ART DE LA RADIO le son fait sens
Simone Douek
L’Acte radiophonique. Une esthétique du documentaire Créaphis, 256 p., 12 euros
Comment se forme un « lieu radiophonique » ? Immersion dans l’art du documentaire sonore.
« […] le regard accroché au dessin des ondes sonores qui défile sur la bande passante. […] l’épaisseur ou la finesse des lignes, leur plissement, leur concentration ou leur étalement, nous renseignent sur les endroits propices aux coupes ». Dans ce chapitre qui clôt l’Acte radiophonique, Simone Douek, auteure de radio à France Culture, relate ce « presque dernier rituel de l’élaboration » d’un de ses documentaires : l’écoute de la « matrice » de l’émission avant mixage, puis ultime validation et diffusion à l’antenne.
Ce livre est une immersion dans la fabrique de la création radiophonique. Il en brosse les bases : son rapport au réel par l’enregistrement, au temps ralenti ou condensé par le montage, ainsi que ses composants que sont les silences, sons, bruits, musique et voix. Au fil de références (Rudolf Arnheim, Raymond Murray Schafer et son « herbier sonore » ou l’ingénieur et maître du son Yann Paranthoën) et d’exemples d’émissions, il est question d’« images », de portraits et de paysages qui s’écoutent. Ils constituent ce que Douek appelle le « lieu radiophonique », espace-temps méconnu. Malgré certaines lourdeurs, l’Acte radiophonique est donc le bienvenu, qui plus est à l’heure de la multiplication des podcasts dont de plus en plus d’amateurs s’improvisent auteurs – avec plus ou moins de bonheur –, la technologie permettant aujourd’hui d’en réaliser facilement.
Ce goût de la radio, empire de l’oreille, s’impose à une époque envahie d’écrans et d’images qui sollicitent seulement nos yeux, induisant un rapport plus distant (et distrait) au monde. Par l’ouïe, l’expérience se fait plus intime. En témoigne la voix qui, sans visage visible, « dévoile son locuteur » et « ne peut se maquiller [ni] dissimuler son insincérité ». Pour Pierre Schaeffer, compositeur, écrivain et homme de radio cité par Douek, « il n’y a rien de plus nu qu’une voix ». Plus directes, les vibrations du son s’adressent d’abord au corps. On croise d’ailleurs les mots « désir » et « plaisir » de l’écoute, aussi agréables que nécessaires. Un objet sonore requiert en effet une attention particulière. Il doit assez nous attirer pour nous « embarquer », ce « lieu radiophonique » étant coconstruit avec notre imagination.
ESTHÉTIQUE EN CREUX
Comme l’indique le sous-titre Une esthétique du documentaire, ce livre ne s’en tient pas au seul rappel de ce qu’implique un « lieu radiophonique ». Un de ses enjeux est de montrer que les documentaires et docufictions sonores, loin de se limiter à de simples enregistrements du réel, sont bel et bien des « oeuvres ». Pour Douek, tout est dans le montage. Par assemblage de sons, il tisse une signification : le point de vue de l’auteur sur le sujet abordé (un écrivain célèbre, une montagne, un village perdu). L’art de la création radiophonique est de le faire entendre – écouter et comprendre – par suggestions. En tout début d’émission, sans aucun commentaire, un ressac indiquera la proximité de la mer, le son d’une cloche, la place de l’église : une « couleur » comme point de départ. Entremêlées, des voix d’archives et d’aujourd’hui pourront enchâsser deux temporalités dans un dialogue jusque-là impossible. Deux témoignages contradictoires côte-à-côte seront, eux, dialectiques. Un discours se dessine alors « en creux ». Choisir de réaliser un entretien hors studio, dans un lieu en lien avec le documentaire (une rue, un bateau, un musée), teintera l’échange et l’enregistrement d’une saveur particulière. Les sons permettent également de glisser d’une séquence à l’autre, certains dictant la lecture de ce qui suit.
Douek décrit ainsi un documentaire qu’elle consacrait à Harun Farocki. Elle y diffusait la visite (banale) d’un centre commercial par son directeur juste après un extrait d’entretien avec l’artiste disant « tout son scepticisme sur l’organisation de la société, sur les jeux de rôle, sur la polyvalence et la flexibilité des emplois ».
Nombreux sont les espaces, temps et personnes à s’inviter dans ce palimpseste sonore qu’est une émission. De même qu’en cinéma et photographie, la frontière est donc poreuse entre documentaire et fiction. Matière dont s’empare l’auteur, le réel y est recomposé : l’univers créé l’est pour raconter. Cette parenté créative se trouve mise en abîme dans le chapitre « L’art à la radio ». Douek y défend l’approche par l’oreille d’une photographie, d’un film, d’une peinture. C’est que l’absence de visible libère la perception – impossible de paresseusement laisser faire l’image. Pour l’art à la radio, tout l’art de la radio réside non pas dans une description (sur)développée mais dans l’évocation « par quelques touches frappantes [de] ce qui va pouvoir prendre forme à nos yeux » : « [se saisir] du moindre fait en le transformant en un moment esthétique » afin d’« entrer dans une oeuvre ». Ambiance, lecture d’extraits d’un roman, témoignage d’artiste ou d’un spécialiste face à l’oeuvre : autant d’indices pour que se révèle chez les auditeurs une « image mentale » tant composée d’une idée de l’oeuvre que d’une esquisse de son hors-champ. « Parler de l’art à la radio est une chose vivante », un « moment vécu », quelque chose qui palpite. Ailleurs, Douek écrit que « si l’on entend rien, c’est qu’il ne se passe rien ». Si elle a raison d’insister sur la finesse de l’art du montage, on regrette que ne figure qu’entre les lignes la question, justement, de la qualité du son et, en amont, de l’art de l’enregistrement, tout aussi ciselé. Pour les désir et plaisir de l’écoute, cet art mériterait son livre.
Aurélie Cavanna