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JeaN NarBONi l f ut à d l o

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Jean Narboni

La Grande Illusion de Céline Capricci, 140 p., 17 euros

Sans jamais jouer les procureurs mais s’appuyant sur des documents précis, ainsi que sur une vaste culture philosophi­que (Spinoza et sa lecture par Gilles Deleuze, le médecin et philosophe Georges Canguilhem), Jean Narboni, ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma et médecin de formation, s’attache à décrire les relations ambigües et tumultueus­es entre le cinéaste Jean Renoir et Louis-Ferdinand Céline.

L’auteur du Voyage au bout de la nuit (1932), dans un chapitre entier de son pamphlet antisémite Bagatelles pour un massacre (1938), s’en prend violemment à la Grande Illusion (1937) de Renoir, tout particuliè­rement au comédien Marcel Dalio qui interprète un homme d’affaires, le lieutenant Rosenthal. L’action du film se déroule dans un camp de prisonnier­s français en Allemagne, pendant la Première Guerre mondiale. Céline reproche à Renoir de présenter le personnage interprété par Dalio sous un jour trop sympathiqu­e. Marcel Dalio, de son vrai nom Marcel Blauschild, né en 1899, de confession juive, est accablé par Céline de tous les péchés d’Israël. Dans un aveuglemen­t sans limite, Céline voit des juifs partout, pour son plus grand malheur. Avec un grand sens de l’humour et la finesse qu’on lui connaît, Narboni a des pages très drôles pour mettre les rieurs de son côté. Il s’amuse ainsi à rappeler que le patronyme de l’épouse de Céline, Lucette Almenzor, pourrait dériver de l’arabe Al Mansour : suprême indignité pour celui qui méprisait toutes personnes nées et vivant au-dessous de la Loire. Il en allait ainsi de Montaigne, Bordelais issu d’une mère portugaise de surcroît, affublé par Céline du patronyme « Ben Montaigne ». Dans son délire, Racine, auteur des tragédies Esther et Athalie, mais aussi Marcel Proust, dont la mère était née Jeanne Weil, étaient à ses yeux autant d’enfants d’Israël.

Le 5 janvier 1938, Renoir répond à Céline avec une ironie mordante dans le quotidien communiste Ce soir dirigé par Aragon et JeanRichar­d Bloch : « Monsieur Céline n’aime pas Racine. Voilà qui est vraiment dommage pour Racine. Moi, je n’aime pas les imbéciles, et je ne crois pas que ce soit dommage pour Monsieur Céline car une seule opinion doit importer à ce Gaudissart de l’antisémiti­sme, c’est la sienne propre. »

S’agissant de Dalio, Renoir lui témoignera pendant et après la guerre une fidélité sans faille après lui avoir donné son plus beau rôle en 1939, celui du marquis de La Chesnaye dans la Règle du jeu. En raison de ses origines, Dalio dut rejoindre les États-Unis pendant l’Occupation.

En appui de sa démonstrat­ion, Narboni convoque les écrivains et les poètes : André Breton ( « Mon admiration ne va qu’à des hommes dont les dons sont en rapport avec le caractère. Avec Céline, pour moi, l’écoeuremen­t est venu vite. »), Pier Paolo Pasolini (« D’un château l’autre est un mauvais livre parce que ce que Céline est et ce qu’il pense sont haïssables. », ou encore « Il n’est pas possible de pardonner à Céline son fascisme au nom du bon sens bourgeois. ») et Patrick Modiano, enfin, qui inflige à Céline ce qu’il pouvait craindre de pire en le démasquant et le désignant comme un « juif honteux » dans la Place de l’Étoile (1968).

Dans notre époque troublée, Narboni, préférant toujours la litote à l’hyperbole, construit une machine sophistiqu­ée pour désamorcer les outrances et les excès de celui qui n’abjura jamais ses conviction­s racistes.

Jean-Pierre Touati

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