BIRMANIE le printemps inachevé
Printemps birman.
Poèmes et photographies témoins du coup d’État Héliotropismes, 112 p., 23 euros
Témoignage de la représsion brutale de la dictature militaire en Birmanie, cette collection de photographies et de poèmes écrits dans la clandestinisté porte la voix de dissidents abattus, emprisonnés ou exilés durant le putsch de 2021. Un recueil salutaire qui ouvre les yeux sur l’un des pays les plus fermés au monde.
« Je ne veux pas être un poète rêveur,/ Je ne veux pas soutenir l’injustice.// S’il ne me reste qu’une minute à vivre,/ je veux la vivre/ avec la conscience tranquille. » Simples et précis, les vers de Khet Thi se campent fièrement face aux chars qui occupent les rues de son pays ; âgé de 45 ans et parmi les voix les plus populaires de la poésie birmane contemporaine, il est arrêté le 8 mai dernier et torturé à mort par l’armée. Depuis le putsch de la Tatmadaw, la toute puissante armée-État birmane, le 1er février 2021, contre la transition démocratique amorcée en 2015 autour du prix Nobel de la paix Aung San Suu Kyi, poètes et artistes ont pris plus que leur part de la résistance populaire et d’une répression sauvage. Alternant poèmes et portfolios photographiques, Printemps birman donne voix à une vingtaine de dissidents emprisonnés ou assassinés par la junte, en fuite ou en exil.
POÈTES SUR LES BARRICADES
Peu connue en Occident, et en particulier en France, la scène poétique birmane traverse
tout le 20e siècle, articulée par un débat ininterrompu sur l’intégration des apports modernistes occidentaux et la nécessaire mémoire de la littérature précoloniale (1). Cette production s’inscrit dans une histoire saturée par les références politiques, tendues entre nationalisme et « voie birmane vers le socialisme ». Face à la dictature militaire qui écrase et pressure le pays depuis 1962 au nom d’une idéologie explicitement xénophobe, l’intérêt pour les cultures étrangères est en soi une forme de contestation : le monde de la poésie birmane contemporaine participe ainsi d’une contre-culture semi-clandestine, faite de lectures publiques, de microéditions, de fanzines, qui agrège une communauté de passionnés de tous âges. Ce dynamisme est par ailleurs entretenu par l’absence de transmission, chaque génération ayant été successivement décapitée par les coups d’État de 1962 et de 1988, puis la répression de la « révolution de safran » en 2007, et la suivante fourbissant à son tour des armes neuves. Pour la plupart jeunes, voire très jeunes, les poètes de Printemps birman expriment leur révolte avec une virulence qui, à en croire un excellent connaisseur de la région, n’a pas été pour rien dans la violence avec laquelle ils ont été réprimés. Moe Nwe, abattu le 25 mars 2021, à l’âge de 20 ans, d’une balle dans la tête pendant une manifestation, traite les soldats de « chiens », terme péjoratif passé dans l’argot du Printemps birman, de « bâtards pleins de puces » et d’« animaux sans conscience ». Pour ses poèmes, Maung Yu Py est condamné à deux ans de travaux forcés. « Chaque fois que je tente d’écrire un poème, raconte-t-il, les chiens qui aboient m’obligent à me lever. » « Peut-être que tu ne le sais pas encore mais/ ton fils est en prison, tombé dans un guet-apens/ pour avoir demandé à ceux qui osent s’appeler “police”/ de ne pas nuire aux honnêtes gens », écrit le poète et militant écologiste K Za Win à son père. Relâché, il est lui aussi tué pendant une manifestation.
Le romantisme très subjectif de cette production peut sembler, vu d’Occident, quelque peu daté. Il autorise pourtant la construction d’une mythologie politique collective qui évoque celle de la Résistance française, lorsque les poètes se font les témoins de la répression (Min San Wai, en hommage à une adolescente victime d’une balle perdue) ou proposent d’honorer « nos martyrs ». Comme dans le cas de la Résistance, la force de conviction de cette poésie politique doit tout à l’engagement concret de ses protagonistes. Comme le rappelle la romancière Wendy Law-Yone (2) dans sa préface, « ce ne sont pas leurs idées ou leurs oeuvres qui leur ont valu d’être traités comme des “menaces pour la sûreté publique ”. S’ils ont subi la répression, c’est parce qu’ils comptaient parmi les fantassins des premières lignes de la révolte, parmi les manifestants qui sont descendus sans armes dans la rue, jour après jour, bravant les balles, tenant les barricades ».
PHOTOGRAPHES EN EXIL
Comme la poésie, la photographie documentaire est récemment devenue un moyen d’expression de masse en Birmanie, et une fenêtre ouverte sur l’étranger. Dès avant la relative ouverture des années 2010, le Yangon Photo Festival, initié par l’Institut français, est le lieu d’une liberté d’expression sans équivalent dans le pays, où se sont formés des centaines de photographes. Un certain nombre d’entre eux ont développé une pratique régulière, voire professionnelle dans le reportage ou dans le monde de l’art ; même artistes, les photographes présentés dans Printemps birman n’en produisent pas moins une oeuvre politique.
Tel est par exemple le cas de Mayco Naing, exilée en France et à l’origine du projet aux côtés de la photographe française Isabelle Ha Eav, qui représente des personnes immergées dans l’eau, retenant leur respiration, métaphores d’une société irrespirable et des stratégies de résistance que lui opposent les individus. Également exilées, Nge Lay et Yadanar Win mobilisent des thèmes traditionnels au service de la critique politique. La première produit de puissantes superpositions d’archives et de portraits ou de paysages originaux, que l’impression élégante du volume met admirablement en valeur, tandis que la seconde reprend le motif du mariage traditionnel comme support de la transition vers la démocratie, les armes à la main. Une photographe encore sur place, dont le nom n’est pas révélé afin de garantir sa sécurité, réemploie quant à elle le thème du portrait de famille, sur lequel les visages sont couverts d’un aplat rouge qui leur confère une présence inquiétante et fantomatique. Deux derniers photographes demeurent anonymes. Le premier, qui a rejoint la Force de défense populaire, photographie les insurgés dans la jungle, regroupés autour d’un feu sous le ciel étoilé, ou défilant au pas de course sous les ombrages. Le second, actuellement en prison, a documenté les manifestations, les affrontements des premiers jours, la construction des barricades. Tous deux, documentaristes au sens étroit du terme, produisent des images d’une beauté intense, où l’étrangeté exotique du contexte rencontre l’intensité d’une révolution encore en cours. Cette révolution a non seulement bouleversé les cadres politiques du pays, elle se nourrit de formes poétiques et artistiques nouvelles, qui contribuent à unir la population contre une dictature désormais au ban des nations.
1 Voir l’article de Khin Lay Myint et Georg Noack, « La littérature comme reflet de la construction nationale et des évolutions de la société » in G. Defert (dir.), Birmanie contemporaine, Les Indes savantes/Irasec, 2008. Stéphane Dovert et Jimmy Kyaw Nyunt Lynn ont publié en 2009 la seule anthologie disponible en français, Poésie birmane contemporaine, Arkuiris. 2 Notamment auteure de Tango birman (1993), traduit de l’anglais par Anne Damour, Rivages, 1997.