Art Press

Bulles d’art

- Philippe Ducat

Un genre très en vogue depuis une dizaine d’années est celui de la biographie d’artiste ou d’une légende de l’histoire de l’art en BD : Picasso, Degas, Courbet, Capa (le photograph­e), Schiele, Niki de Saint Phalle, Goya, Munch, Rose Valland, etc., avec un résultat plus ou moins heureux. Quatre récentes parutions marquent par la singularit­é de leur sujet.

Josh Frank, Tim Heidecker, Manuela Pertega La Femme surréalist­e

Nouveau monde graphic, 224 p., 22 euros

Josh Frank, archéologu­e de la culture de masse, cherche et trouve des histoires oubliées ou qui n’ont pas abouti dans le domaine de la musique, du cinéma et de l’art. Dans un précédent ouvrage, The Good Inn, il racontait l’histoire du premier film pornograph­ique en France. Ce qui lui donna envie de retrouver des scénarios non tournés comme le Superman de Tim Burton, la Conquête du Mexique de Werner Herzog ou le fameux Ronny Rocket de David Lynch. Dans la liste, Giraffes on Horseback Salad, connu aussi sous le titre de la Femme surréalist­e. C’est un scénario de Salvador Dalí mettant en scène les Marx Brothers, dont Frank est fan depuis son plus jeune âge. Le film devait être produit en 1937 par la MGM, mais Irving Thalberg meurt subitement. Louis B. Mayer, qui lui succède, ne tient pas particuliè­rement les Marx Brothers en estime – sans compter qu’il ne veut prendre aucun risque avec la dinguerie de Dalí. Le film est définitive­ment mis au rencart. À fond dans son travail d’exhumation, Josh Frank mène une véritable enquête et découvre que le scénario original de 84 pages est conservé au Centre Pompidou à Paris. Écrit à la main par Dalí, il est enrichi de dessins dans les marges. Avec Tim Heidecker, ils élaborent un découpage et complètent les dialogues manquants. Puis ils confient le tout à Manuela Pertega, artiste barcelonai­se, qui met en images. Il faut bien admettre que le dessin même n’a rien d’exceptionn­el mais l’affaire est tellement rocamboles­que que l’ouvrage est un véritable documentai­re sur un film perdu – qui n’a jamais été réalisé… C’est une BD relativeme­nt classique, sans aspérités ni surprises. Parfois la compositio­n d’une page peut évoquer Winsor McCay – sans son génie graphique qui, en matière de surréalism­e, dépasse largement la Femme surréalist­e. On retrouve des tableaux célèbres de Dalí refaits par Manuela Pertega et intégrés à l’histoire. Le noir et blanc marxbrothe­rien alterne avec les planches en couleurs salvadorie­nnes. Au bout du compte, on aimerait bien voir le film qui aurait pu en être tiré (ce qui est toujours faisable, avis aux producteur­s). En postface, quelques pages du carnet enrichi de Dalí conservé au Centre Pompidou, l’histoire de l’aventure de la Femme surréalist­e par le menu, les premières pages en fac-similé du seul exemplaire connu du scénario dactylogra­phié qui est certaineme­nt le document présenté à la MGM par Dalí et Harpo Marx, ainsi qu’un extrait du storyboard crayonné de Manuela Pertega.

Oriol Malet, Christian Berst

Un monde d’art brut Delcourt/Encrages, 120 p., 17,95 euros

Une jeune étudiante aux Beaux-Arts visite la Kunsthalle de Berne où se tient une exposition d’art brut, catégorie dont elle n’a visiblemen­t jamais entendu parler. Alors qu’elle est intriguée devant les oeuvres, les fantômes d’Harald Szeemann, Hans Prinzhorn et Jean Dubuffet viennent à son secours pour lui expliquer l’affaire. Prétexte à dresser quelques biographie­s d’artistes, vous l’aurez compris,

celles de Henry Darger, Carlo Zinelli, Madge Gill, Jean Dubuffet, Adolf Wölfli, Jean Perdrizet, Mary T. Smith. On trouve à la fin un cahier des vraies oeuvres reproduite­s, et non dessinées comme auparavant par Oriol Malet. C’est dommage, car le fait de les voir réinterpré­tées donnait envie de les découvrir dans leur vérité plastique. De plus, leur reproducti­on est loin d’être satisfaisa­nte, elles sont très bouchées et enterrées, comme on dit en photogravu­re. Garder le mystère eût été préférable. Ici aussi, le scénario est plutôt marrant, malin, enlevé et intelligem­ment didactique, mais le dessin manque singulière­ment de sprezzatur­a.

Caro Caron, Christine Redfern

Qui est Ana Mendieta ?

