Les critiques d’art s’expliquent Art Critics Talk Things Over
Ça s’est installé comme ça au fil du temps : tous les cent numéros, nous suspendons le cours de ce temps qui s’accélère pour nous asseoir autour d’une table, faire le point, débattre. Pour l’édification des lecteurs, et de nos collaborateurs, qui ne pouvaient pas nous lire en 1986 (!), rappelons que le débat du n°100 s’intitulait « De la mort de l’art à la mode de l’art et comment s’en sortir ». On ajoutera, n’est-ce pas, que les recettes pour s’en sortir sont toujours bonnes à prendre. Dans le n°200 (1995), il était question de « l’art, entre panne de mémoire et plein d’État ». On mesurera à quel point, depuis, la mémoire a ressurgi, bousculée par les enjeux idéologiques d’aujourd’hui, et que si l’État fait beaucoup moins le plein dans le domaine culturel, c’est à un tropplein de marché de l’art dérégulé que nous sommes confrontés. Dans ce même numéro 200, Philippe Muray commençait son intervention en citant Nietzsche : « L’art des artistes doit un jour disparaître, entièrement absorbé dans le besoin de fête des hommes : l’artiste retiré à l’écart et exposant ses oeuvres aura disparu. » J’écris ces lignes au moment où s’ouvre la fête à Venise qui s’appelle la Biennale. Donc, le temps était venu de dire comment la revue se débrouillait depuis cinq cents numéros, d’une génération à l’autre et entre générations, entre mort, mode, mémoire et marché de l’art. Le critique d’art n’est certainement pas celui qui est le plus en vue actuellement dans le système de l’art contemporain, mais il est toujours celui qui se trouve en première ligne lorsqu’il s’agit de répondre aux questions du public : comment se repère-t-on dans le foisonnement de la création contemporaine (et conséquemment, dans le chaos des foires d’art) ? Qu’est-ce qui guide les choix, quels sont les critères ? Et puis il est celui qu’on vient chercher quand le système ne se contente plus de plus-value tout court, mais qu’il a besoin d’un peu de plusvalue symbolique. Voilà pourquoi ce cinquième débat made in artpress parle de notre propre travail, de nos motivations, de nos méthodes, de nos difficultés et de nos satisfactions… À nos lecteurs fidèles, nous devions bien ces quelques explications. De plus, nous n’avons pas voulu ignorer le rôle des nouveaux modes de diffusion permis par internet, c’est la raison pour laquelle, nous avons interrogé Charlotte Frost, auteur d’un livre sur la critique d’art online.
Ce qui personnellement me frappe à la lecture de la discussion qui a réuni plusieurs proches collaborateurs d’artpress d’âges et d’horizons divers, c’est que d’emblée, spontanément, s’est imposé le thème de l’écriture. La critique d’art est une pratique de l’écriture, une pratique qui admet différents régimes selon le support auquel elle est destinée, une pratique qui par son exigence même force ce spectateur qu’est d’abord le critique à aller au plus profond de ses réactions et à mobiliser le mieux possible ses connaissances. Au choix des artistes et des oeuvres doit s’articuler le choix des mots pour les faire connaître et surtout comprendre. Car le temps de l’écriture n’est pas le temps de la communication et des médias, il est le temps de la pensée, et la pensée prend son temps.
Le temps de réaliser 500 numéros et de fêter bientôt son 50e anniversaire…
Catherine Millet
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It has developed this way over time: every hundred issues, we suspend the course of time that’s changing to sit down around a table, take stock, debate. To enlighten our readers and collaborators who could not read us in 1986 (!), let us recall that the debate in the 100th issue was entitled “From the death of art to art as a trend and how to cope with it.” We might add, incidentally, that the recipes for coping with it are still relevant. In the 200th issue (1995), it was a question of “loss of memory and the monumentalisation of history.” We can see the extent to which memory has re-emerged since then, shaken up by current ideological concerns, and that although the State is pulling in far less crowds in the cultural field, we are now faced with the excesses of a deregulated art market. In the same 200th issue, Philippe Muray began his article by quoting Nietzsche: “The art of artists must one day disappear, entirely absorbed in mankind’s need for celebration: the artist withdrawn on the sidelines and exhibiting his works will have disappeared.” As I write these lines, a new celebration is opening in Venice, which is called the Biennale.
So, the time has come to look back on how the magazine has been doing for five hundred issues, across and among generations, between death, fashion, memory and the art market. Art critics are certainly not the most prominent figures in the contemporary art system today, but they are always the ones on the front line when it comes to answering questions from audiences: how to get our bearings amidst the profusion of contemporary creation (and consequently, in the chaos of art fairs)? What guides the choices, what are the criteria? And critics are the ones we come after when the system is no longer content with added value alone, when it is in need of a little symbolic value. That’s why this fifth made in artpress debate is about our own work, our motivations, our methods, our difficulties and our satisfactions… We owe these explanations to our loyal readers. In addition, we did not want to overlook the role of the new distribution methods made possible by the internet, which is why we interviewed Charlotte Frost, the author of a book about online art criticism.
What strikes me personally when I read the discussion that brought together several close collaborators of artpress of various ages and backgrounds is that the topic of writing emerged spontaneously, from the outset. Art criticism is a practice of writing, a practice that admits different regimes according to the medium for which it is intended, a practice which, by its very standards, forces the spectator, which the critic foremost is, to examine their reactions in-depth and to mobilise their knowledge as best as possible. The choice of artists and works must be articulated with the choice of words in order to make them known, and especially to understand them. Because the time of writing is not the time of marketing and media, it is the time of thought, and thought takes time.
The time to produce 500 issues and to celebrate its 50th anniversary…
Translation: Juliet Powys