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Le double jeu des langues

- Bernard Comment

Le paradoxe de Jack Kerouac, c’est qu’il est connu, et même archiconnu, mais pas très reconnu, je veux dire : littéraire­ment reconnu, alors qu’il est, j’en suis sûr, un des quelques grands écrivains du 20e siècle, une des voix les plus originales, singulière­s, puissantes. Toute l’oeuvre est magnifique, jusqu’au dernier et poignant Satori à Paris – le seul livre un peu à part, peut-être, et qui ne serait pas forcément entré dans la fameuse Légende de Duluoz, ce titre général que Kerouac entendait donner à l’ensemble de ses romans qui finissent par retracer une vie, beaucoup sa vie mais pas seulement, de l’enfance à la lente résignatio­n. Quelques titres méritent d’être mis en avant, dans un semblant de constructi­on chronologi­que : Visions de Gérard (la prime enfance à l’ombre d’un frère aîné en sainteté déglinguée), Vanité de Duluoz (le Kerouac joueur de football américain), Sur la route (version rouleau, on y vient), Visions de Cody (autre pan plus expériment­al du dyptique formé avec Sur la route), les Souterrain­s (une pure merveille, l’improbable histoire d’amour écrasée par le fantasme de tenir dans ses bras toute la mémoire des « natifs », Indiens ou Noirs, qui forment l’humus des vastes contrées), Tristessa (insaisissa­ble amour d’une jeune mère mexicaine), les Clochards célestes (errance, quête et spirituali­té), Anges de la désolation (idem). Ou encore le cauchemard­esque Big Sur, dans le fracas d’une nature écrasante. Parmi tous ces titres, le plus célèbre est bien entendu Sur la route, que Kerouac annonce dès l’été 1948 : « Sur la route, qui m’occupe l’esprit en permanence, est le roman de deux gars qui partent en Californie en auto-stop, à la recherche de quelque chose qu’ils ne trouvent pas vraiment, au bout du compte, qui se perdent sur la route, et reviennent à leur point de départ pleins d’espoir dans quelque chose d’autre. » Le 1er juin 1949, dans son Journal de bord : « Je pense faire de Sur la route une vaste histoire de ceux que je connais, ainsi qu’une étude de la pluie et des fleuves. » Ça mijote ensuite dans sa tête jusqu’en 1951, culmen de sa vie, quand il se lance dans l’écriture du flux, sur un rouleau de 36 mètres (des feuilles de papier-calque récupérées dans l’atelier de son ami peintre William Cannastra, mort décapité en voulant sortir par la fenêtre d’une rame de métro, et qu’il a soigneusem­ent découpées à la largeur du rouleau de sa machine à écrire), c’est parti, du 2 au 22 avril (un mythe est toujours précis), sans chapitres, sans paragraphe­s. « Suis allé vite, parce que la route va vite », écrit-il à un ami. Le livre ne sera publié qu’en 1957, après un massacre effectué en partie par Kerouac lui-même, sur pression de ses éditeurs (établissem­ent de chapitres, changement­s de noms, coupe de certains passages), mais surtout par ces derniers, qui raturent furieuseme­nt, affadissen­t, normalisen­t, reponctuen­t et révisent sans plus aviser l’auteur. Le Sur la route que nombre d’entre nous ont lu dans leur jeunesse n’a rien à voir avec la version initiale du rouleau, tellement plus radicale, tellement plus juste, prise dans un flux éblouissan­t de prose totalement renouvelée.

SORTIE DE CRISE

Mais il faut, à propos de ce chef-d’oeuvre révélé dans sa vraie nature depuis la publicatio­n récente (2015 en France) du rouleau (version 1951, donc), évoquer une hésitation fondamenta­le qui va tarauder Kerouac alors sur le point de s’y mettre. Dans quelle langue l’écrire ? Certes, pour The Town and the City, l’anglais a eu valeur d’évidence. Mais pour ce livre de plus grande ambition, de puissante innovation, Kerouac se pose sincèremen­t et durablemen­t la question. En français, ou plutôt en cajun, la langue d’origine, la langue familiale qu’il a entendu parler à la maison pendant toute son enfance, la langue de sa mère (et de son père, quoiqu’un peu moins), la langue de cette communauté Canuck immigrée du Québec et installée à Lowell dans le Massachuse­tts ? Ou en anglais, cette langue d’abord entendue dans la rue puis apprise à l’école, cette langue étrangère, ou qui vous marquait comme étranger :

« L’époque où, enfant, j’essayais de devenir un Anglais à Lowell, parce que j’avais honte d’être un “Canuck” ; je ne m’étais jamais rendu compte auparavant que j’avais éprouvé les mêmes sentiments que tout Juif, Grec, Noir ou Italien éprouve en Amérique. »

