Bulles d’art
Un genre très en vogue depuis une dizaine d’années est celui de la biographie d’artiste ou d’une légende de l’histoire de l’art en BD : Picasso, Degas, Courbet, Capa (le photographe), Schiele, Niki de Saint Phalle, Goya, Munch, Rose Valland, etc., avec un résultat plus ou moins heureux. Quatre récentes parutions marquent par la singularité de leur sujet.
Josh Frank, Tim Heidecker, Manuela Pertega La Femme surréaliste
Nouveau monde graphic, 224 p., 22 euros
Josh Frank, archéologue de la culture de masse, cherche et trouve des histoires oubliées ou qui n’ont pas abouti dans le domaine de la musique, du cinéma et de l’art. Dans un précédent ouvrage, The Good Inn, il racontait l’histoire du premier film pornographique en France. Ce qui lui donna envie de retrouver des scénarios non tournés comme le Superman de Tim Burton, la Conquête du Mexique de Werner Herzog ou le fameux Ronny Rocket de David Lynch. Dans la liste, Giraffes on Horseback Salad, connu aussi sous le titre de la Femme surréaliste. C’est un scénario de Salvador Dalí mettant en scène les Marx Brothers, dont Frank est fan depuis son plus jeune âge. Le film devait être produit en 1937 par la MGM, mais Irving Thalberg meurt subitement. Louis B. Mayer, qui lui succède, ne tient pas particulièrement les Marx Brothers en estime – sans compter qu’il ne veut prendre aucun risque avec la dinguerie de Dalí. Le film est définitivement mis au rencart. À fond dans son travail d’exhumation, Josh Frank mène une véritable enquête et découvre que le scénario original de 84 pages est conservé au Centre Pompidou à Paris. Écrit à la main par Dalí, il est enrichi de dessins dans les marges. Avec Tim Heidecker, ils élaborent un découpage et complètent les dialogues manquants. Puis ils confient le tout à Manuela Pertega, artiste barcelonaise, qui met en images. Il faut bien admettre que le dessin même n’a rien d’exceptionnel mais l’affaire est tellement rocambolesque que l’ouvrage est un véritable documentaire sur un film perdu – qui n’a jamais été réalisé… C’est une BD relativement classique, sans aspérités ni surprises. Parfois la composition d’une page peut évoquer Winsor McCay – sans son génie graphique qui, en matière de surréalisme, dépasse largement la Femme surréaliste. On retrouve des tableaux célèbres de Dalí refaits par Manuela Pertega et intégrés à l’histoire. Le noir et blanc marxbrotherien alterne avec les planches en couleurs salvadoriennes. Au bout du compte, on aimerait bien voir le film qui aurait pu en être tiré (ce qui est toujours faisable, avis aux producteurs). En postface, quelques pages du carnet enrichi de Dalí conservé au Centre Pompidou, l’histoire de l’aventure de la Femme surréaliste par le menu, les premières pages en fac-similé du seul exemplaire connu du scénario dactylographié qui est certainement le document présenté à la MGM par Dalí et Harpo Marx, ainsi qu’un extrait du storyboard crayonné de Manuela Pertega.
Oriol Malet, Christian Berst
Un monde d’art brut Delcourt/Encrages, 120 p., 17,95 euros
Une jeune étudiante aux Beaux-Arts visite la Kunsthalle de Berne où se tient une exposition d’art brut, catégorie dont elle n’a visiblement jamais entendu parler. Alors qu’elle est intriguée devant les oeuvres, les fantômes d’Harald Szeemann, Hans Prinzhorn et Jean Dubuffet viennent à son secours pour lui expliquer l’affaire. Prétexte à dresser quelques biographies d’artistes, vous l’aurez compris,
celles de Henry Darger, Carlo Zinelli, Madge Gill, Jean Dubuffet, Adolf Wölfli, Jean Perdrizet, Mary T. Smith. On trouve à la fin un cahier des vraies oeuvres reproduites, et non dessinées comme auparavant par Oriol Malet. C’est dommage, car le fait de les voir réinterprétées donnait envie de les découvrir dans leur vérité plastique. De plus, leur reproduction est loin d’être satisfaisante, elles sont très bouchées et enterrées, comme on dit en photogravure. Garder le mystère eût été préférable. Ici aussi, le scénario est plutôt marrant, malin, enlevé et intelligemment didactique, mais le dessin manque singulièrement de sprezzatura.
Caro Caron, Christine Redfern
Qui est Ana Mendieta ?
