Biennale de Sydney
SYDNEY
Divers lieux / 12 mars - 13 juin 2022
Les dernières biennales de Sydney se sont montrées particulièrement puissantes sur le plan politique. En 2020, l’ambitieux commissariat de l’artiste Brook Andrew avait donné la parole à des artistes indigènes du monde entier. Pour la 23e édition de la manifestation, son directeur, le Colombien José Roca (1), a choisi cette année le thème de l’eau, un des plus urgents dans le contexte de la crise climatique. Sous le titre rīvus, 330 pièces de 89 artistes, tantôt d’une beauté sylvestre ou océanique, tantôt d’une effrayante laideur, toujours stimulantes et souvent éclairantes, et plus de 400 événements, prennent la question de front. L’élévation du niveau de la mer, qui menace les modes de vie et les moyens de subsistance, en particulier dans la région de l’Asie-Pacifique ; la désertification accrue de pays déjà en proie à la sécheresse ; la pollution des rivières ; la disparition d’espèces aquatiques ; la baisse de la production alimentaire : autant de questions pressantes qui – aux côtés de nom
Vue d’installation à la view at the
The Cutaway à at Barangaroo. 2022. Au premier plan in the foreground oeuvre de work by Leeroy New. (Commande Sydney Biennale ; avec le soutien de Australia-ASEAN Council et l’assistance de Mirvac and Parramatta Artists’ Studios). À l’arrière-plan in the background oeuvres de work by Cave Urban, Mata Aho Collective, Paula de Solminihac, Nicole Foreshew, and Hera Büyüktaşçıyan. (Court. les artistes ; Ph. Document Photography) breux travaux réaffirmant la beauté idéale des milieux aquatiques – font de la biennale de Sydney une destination incontournable.
« Les rivières, les zones humides et les milieux aquatiques salés ou d’eau douce figurent dans la biennale […] en tant que systèmes vivants dynamiques, avec des degrés variables de capacité politique », écrit Roca sur le site de la manifestation – qui tient lieu de catalogue, par souci de responsabilité écologique. « Les savoirs indigènes considèrent les entités non-humaines comme des êtres vivants ancestraux jouissant d’un droit à la vie qui exige d’être pris en compte. Ce n’est pourtant que récemment que les animaux, les plantes, les montagnes et les eaux se sont vues reconnaître la personnalité morale. Si nous les reconnaissions comme des individus, que nous diraient-ils ? » Les militants déplacent les limites du monde juridique en ce sens ; les artistes modifient quant à eux la manière dont nous visualisons et comprenons notre environnement dans ses dimensions à la fois intangibles et matérielles. Le musicien américain Bernie Krause a ainsi recueilli plus de 5 000 heures d’enregistrements dans les habitats naturels de plus de 15 000 espèces terrestres ou marines. Réalisé en collaboration avec le studio audiovisuel londonien United Visual Artists, The Great Animal Orchestra remet en question l’art au sens traditionnel du terme en exposant les spectateurs aux sons produits par 1 500 espèces animales, du perroquet à la baleine, du lion de mer au grand ibijau d’Amazonie. Le nom de chaque espèce défile en petites lettres grises sur un écran noir. Juste à côté, un spectrogramme géant transforme les sons en couleurs électriques, démontrant qu’ils n’ont rien à envier, en termes d’organisation ou de complexité, au langage humain ou à une partition musicale.
Parmi les six sites de l’exposition, l’Art Gallery de Nouvelle-Galles du Sud présente une oeuvre qui dérange également la définition du médium artistique. Tirés sur herbe imprimée, les immenses portraits photographiques de la militante écologiste australienne Lille Madden et de son grand-père, le sage aborigène Oncle Charles « Chika » Madden, montent la garde dans le foyer. Pour les réaliser, les artistes britanniques Ackroyd & Harvey ont d’abord étudié les espèces locales, à la recherche de l’herbe appropriée. Ils ont ensuite imaginé une méthode d’exposition lente et organique, consistant à projeter l’image à travers un négatif sur des carrés de gazon afin de perturber la photosynthèse. En disparaissant peu à peu, les oeuvres témoigneront visuellement des conséquences du changement climatique.