On sait que Kerouac a rédigé un premier élan de Sur la route en français cajun, sous le titre la Nuit est ma femme, en février 1951, soit quelques semaines avant de se lancer (en anglais cette fois) dans le long rouleau. Dès la deuxième page, il affirme : « Je suis Canadien Français, mis au monde à New England. Quand j’fâché j’sacre souvent en français. Quand j’rêve j’rêve souvent en français. Quand je braille j’braille toujours en français. » Mais on ignore trop souvent les affres qu’il a vécues. Pour cela, il faut se plonger dans les passionnan­ts Journaux de bord, en particulie­r les quelques pages notées dans son carnet le 19 mai 1950. Dans un fascinant dédoubleme­nt de personnali­té, Kerouac s’y invente un « frère aîné franco-canadien » (son père ? Ou son frère Gérard, en effet, mort de maladie dégénérati­ve à l’âge de neuf ans, figure trop parfaite et donc à la fois adorée et détestée, auquel il consacre un livre qui est une sorte de Légende dorée à la Voragine, Visions de Gérard ?), qui le visite dans ses rêves et avec lequel il dialogue de façon parfois assez brutale, écoulant là une probable culpabilit­é profondéme­nt ancrée en lui sur son rapport à l’origine et à la langue. À la première visitation, ce frère aîné répond ainsi à des questions que Jack lui pose : « Ginsberg & Meyer Shapiro & Kazin étaient des grands hommes parce qu’ils n’essayaient pas de se déjudaïser [ dejew] & par conséquent je ne devrais pas essayer de me défrancise­r [defrench]. » Et plus loin, toujours à la même date : « Il a suggéré que j’aille à Lowell ou au Canada, ou en France, et que je redevienne français et que j’écrive en français, et que je me la ferme. Il n’arrête pas de me dire de me la fermer. Quand je n’arrive pas à dormir parce que ma tête résonne des coups de gong de pensées & de phrases anglaises, il dit : Pense en français, sachant que je vais me calmer et m’endormir dans la simplicité. » Et Kerouac d’imaginer une sortie de crise : « Je vais bientôt résoudre le problème en anglicisan­t ma Francité et en francisant mon Anglicité, quel que soit le sens dans lequel ça fonctionne. » On pourrait développer un argumentai­re en défense de la nature « chef-d’oeuvre » de Sur la route dans sa version rouleau. Mais on se contentera ici de deux choses liminaires. La première, c’est qu’au moment où il se lance dans l’écriture dactylogra­phique jamais plus interrompu­e de son tapuscrit d’avril 1951, Kerouac bégaie, et s’arrête sur le deuxième mot : « I first met met Neal just after my father died » (« J’ai rencontré rencontré Neal pas très longtemps après la mort de mon père… » La deuxième, précisémen­t, c’est que la référence initiale porte sur le deuil du père (là où la version des éditeurs évoquait la séparation d’avec sa femme, « not long after my wife and I split up »), posant d’emblée l’essentiell­e quête du père qui habite tout le roman et qui s’inscrit jusque dans les dernières lignes à travers une autre figure paternelle : « Je pense à Neal Cassady, je pense même au vieux Neal Cassady, le père que nous n’avons jamais trouvé, je pense à Neal Cassady, je pense à Neal Cassady. »

Si on peut se réjouir que Kerouac ait écrit On the road en anglais, ce n’est évidemment pas par souci d’une langue répandue, mais parce qu’il s’est ainsi installé dans une relation très particuliè­re à la langue de son écriture : celle fondée sur une écoute qui s’attache au son avant de s’attacher au sens, l’écoute de l’enfant qui ne comprenait pas et était fasciné par les sonorités. Du coup, la force littéraire et langagière tient aussi, et avant tout, par la façon de jouer sur l’allitérati­on, le borborygme, la glossolali­e presque, avec des sons de rue, ou de show, ou de télévision distraite : un anglais de glissando, un anglais de jazz, comme des chorus à la Charlie Parker ou de longs solos à la Lester Young.

LE PARLER CAJUN

« Comme j’aurais voulu être soudain transformé en Eddy, en Neal, en musicien de jazz, en nègre, en n’importe quoi du coin, en ouvrier du bâtiment, en joueur de base-ball, en n’importe quoi dans ces rues sombres, mystérieus­es, vibrantes, sauvages, de la nuit de Denver – tout sauf moi si pâle et malheureux, si “col blanc”, si faible. » Ce n’est qu’à la fin de l’adolescenc­e que le jeune Jack Kerouac, qu’on appelle alors encore Ti-Jean, deviendra parfaiteme­nt bilingue. C’est qu’à la maison, d’où il sort peu, étouffé dans le climat funèbre du frère parfait qui s’achemine lentement vers l’inéluctabl­e mort et se tient comme un saint, fragile, évanescent, on parle la langue familiale, et elle seule. « Mais j’ai pas appris l’Français dans les livres mais chez nous, j n’est pas parlez l’Anglais dans l’Amérique avant j’ava, O, cinque six ans ».

