Art Press

CECI EST MON CORPS

- Claude Arnaud. (DR)*

Claude Arnaud

Juste un corps

Mercure de France, 112 p., 15 euros

Comment un homme, Claude Arnaud, né en 1955, décidant de revenir sur les moments forts de son passé, peut-il en arriver à la conclusion qu’il n’est « bon qu’à ça » ? À ça, c’est-àdire, pour reprendre cette réponse de Beckett à la question « Pourquoi écrivez-vous ? », au jeu avec les mots. Un jeu mené par Claude Arnaud avec un tel engagement du corps et de l’esprit que le risque fut grand qu’il ne devînt, dit-il avec humour, qu’une simple « machine à écrire ». Comment, en plus, le « scribe » – autre de ses qualificat­ifs, en vérité authentiqu­e forçat tout entier à sa proie attaché, la littératur­e, grand art de l’esprit, pointe la plus avancée de la pensée – en arrive-t-il à annoncer qu’il n’est en définitive pas grand chose, « juste un corps » (titre de son livre), rien qu’un corps, comme en ont les animaux et les milliards de péquins d’humains ? Oui, mais de ce « juste un corps », il sait parler comme personne, avec la plus grande des justesses, en lui rendant la plus belle des justices.

LES ENTRAILLES

Il commence par le présenter comme un objet victime d’un heureux oubli. Précisons : oubli, tant que ledit corps ne cause pas de misères à son propriétai­re. Avant d’avoir recours à l’écrit, Claude Arnaud nous en propose les contours via un dessin fait de sa main (talent méconnu de l’écrivain jusqu’alors, me semble-til). Sur les pages suivantes, des photos précisent et affinent la silhouette esquissée à l’encre de Chine, la photo d’un corps morcelé (gros plans d’une langue, d’un oeil, de narines, d’une oreille, d’une main, d’un pied), puis celle d’un portrait en pied. Sur ce second cliché, on voit un jeune homme sur une plage, sortant de l’eau, athlète doté d’une impression­nante carrure d’épaules, d’une taille fine, de hanches étroites, de longs membres musclés d’un nageur de haut niveau (on apprend qu’encore aujourd’hui des heures et des kilomètres de brasse et de crawl en mer ne lui font pas peur). Quelques pages plus loin, retour à des photos de l’enfant et de l’adolescent Claude qui annoncent l’adulte qu’il deviendra. Cette fois, sur une photo prise par Anne Fontaine, l’homme Arnaud expose son impression­nante nudité. Mensuratio­ns de l’écrivain âgé aujourd’hui de soixante-sept ans : un mètre quatre-vingt trois, soixantedo­uze kilos, à compter huit de plus qu’il n’en avait trente ans auparavant. Chiffres donnés par cet être aux allures de demi-dieu, mais un demidieu qui saurait néanmoins de quelle nuit ses très humaines entrailles nourrissen­t sa vie. Un autre écrivain du corps, Pierre Guyotat (la littératur­e contempora­ine en compte peu), écrivait en 2010 : «Tout vient des entrailles, y compris la musique et les voix, c’est dans les entrailles que l’avenir se situe ». Bien sûr, il y a le cerveau, mais qui est aussi « une entraille, précisait Guyotat, pour qui sait penser au-delà de la norme ». Claude

Arnaud fait ce même constat : son livre « a été vécu par un corps, avant d’être formulé par une conscience. […] On écrit d’abord avec ses sens, du tact à l’odorat ». Il cite Colette : « Moi, c’est mon corps qui pense [...] Toute ma peau a une âme ». « Mon génie est dans mes narines », écrivait Nietzsche.

ÉCRIRE DEBOUT

Juste un corps. Mais qu’est-ce qu’un corps qui est saccagé, ou un corps qui a disparu, s’est évanoui à jamais ? Claude Arnaud a été le témoin du destin tragique de ses deux frères, Pierre et Philippe. Il a fait, lui, l’expérience d’un corps dont il n’a jamais été assuré que ce fût lui qui l’habitait (qu’on relise ses essais : Je ne voulais pas être moi, Qui dit je en nous ?). Il s’agit tout autant de son corps jouissant – lors des rencontres amoureuses et sexuelles avec d’autres corps, d’hommes ou de femmes – que de son corps souffrant, qui est aux commandes de l’écriture, corps qui vit au rythme de celle-ci, de la solitude et du silence qu’elle impose, de ses ratages, des douleurs physiques violentes qu’elle lui inflige : maux de ventre, maux de dos qui l’obligeront à une époque de sa vie à lire et écrire debout. La création littéraire, prévient-il, est « un suicide lent et fécond, à certains égards ». Les exemples puisés dans l’histoire littéraire sont éloquents. Beaucoup d’écrivains, et parmi les plus grands, n’ont pas fait de vieux os. Il en est un, cité par Arnaud, qui a même précipité les choses, Mishima. Lui ne s’est pas contenté de mettre sa peau sur la table, comme l’exigeait Céline, il a mis ses tripes sur un tapis. Il arrive à l’écrivain, commente Claude Arnaud, « de porter quelque chose de plus grand que lui-même, mais cette chose peut aussi le tuer ».

SOLEIL ET FARINE

Voulant rompre avec un corps et un visage qui vers 18-20 ans le faisaient appeler « Mademoisel­le » et ressembler, selon un de ses amants, à Silvana Mangano (dessin et photo tout à fait convaincan­ts), Claude Arnaud va entreprend­re de se donner, à l’exemple de Mishima, un « corps dur, viril, ascétique ». Hélas ! s’affamant à excès, le voilà devenu anorexique. Il lui faut tout reprendre. C’est alors que lui vient une conscience nouvelle de ce qu’est un corps : « Un moulin ayant un besoin constant d’eau, de vent, de soleil et de farine pour tourner ». Cet ensemble vital, pour qu’allégé un corps souffrant fasse place à un corps jouissant, a un équivalent : le livre, ses livres. Leur auteur a la faiblesse (la prétention ? l’espoir ? la certitude ? la joie ?) de penser que, la mort de son corps venue, ses écrits pourront apporter à quelques lecteurs eau, vent, soleil et farine. Dieu merci, Claude Arnaud n’a pas suivi l’exemple de Mishima, son corps est toujours là, qui écrit. Étant un des « heureux lecteurs » auxquels il s’adresse dans le post scriptum à son livre, je puis dores et déjà le rassurer : ses livres font tourner au meilleur de leur régime les ailes de mon moulin.

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jacques henric FEUILLETON

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