Au Cutaway – espace de plein air découpé dans un imposant talus gréseux –, de nombreuses oeuvres mettent à profit la disposition du site en étages pour y faire flotter textiles et mobiles, aux côtés de vidéos et d’installations en bois et en fibres naturelles. L’artiste indigène (trawlwoolway) Julie Gough a par exemple monté une vidéo à partir de plusieurs voyages en kayak sur la Macquarie et plusieurs rivières de Tasmanie. L’oeuvre est posée en contre-plongée au pied des visiteurs ; le kayak est suspendu au-dessus d’elle, couvert d’autocollants représentant des objets volés et exposés dans des musées du monde entier. C’est en pagayant, sans attente mais aux aguets, que l’artiste a répondu à la commande ; la solution lui est arrivée à Devonport où elle a découvert le site d’un massacre d’indigènes. « Les peuples de la région ont livré leur dernière bataille au niveau de ce rocher, m’a-t-elle expliqué. Aucune famille de la région n’a survécu. Personne. » Le Cutaway présente également la nouvelle vidéo de l’artiste, compositrice et performeuse finnoécossaise Hanna Tuulikki. Intitulée Seals’kin, elle met en scène les selkies du folklore nordique qui alternent la forme du phoque et celle de l’humain, perdant chaque fois leur peau dans l’opération. Tuulikki lit dans ce mythe une « allégorie de deuil collectif » chez les populations côtières. Les oeuvres des indigènes australiens sont souvent complexes. L’artiste barkandji Badger Bates, origine de l’ouest de la Nouvelle-Galles du Sud, est aussi une infatigable militante en faveur des cours d’eau. Ses linogravures noir et blanc, qui reprennent la géographie des affluents et des lacs de la Darling et les enseignements de la sage aborigène « Grand-Mère » Annie Moysey, explosent en méandres sur plusieurs murs de l’Art Gal
lery. L’oeuvre constitue la toile de fond d’une installation composée de canoës creusés à la main et de sculptures autour de la mort des poissons de rivière du fait de la pollution chimique causée par l’industrie locale. D’autres artistes mettent en dialogue l’environnement de leur pays et celui de l’Australie. L’artiste et professeure d’architecture slovène Marjetica Potrč a ainsi collaboré avec le Wiradjuri « Oncle » Ray Woods, un réalisateur et un militant slovène pour la santé afin de développer des ensembles de dessins, muraux et « essais visuels » associant l’Isonzo (en Slovénie) et la Lachlan et la Darling (en Australie) « à l’ère du capitalisme tardif et de défis écologiques extrêmes », comme l’écrit le site. Ironie du sort, au moment même de l’inauguration de la biennale, la côte orientale de l’Australie connaissait les pires inondations de mémoire d’homme, et la réaction inadaptée du gouvernement, dans un pays aussi riche, a suscité une vague de colère, à la veille des élections fédérales de ce printemps. Pour reprendre José Roca, « la durabilité ne doit pas être un thème de réflexion mais un ensemble d’actions. rīvus s’efforcera ainsi de penser ses propres conditions de possibilité ».
Traduit de l’anglais par
Laurent Perez
1 Voir son interview par Melissa Serrato Ramírez, artpress hors-série n°53, mars 2020.
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Recent Biennales of Sydney have had a particularly powerful political voice. The ambitious 2020 version, curated by the artist Brook Andrew, was impressive and persuasive in providing a platform for indigenous artists around the world. This year, in the Biennale’s 23rd iteration, Columbian director José Roca has taken one emergency among many in the politics of climate change as his theme: water. Under the title rīvus, among 330 artworks by 89
En haut, de gauche à droite top from left: Bernie Krause et and the United Visual Artists. The Great Animal Orchestra. Projection sur on Sydney Opera House, 2022. (Présentation par by Fondation Cartier et and Sydney Biennale ;
Ph. Daniel Boud). Vue d’installation à la view at the Art Gallery of New South Wales. 2022. OEuvres de works by Badger Bates, avec with Anthony Hayward & David Doyle, et and Badger Bates. (Court. les artistes ; avec le soutien du Australia Council for the Arts ; Ph. Document Photography)
participants, and 400 events involving individual artists and groups from all over the world, the subject is tackled with works that are both sylvan or oceanic beauty and frighteningly ugly, but always thoughtprovoking and often enlightening. The rising water levels beginning to encroach on lifestyles and livelihoods around the planet, and especially in Australia’s region of the Asia-Pacific; the further desertification of already dangerously dry countries; the poisoning of rivers; the death of species that live in or near waterways; the depression of human food production: all these and many other pressing issues, as well as works that merely hold out the ethereal beauty of watery environments for us to behold, make the Biennale an essential destination. So too is the artistic experimentation with media and multi-media.
