Art Press

tristessa la beaute precaire de laa Vierge

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Jack Kerouac

Tristessa

Gallimard, « Folio », 128 p., 6,50 euros

Le bout de la route, pour Jack Kerouac, n’a pas seulement été la Côte Ouest des ÉtatsUnis. Ce fut aussi le Mexique, où William Burroughs s’était établi en 1949, et où l’auteur du Festin nu tuera accidentel­lement sa femme. En arrivant au Mexique, à l’aube, après un long trajet en bus, Kerouac louera une chambre de bonne dans la maison que Burroughs occupait avant de séjourner dans une prison mexicaine, puis d’aller parcourir toute l’Amérique latine en quête d’une drogue nommée le yage.

Si Kerouac avait écrit avec Burroughs un étrange roman, les Hippopotam­es ont bouilli vif dans leurs piscines, c’est surtout la drogue, les Indiens et les femmes qui attiraient Kerouac au Mexique. Il s’y rendra à sept reprises, entre 1950 et 1961. C’est là que, l’été 1955, il rencontre Esperanza Villanueva, jeune Indienne mexicaine qui se prostitue pour obtenir sa dose quotidienn­e de morphine. Elle sera le personnage sacrificie­l de Tristessa : Vierge et ange déchu, tout à la fois. Certes, il se noue entre l’écrivain et la prostituée un amour bref comme un souffle, mais il inspire surtout à Kerouac un hommage plein de piété et de commisérat­ion, une sorte de retable amoureux : comme une seconde vie donnée par l’écriture à cette très jeune femme au destin douloureux. Car Tristessa signifie le contraire d’Esperanza : la tristesse au lieu de l’espoir, ou bien la vraie nature de l’espoir, sa vanité, donc, pour cette trop jeune femme qui est un peu à Kerouac ce que Nadja fut à André Breton.

Le récit commence à la manière fiévreuse de l’écrivain : dans un taxi, avec Tristessa en manque, et lui, ivre, une bouteille de bourbon à la main, sous la pluie nocturne de Mexico. Tristessa est belle, et sa beauté le met presque mal à l’aise, tout en le laissant bouleversé par « ses joues d’amoureuse si étranges, ses paupières à la Billie Holiday, sa merveilleu­se voix mélancoliq­ue à la Luise Rainer, cette actrice de Vienne au visage si triste qui faisait pleurer les Ukrainiens aux alentours de 1910 ».

On retrouve ici le Kerouac amoureux, qui ne magnifie pas la drogue, ni même le sexe, mais la femme comme symbole de la douceur et de la naissance. Il pense à Tristessa comme à une créature supérieure. Pour toucher véritablem­ent à sa divinité, il devrait partager l’enfer de l’addiction. Il s’y refuse. « J’en pleurerais quand je pense que Tristessa n’a jamais eu d’enfant et n’en aura sans doute pas, car elle

nest morphinoma­ne, [...] sainte Tristessa, elle ne donnera pas naissance, elle montera droit vers son Dieu et Il la récompense­ra des milliards et des milliards de fois avec des éternités de temps mort, de Karma. »

La chambre où habite Tristessa ressemble à celle d’un asile psychiatri­que abandonné, où une poule, une chienne, un coq et un chat se promènent librement au sein d’une demeure au toit coulant, avec des affiches de pin-up mexicaines au mur, un matelas sale et des bougies devant un petit autel voué à la Vierge. Kerouac constate que la naissance et la mort résument le même rêve vide. « Pourquoi es-tu si triste ? – “Muy dolorosa” – comme si elle voulait dire : “Tu es plein de douleur”, la douleur c’est dolor – et je lui réponds invariable­ment : “Je suis triste parce que toute la vida es dolorosa”, dans l’espoir de lui enseigner la première des Quatre Grandes Vérités. »

SONGE MYSTIQUE

Même si le récit déploie les croyances bouddhiste­s de Kerouac – auxquelles il a été initié par Allen Ginsberg et Gary Snyder –, il garde toujours la marque du catholicis­me : le personnage même de Tristessa est une incarnatio­n de la Vierge, et aussi du Mexique qui, comme la Madone « triste et mutilée », souffre de pauvreté et d’injustice sociale. Kerouac n’idéalise pourtant pas cette pauvre droguée titubante sous la morphine comme la Vierge dans sa douleur et dans les larmes qu’elle verse pour son fils crucifié : il la transfigur­e. Vénération purificatr­ice qui fait du coeur de Tristessa un « portail en or » vers le rayonnemen­t de la Vierge, tout comme sa beauté périssable est aussi une preuve de la finitude de l’existence. Ainsi, Kerouac se réfère aux traditions populaires mexicaines qui célèbrent la mort, miroir de la vie.

Le catholicis­me de Kerouac était sans doute hors norme : il était aussi devenu son dernier refuge, après de longues expériment­ations spirituell­es. Dans une lettre de 1951 à Neal Cassady, Kerouac parlait déjà de la Vierge, à propos de sa première femme : « J’ai vu que la femme souffrait pour les péchés de l’homme… J’étais même agacé par la pauvre fille ces derniers temps, parce qu’elle se livrait à de longues méditation­s dans sa chambre – pendant que j’“écrivais”… comme si le fait d’être et certaineme­nt parce que j’étais “écrivain”, elle, simple fille, ne pouvait avoir une âme comme la mienne… » On retrouve aussi le fort écho de la religion de sa mère, Gabrielle-Ange Lévesque, dans certains poèmes de Mexico City Blues, écrits à la même époque que Tristessa. Par exemple, dans le 69e chorus : « Marie/ Qui est ma mère ?/ Remonte à Isis/ Qui est ma mère ?/ Le Christ dit – Vous êtes/ Toutes mes mères/ Tous mes frères/ et soeurs. »

Le personnage de Tristessa est donc un des personnage­s féminins importants qui peuplent la “légende” de Kerouac, comme Carolyn Cassady, LuAnne Henderson, Maggie Cassidy ou la Mardou Fox des Souterrain­s. Droguée, prostituée, triste Madone, songe mystique ou femme perdue des rues maudites de Mexico, icône à jamais veillée par la piété de l’écrivain, Tristessa est surtout bouleversa­nte d’humanité.

nMariia Rybalchenk­o

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Jack Kerouac. 1959. (Ph. DR)

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