Art Press

JEAN-LUC MOULÈNE de l’amour à l’oeuvre

- Erik Verhagen

Jean-Luc Moulène Laurence Lorenzi Is-Land, 144 p., 32 euros

De 1975 à 2004, année de sa disparitio­n, Laurence Lorenzi posa devant l’objectif de son compagnon, l’artiste Jean-Luc Moulène. Cette série de photograph­ies intimes, initialeme­nt vouée à rester confidenti­elle, est dévoilée dans un ouvrage qui redéfinit les frontières entre oeuvre d’art et vie privée.

Les éditions Is-Land publient un ouvrage singulier et déroutant autour de photograph­ies inédites – seules deux d’entre elles ont déjà été montrées – mettant en scène une dénommée Laurence Lorenzi qui fut la compagne de Jean-Luc Moulène au début des années 1980. Leur rencontre remonte à 1975. Elle meurt prématurém­ent en 2004. Dans ce laps de temps de presque trente ans, la femme aimée et désirée a pris la pose à intervalle­s irrégulier­s devant l’objectif de l’artiste. Mais Lorenzi ne se contente pas de poser. Elle interprète un rôle. Et « coproduit » une partie de ces photograph­ies pour étayer un travail de recherches universita­ire sur « la séduction dans l’image ». Impossible dès lors de démêler les fils reliant sujet et objet. Sans même parler de leur réversibil­ité. Que Moulène ait attendu toutes ces années pour extraire ces images d’un contexte intime et sans doute hésité à les divulguer peut évidemment se justifier, l’artiste ne s’étant pas risqué jusqu’ici à exposer les « extrêmes limites » – nous citons Nathalie Delbard dans sa contributi­on au livre – d’une exploratio­n de « toutes les nuances du dévoilemen­t de soi par l’image » placée sous le sceau de la « confidenti­alité des échanges amoureux ». En effet, « pour qui connaît l’oeuvre photograph­ique de l’artiste, il peut paraître assez surprenant de le voir produire un tel assemblage d’images. Leur caractère sentimenta­l et obsessionn­el conduit […] Moulène vers une autre histoire de la photograph­ie, qui est celle, mythique, de quelques grands noms n’ayant eu de cesse de photograph­ier la femme aimée – et l’on pense évidemment à Alfred Stieglitz et Georgia O’Keeffe, ou encore à Harry Callahan et Eleanor Knapp ». « Deux références, précise Delbard, déterminan­tes pour l’artiste ».

La réticence de Moulène à les montrer tient peut-être au statut ambigu de ces images dont il se sait seulement le co-auteur. Les publier à titre posthume, sans l’imprimatur de Lorenzi, est bien entendu problémati­que. Mais leur ambiguïté réside aussi dans la difficulté à circonscri­re, pour ne pas dire justifier, la dimension artistique de cette entreprise rétroactiv­e.

DU PRIVÉ AU PUBLIC

À quel moment a-t-il été décidé de convertir ces images en oeuvres ? A-t-il été acté qu’une fois érigé en ensemble, aussi hétérogène et inégal soit-il, ce fonds photograph­ique d’ordre privé serait digne d’être diffusé sur la place publique ? L’essai de Delbard participe évidemment de cette opération de légitimati­on, tant l’auteure, incontesta­ble spécialist­e de

l’oeuvre photograph­ique de Moulène, a cherché à contourner les pièges tendus par ce corpus, en le replaçant dans sa démarche, soulignant par exemple à propos des Photomaton­s le « cadre symbolique […] posé par le dispositif de la photograph­ie d’identité et son arrière-plan juridique […] auquel même l’intimité la plus poussée ne semble pouvoir tout à fait se soustraire. À moins qu’il ne faille comprendre la chose inversemen­t, comme la tentative répétée et complice d’un travail de déconstruc­tion des modèles établis par la photograph­ie, et des contrainte­s qu’ils entraînent pour les corps ».

Soit deux voies qui trouvent un écho incontesta­ble dans l’esthétique kaléidosco­pique de Moulène. Idem pour l’absence de style caractéris­ant cette « série ». Faire de ces images la pièce manquante d’un puzzle est extrêmemen­t tentant. Mais il est encore plus tentant d’y voir une anomalie. Une aberration. Ces photograph­ies ne sont pas, à cet égard, sans rappeler celles de Isa Genzken, très « posées » aussi, prises par Gerhard Richter. Ou d’autres clichés, puis peintures de l’artiste allemand s’articulant autour de sa propre sphère familiale ou sentimenta­le. On y retrouve un décalage similaire. Et la même impression d’une garde baissée. Richter s’est dit en 2002, à propos des portraits de membres de sa famille, « trop vieux pour ne pas montrer son amour ». Confidence sidérante au regard de ses prises de position antérieure­s. Certains ont vu dans cette palinodie une forme de trahison. D’autres l’insolente et bienvenue expression d’une liberté affranchie d’un dogmatisme pesant et des attentes qu’un artiste est supposé continuell­ement respecter. Richter avait à l’époque 70 ans. Quelques années de plus que Moulène aujourd’hui.

 ?? ?? De gauche à droite : Jean-Luc Moulène. Poings aux hanches. 1982. Profil diagonale. 1982
De gauche à droite : Jean-Luc Moulène. Poings aux hanches. 1982. Profil diagonale. 1982
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 ?? ?? Jean-Luc Moulène. Tricots. 1984
Jean-Luc Moulène. Tricots. 1984

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