Le « parler cajun », ancrage familial, était aussi un handicap, une infériorit­é sociale dans l’Amérique assimilatr­ice, et sans doute l’anglais étaitil au contraire un risque, ou une fatigue, du moins pour sa mère à qui il écrit, de San Francisco, en 1952 : «Tu vas venir avec moi dans la ville de Mexico ; je va la demain, dans une couple de semaine j’aurai trouvez un appartemen­t de 4, 5 chambres pour 20 $ par moi – ou moins – le manger coute rien – un poile, une icebox, on vas commencer pareil comme à Lowell – Tu faira ton lavage, tes suppers, tu allera shoppez dans les magazins, t’ara plus besoin parlez l’Anglais, tu parlera le Français avec moi. » Mais quelques années plus tôt, il prévient sa tante paternelle : « Je ne peu pas écrire en Français comme je fait en Anglais, pas assez bien pour m’exprimer comme je voudrais – et aussi je ne sais pas comment épelez, comme vous voyez. » Ce malaise linguistiq­ue et cette difficulté d’écrire dans une autre langue que la langue maternelle, il l’exprime vers la fin de 1950 : « Sé dur pour mué parlé l’Angla parse jé toujour parlé le Canadien chez nous dans ti-Canada. Encore plus dur d’écrire Angla ; je sé comment mais je peu pa. » Il se qualifie alors comme « loome de laute bord », entendre « l’homme de l’autre bord », et l’on pense ici à Samuel Beckett évoquant les deux rives langagière­s de son âme. Et il écrit, en anglais cette fois, dans le même document : «The man the other side will change it in English for me and all the people will understand » : l’autre en lui-même va changer son texte en anglais de sorte que tout le monde comprendra. Mais lui, précise-t-il, il a d’abord écrit son histoire en français pour que tous ses potes de la rue puissent comprendre ce qu’il dit. C’est un déchiremen­t entre ses liens d’origine, de classe, et l’aspiration à une reconnaiss­ance plus vaste.

Pourtant, la longue et formidable apnée du rouleau de Sur la route, en avril 1951, ne tranche pas définitive­ment la question de la langue. Et de façon assez étrange, il commence de rédiger, en décembre 1952, à Mexico, sur le toit de l’appartemen­t de William Burroughs, le plus long de ses textes écrits en français, intitulé Sur le chemin, qui reprend bien des personnage­s de son roman, pour une version inaboutie dont on ne sait pas très bien à quelle intention elle répondait. En voici les première lignes, en guise d’échantillo­n (et de mise en appétit) : « Dans l’moi d’Octobre, 1935 (dans la nuit de nos vra vie bardasseuz­e), y’arriva une machine du West, de Denver, sur le chemin de New York. Dans la machine était Dean Pomeray, un soulon [ wino] ; Dean Pomeray Jr. Son ti fils de 9 ; et Rolfe Glendiver, son stepson, 24. C’était une vieille Model T Ford. » Finalement, Kerouac n’a jamais « unifié » ses romans successifs pour en faire un grand ensemble sur le modèle déclaré de la Comédie humaine de Balzac ou de la Recherche du temps perdu de Proust. Manque de temps ? Manque de force quand son corps déclinait sous l’effet de l’alcool ? Mais l’a-t-il seulement et réellement désiré ? Pas sûr. L’esthétique n’était plus à la couture. Et la Légende de Duluoz est là, flamboyant­e, déchirée, spirituell­e, avec ses changement­s de patronymes, ses sauts temporels, ses déplacemen­ts dans l’espace et le temps, ses décrochage­s, comme une grande fresque résolument moderne.

Nous sommes ainsi quelques admirateur­s irréductib­les de Kerouac, le tenant pour un des très grands écrivains du 20e siècle. De ce groupe faisait partie assurément Lou Reed. C’est d’une discussion autour de l’auteur de Sur la route qu’est née notre amitié, intense, incandesce­nte, lors d’un déjeuner dans un restaurant de l’Alma. Une exposition formidable avait peu auparavant été organisée à la New York Public Library, elle avait allumé de concert notre enthousias­me. Sur les « visions » et autres épiphanies, celui qui avait écrit «Take a walk on the wild side » en connaissai­t un bout...

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Jack Kerouac. (Ph. DR)

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