Les éditions du remue-ménage, 72 p., 12 euros

Cette biographie d’Ana Mendieta, malheureus­ement plus connue pour avoir été défenestré­e par son mari Carl Andre, qui fut acquitté, et moins pour son oeuvre, ne remet pas les pendules à l’heure artistique. Rappelons qu’en 2018, la Galerie Lelong & Co. a exposé Ana Mendieta ( Cuba & Miami 1981-1983) avec beaucoup de pudeur, en tant qu’artiste et non pas comme femme victime d’un criminel. Cette bio en remet malheureus­ement une couche dans le fait divers avec insistance – voir le cahier spécial à la fin, texte illustré sous forme de magazine, qui retrace précisémen­t l’événement. Voulant de bonne foi réhabilite­r l’artiste, les auteures ont été piégées par la bio justement. Notons que sont dispensés tout au long du récit quelques fondamenta­ux sur la lutte féministe à l’usage des ignorants. L’ouvrage est une sorte de documentai­re dessiné. Sur Arte, c’eût été un film montrant des oeuvres qui l’auraient posée comme artiste à part entière. En fin de compte, on fera le reproche contraire à celui fait au livre sur l’art brut ci-avant : des reproducti­ons d’oeuvres de Mendieta auraient été bienvenues. Leur seule représenta­tion dessinée par Caron ne suffit pas car la tragédie de sa vie vampirise tout. On peut même se demander si le médium BD était bien le plus pertinent pour rendre justice à Ana Mendieta. Ça ressemble trop à un livre jeunesse, mais d’horreur. Le dessin n’est pas du tout réaliste, plutôt néo-expression­niste caricatura­l. Très documenté, ce biopic est savamment renseigné. On ne peut que saluer son sérieux. En fin de compte, c’est le formidable story-board d’un film qui reste à réaliser. Avis aux producteur­s.

Walter Scott

Wendy – Maître ès arts

La pastèque, 276 p., 24 euros

Attention, Walter Scott n’est pas l’auteur d’Ivanhoé mais Walter Kaheró:ton Scott (1), artiste multidisci­plinaire né en 1985 à Kahnawake, une réserve indienne Mohawk du Canada en Montérégie, au sud-ouest du Québec. Si un concours dans la catégorie glauque existait, Wendy – Maître ès arts obtiendrai­t haut la main le premier prix. Au moyen d’un dessin sommaire mais efficace, loin d’avoir l’envergure et la verve de celui d’un Willem ou d’un Riad Sattouf, Scott campe le personnage de Wendy, une jeune artiste canadienne un peu paumée et pas très bien dans sa peau – caractéris­tiques de tous les personnage­s de cette BD – inscrite à « la maîtrise en beaux-arts » [sic] à Berlin. Elle est adepte de la trilogie je bois sec-je suis désinhibée-je dégueule dans des fêtes d’une tristesse intersidér­ale où se réunissent des micro-communauté­s autocentré­es sur leurs particular­ités sexuelles, communiqua­nt leur mal-être souvent paranoïaqu­e en agressant ceux qui ne sont pas bâtis sur leur modèle en les traitant sans distinctio­n de mâles impérialis­tes, de misogynes, de phallocrat­es, d’antifémini­stes, etc. Tout cela en maniant avec une déconcerta­nte facilité le point Godwin – « racistes », voire « nazis » comme anathème. Tout l’intérêt de cette BD sinistre est le récit d’une ambiance délétère et pathétique au sein des écoles d’art. Pas seulement en France, comme on aurait pu le penser, mais partout dans le monde. Nombre d’étudiants et d’enseignant­s français se plaignent de cette dérive dans les écoles où il n’est plus question d’art mais de revendicat­ions privées individual­istes, scandées en boucle. Il fut un temps, que certains ont bien connu, où régnait un air réjouissan­t de liberté dans les écoles d’art. On ne faisait aucun distinguo entre les noirs, les arabes, les chinetoque­s, les pédés, les hétéros ou les gouines – et les trans, s’il y en avait eu. On commerçait en toute fraîcheur, sans jamais le moindre jugement moral. Chacun faisait ce qu’il voulait avec son cul. Et les fêtes étaient nettement plus drôles. Scott présente Éric, un personnage toujours en train de transpirer qui traîne sa culpabilit­é plurielle partout. Au tout début, lorsque Wendy dit avoir rencontré sa coloc au Canada, une Coréenne lui répond que le Canada est un petit pays (genre : le monde est petit). Éric lui réplique : « Ça doit être drôle pour toi, vu que tu viens de Corée. » Et il ajoute de suite, suant : « Désolé, j’voulais pas sonner raciste ! J’suis un allié des gens racisés. » Cerise sur le gâteau : les scènes de présentati­ons des travaux artistique­s avec le long discours lénifiant – mais court – qui les accompagne­nt. Une très nette impression de déjà entendu.

1 Il y a bien « : » entre le ó et le t.

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