Les éditions du remue-ménage, 72 p., 12 euros
Cette biographie d’Ana Mendieta, malheureusement plus connue pour avoir été défenestrée par son mari Carl Andre, qui fut acquitté, et moins pour son oeuvre, ne remet pas les pendules à l’heure artistique. Rappelons qu’en 2018, la Galerie Lelong & Co. a exposé Ana Mendieta ( Cuba & Miami 1981-1983) avec beaucoup de pudeur, en tant qu’artiste et non pas comme femme victime d’un criminel. Cette bio en remet malheureusement une couche dans le fait divers avec insistance – voir le cahier spécial à la fin, texte illustré sous forme de magazine, qui retrace précisément l’événement. Voulant de bonne foi réhabiliter l’artiste, les auteures ont été piégées par la bio justement. Notons que sont dispensés tout au long du récit quelques fondamentaux sur la lutte féministe à l’usage des ignorants. L’ouvrage est une sorte de documentaire dessiné. Sur Arte, c’eût été un film montrant des oeuvres qui l’auraient posée comme artiste à part entière. En fin de compte, on fera le reproche contraire à celui fait au livre sur l’art brut ci-avant : des reproductions d’oeuvres de Mendieta auraient été bienvenues. Leur seule représentation dessinée par Caron ne suffit pas car la tragédie de sa vie vampirise tout. On peut même se demander si le médium BD était bien le plus pertinent pour rendre justice à Ana Mendieta. Ça ressemble trop à un livre jeunesse, mais d’horreur. Le dessin n’est pas du tout réaliste, plutôt néo-expressionniste caricatural. Très documenté, ce biopic est savamment renseigné. On ne peut que saluer son sérieux. En fin de compte, c’est le formidable story-board d’un film qui reste à réaliser. Avis aux producteurs.
Walter Scott
Wendy – Maître ès arts
La pastèque, 276 p., 24 euros
Attention, Walter Scott n’est pas l’auteur d’Ivanhoé mais Walter Kaheró:ton Scott (1), artiste multidisciplinaire né en 1985 à Kahnawake, une réserve indienne Mohawk du Canada en Montérégie, au sud-ouest du Québec. Si un concours dans la catégorie glauque existait, Wendy – Maître ès arts obtiendrait haut la main le premier prix. Au moyen d’un dessin sommaire mais efficace, loin d’avoir l’envergure et la verve de celui d’un Willem ou d’un Riad Sattouf, Scott campe le personnage de Wendy, une jeune artiste canadienne un peu paumée et pas très bien dans sa peau – caractéristiques de tous les personnages de cette BD – inscrite à « la maîtrise en beaux-arts » [sic] à Berlin. Elle est adepte de la trilogie je bois sec-je suis désinhibée-je dégueule dans des fêtes d’une tristesse intersidérale où se réunissent des micro-communautés autocentrées sur leurs particularités sexuelles, communiquant leur mal-être souvent paranoïaque en agressant ceux qui ne sont pas bâtis sur leur modèle en les traitant sans distinction de mâles impérialistes, de misogynes, de phallocrates, d’antiféministes, etc. Tout cela en maniant avec une déconcertante facilité le point Godwin – « racistes », voire « nazis » comme anathème. Tout l’intérêt de cette BD sinistre est le récit d’une ambiance délétère et pathétique au sein des écoles d’art. Pas seulement en France, comme on aurait pu le penser, mais partout dans le monde. Nombre d’étudiants et d’enseignants français se plaignent de cette dérive dans les écoles où il n’est plus question d’art mais de revendications privées individualistes, scandées en boucle. Il fut un temps, que certains ont bien connu, où régnait un air réjouissant de liberté dans les écoles d’art. On ne faisait aucun distinguo entre les noirs, les arabes, les chinetoques, les pédés, les hétéros ou les gouines – et les trans, s’il y en avait eu. On commerçait en toute fraîcheur, sans jamais le moindre jugement moral. Chacun faisait ce qu’il voulait avec son cul. Et les fêtes étaient nettement plus drôles. Scott présente Éric, un personnage toujours en train de transpirer qui traîne sa culpabilité plurielle partout. Au tout début, lorsque Wendy dit avoir rencontré sa coloc au Canada, une Coréenne lui répond que le Canada est un petit pays (genre : le monde est petit). Éric lui réplique : « Ça doit être drôle pour toi, vu que tu viens de Corée. » Et il ajoute de suite, suant : « Désolé, j’voulais pas sonner raciste ! J’suis un allié des gens racisés. » Cerise sur le gâteau : les scènes de présentations des travaux artistiques avec le long discours lénifiant – mais court – qui les accompagnent. Une très nette impression de déjà entendu.
1 Il y a bien « : » entre le ó et le t.