Duras, citant André Breton, dans une interview de 1975. Tout Duras est là, dans son style péremptoir­e, parfois cocasse – jusqu’à l’absurde. Il y a là une réponse à ma première question : regarder Son nom de Venise dans Calcutta désert jusqu’à la fin, c’est pénétrer dans la dimension obsessionn­elle de Duras grâce à ses personnage­s. Est-ce que la chevelure d’AnneMarie Stretter porte l’odeur des fleurs ? Estelle inodore ? Est-ce que ses cheveux sont coupés comme on le faisait à Hiroshima ? La mendiante est-elle toujours à la recherche de la nourriture dans le jardin ? Duras ne le sait pas, et elle ne cesse, dans ses films, de chercher des détails sur cette femme en détresse, héroïne du roman le Vice-consul. Son cinéma se confronte au chaos et au désespoir : un cinéma qui « va à sa perte », comme elle le dit de son film Camion (1977), où elle discute du scénario de son prochain film avec son ami Gérard Depardieu (dont un des premiers rôles au cinéma a été celui d’un commis voyageur essayant de vendre une Vedette à tambour 008 à Jeanne Moreau et

Lucia Bosè, dans Nathalie Granger [1972]). Pourtant, il ne s’agit pas d’expériment­ation, mais d’une adéquation totale de ce qui est écrit avec la forme du film. Le film va donc à sa perte, oui. C’est une illustrati­on de la toutepuiss­ance d’un texte. Tout à fait comme chez Jean-Luc Godard, qui crie dans un de ses films, car il ne sait pas de quoi parler dans son scénario, dit Duras dans un entretien avec ce dernier. Godard est d’ailleurs très sensible aux films de Duras et la compte dans sa « bande des quatre », avec Sacha Guitry, Marcel Pagnol et Jean Cocteau – celle des écrivains qui font du cinéma sans être acceptés par ce milieu.

«VOUS VOYEZ... ? »

Avant ses films, elle avait écrit le scénario d’Hiroshima mon amour (1959) pour Alain Resnais et Peter Brook avait adapté Moderato cantabile (1960). Son premier film, la Musica (1967), reste plutôt traditionn­el. Puis il y a eu Détruire, dit-elle (1969), Baxter, Véra Baxter (1977), l’Homme atlantique (1981) : brefs dialogues, voix mélancoliq­ues, scènes lentes, voix off... Et cette interrogat­ion récurrente : «Vous voyez... ? » Ce cinéma très « intellectu­el » risque-t-il la caricature ? Sans doute, pour peu qu’on n’aime pas Duras comme écrivain, tous ses films s’inscrivant dans l’unité profonde de son monde artistique (paradoxale­ment inimitable, contrairem­ent à ce que disent ses adversaire­s, notamment à propos de son style si dépouillé, celui de sa dernière manière). Certes, le cinéma aidait Duras à appréhende­r quelque chose du dehors (l’Outside), à sortir du monde solitaire de l’écrivain, cet être organiquem­ent seul, et de son intériorit­é encombrée par ses histoires. « J’ai toujours le

Marguerite Duras. Indian Song. 1975. 120 min

sentiment que les histoires sont là […] en dehors de nous, et que l’écrit c’est simplement ce passage de l’histoire par soi. » Même si la majorité des études et des hommages concerne aujourd’hui son oeuvre écrite, il existe quand même un grand intérêt pour son cinéma : rétrospect­ives, thèses, essais... Certains commentate­urs tentent même d’inscrire ses personnage­s dans les catégories du gender, ce qui serait anachroniq­ue et abusif. Les personnage­s durassiens résistent à l’idéologiqu­e. Duras elle-même nous donne la réponse : « Que le monde aille à sa perte, qu’il aille à sa perte, c’est la seule politique ». Elle dit aussi : « Ce n’est pas fait pour les gens qui aiment le cinéma, le cinéma que l’on fait. [...] C’est fait pour le reste des gens, pour ceux qui aimeront, pour qui aimera. » En lisant ses notes de tournage, qui n’ont aucune prétention littéraire, nous retrouvons avec plaisir la vraie Duras, et pas la seule cinéaste. « La vie résiste à l’horreur qui passe les limites de l’imaginaire, une défense est opposée qui passe également les limites de l’imaginaire. Nous nous demandons : comment peut-on vivre à Prague ? À Léningrad ? À Buenos Aires ? À Calcutta ? Mais aussi dans les quadrilatè­res de Denver, du Bronx ? De Dallas ? On peut toujours. [...] On peut vivre partout. »

Oui, son cinéma est souvent un massif sonore illustré par quelques images, et ce sont des textes et des voix qui créent toute l’intrigue cinématogr­aphique. La puissance du texte durassien est partout : livres, films ou théâtre, et même entretiens.

Mariia Rybalchenk­o

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