“Rivers, wetlands and other salt and freshwater ecosystems feature in the biennale […] as dynamic living systems with varying degrees of political agency”, Roca has written on the Biennale’s website, which substitutes for a catalogue for this environmentally-conscious event. “Indigenous knowledges have long understood non-human entities as living ancestral beings with a right to life that must be protected. But only recently have animals, plants, mountains and bodies of water been granted legal personhood. If we can recognize them as individual beings, what might they say?” Rights activists are pushing the limits in the legal world in this way and artists pushing the way we visualize and understand both intangible and very material aspect of the environment that surrounds us.Two artists in particular challenge traditional aspects of art. In one work, called The Great Animal Orchestra, visitors can listen to the sounds of more than 1,500 creatures from around the world, from parrots to whales, from sea lions to the great potoo of the Amazon. Which animal are which is tracked by the small and dull grey letters of a ticker moving across a black screen. Right next to it, those sounds are transformed into the electric colours of a giant spectrogram which shows those sounds to be as organised and complex as human speech or a musical score. The work is a collaboration between American musician Bernie Krause, who has collected more than 5,000 hours of recordings of natural habitats, which include the voices of more than 15,000 terrestrial and marine species, and the London-based audio-visual studio United Visual Artists.
At the Art Gallery of NSW, one of six venues showcasing the Biennale, each with a sub-theme, is another work pushing the definition of art media. Standing guard across the foyer are two tall portraits: one of Australian environmental activist Lille Madden and her grandfather, Gadigal elder Uncle Charles “Chika” Madden. These are photographic portraits printed on printed grass. UK artists Ackroyd & Harvey studied local grasses to find species appropriate to their subjects. They then use a slow and organic method of printing they have devised: using a projector and film negatives to “print” onto swatches of grass. The negatives filter the light, letting only certain amounts of light to reach the living surface and that affects the photosynthesis that decides the fluctuating production of green on the grass. The works will fade, which addresses visual effects of climate change in itself. Another venue is The Cutaway, a massive sandstone embankment that has been cut away to create an open-air venue. Many of the works there took advantage of the vast multi-story space to hang long and floating fabrics and massive mobiles among many other more static videos and installations in wood and natural fibres. Indigenous (Trawlwoolway) artist Julie Gough, for example, edited a video she made from several kayak trips took on the Macquarie River and several waterways in Tasmania. It lies horizontal on the floor, requiring viewers to stand over it. Her kayak suspended above it and plastered with stickers of objects stolen and held in museums around the world. Gough paddled aimlessly if observantly, hoping the river would provide an answer to her commission. It came to her at Devonport where she found the site of a massacre of indigenous people. “The people of that region held a last stand at that rock,” she told me. “There is no surviving family or any people from that region.” Also at the Cutaway is the new video of Scottish-Finnish artist, composer and performer Hanna Tuulikki. Called Seals’kin, deals with mythical Norse selkies, who transform from seals to humans, shedding their skin each time. Tuulikki came to understand this myth as “mass bereavement allegories” in coastal communities. Many of the local indigenous works, like Gough’s, are complex. Badger Bates, a Barkandji artist from western New South Wales, is also a tireless waterways activist. Also at the Art Gallery of NSW, his black and white linocuts, based on the geography of tributaries and lakes of the Barka (Darling River) and the teachings of his Granny Mosey, have been blown up to meander around several walls. This serves as a background to an installation of carved canoes and sculptures that highlight the death of river fish poisoned by the chemical waste of local industries.
Other artists have produced a dialogue between their own country’s environment and what they have learned of the Australia’s. The Slovenian artist and professor of architecture, Marjetica Potrč, has worked with Wiradjuri man Uncle Ray Woods, a filmmaker and another activist for the health of his country, to develop suites of drawings, murals and “visual essays” associating the Soča River (in Slovenia), the Lachlan River and the Barka (in Australia) “in the time of late capitalism and extreme environmental challenges” as the website puts it. In a great irony, the east coast of Australia was suffering from the worst floods in living memory when the Biennale opened, and an inadequate government response to it in such a rich country became a political furore just weeks before a national election would be called. As Roca said, “Sustainability should be an action, not a theme. rivus will reflect on its own conditions of possibility”.