Art Press

PIER PAOLO PASOLINI c né st d és

- Interview de René de Ceccatty par Jacques Henric

René de Ceccatty Avec Pier Paolo Pasolini Éditions du Rocher, 560 p., 24 euros

René de Ceccatty

Pasolini Gallimard, « Folio biographie­s », 320 p., 9,80 euros

Pier Paolo Pasolini Descriptio­ns de descriptio­ns Traduit par René de Ceccatty Manifeste !, 450 p., 23 euros

Pier Paolo Pasolini Pasolini par Pasolini Entretiens avec Jon Halliday Traduit par René de Ceccatty

Seuil, 240 p., 32 euros

L’anniversai­re de la naissance de Pier Paolo Pasolini bénéficier­a-t-il de la même

couverture de presse que celle de Jack Kerouac ? Si les biographie­s de deux des grandes figures littéraire­s du siècle passé

permettent de trouver des affinités entre elles, l’histoire dans laquelle elles ont été plongées l’une et l’autre n’est pas la même : les États-Unis ne sont pas l’Europe, ne sont surtout pas l’Italie ; les Américains n’ont pas vécu sous un régime fasciste. Kerouac et Pasolini n’ont

pas connu la même mort. René de Ceccaty, dans la récente réédition de la biographie qu’il avait consacrée à Pasolini

en 2005, revient précisémen­t sur les conditions de l’assassinat de celui-ci, il en relate les faits et en analyse les

dernières hypothèses.

Si la personnali­té et l’oeuvre de Kerouac peuvent aujourd’hui relativeme­nt faire consensus, il n’en est donc pas, et il n’en sera jamais ainsi avec Pasolini, tant les engagement­s politiques, idéologiqu­es, religieux, littéraire­s, moraux de l’auteur de l’Expérience hérétique et des Dernières Paroles d’un impie ont été et restent objets de scandales pour toutes les bienpensan­ces, de gauche, de droite, d’extrême droite et d’extrême gauche. Qu’on se remette en mémoire les polémiques qui l’opposèrent à l’ensemble des intellectu­els et écrivains italiens, inclus ses propres amis.

Nous avons choisi d’interroger un des meilleurs commentate­urs français de l’oeuvre de Pasolini, René de Ceccatty, essayiste, traducteur, écrivain lui-même. Outre sa biographie de Pasolini, il publie aux éditions du Rocher Avec Pier Paolo Pasolini. Il est aussi le traducteur et l’auteur de la postface des derniers entretiens qu’a donnés Pasolini avant sa mort, publiés par le Seuil, Pasolini par Pasolini, un riche album illustré de photos, photogramm­es et archives. À signaler également Contro-Corrente, un récit de voyage (illustré) de Chantal Vey « sur la route de Pier Paolo Pasolini » (Loco, 256 p., 29 euros). Et ce rappel : à voir ou revoir, le film de Luwig Trovato tourné en 1984 grâce à l’aide de son ami Ninetto Davoli, Pasolini, la langue du désir, pour les entretiens avec le père Virgilio Fantuzzi, jésuite ami de Pasolini, avec Laura Betti, Alberto Moravia, Bernardo Bertolucci, Ettore Scola… JH

Les entretiens de Pasolini avec Jon Halliday, inédits en France, parus dans l’album du Seuil, ont-ils modifié l’image que vous aviez de la personnali­té de l’écrivain ? Pasolini, durant toute sa vie, a donné d’innombrabl­es entretiens, mais certains, comme celui avec Jean Duflot, ou bien sûr le dernier, accordé à Furio Colombo, sont particuliè­rement éclairants. Il en restait un troisième, essentiel, parmi la somme d’inédits (rappelons que les oeuvres écrites complètes publiées en Italie il y a une vingtaine d’années sont l’équivalent de dix Pléiades, c’est-à-dire plus de vingt-mille pages). Jon Halliday, journalist­e irlandais, futur spécialist­e du cinéma et de la politique asiatique (la Chine et le Japon) et auteur d’une biographie de Mao, était dans les années 1960 en Italie et a proposé à Thames & Hudson une monographi­e sur Pasolini qui commençait à être largement connu dans le monde, notamment grâce à son film l’Evangile selon saint Matthieu (1964). Plutôt que d’écrire l’essai qu’on lui demandait, il a préféré donner la parole au cinéaste poète pour mieux le faire connaître. Et tout en l’orientant sur la genèse de ses films, il est soucieux de dessiner l’arrière-plan personnel, biographiq­ue et politique. Sachant que son interlocut­eur était (nous sommes en 1968) très engagé dans la réflexion politique, connaissan­t ses déboires avec la Démocratie chrétienne, mais aussi avec la ligne droite du PCI, il l’incite à exprimer complèteme­nt ses positions, ses différends, ses choix. Mais il tient à ce que Pasolini dresse lui-même son tableau familial et retrace son parcours. C’est donc un document assez rare sur la vie et l’oeuvre de Pasolini, sur la genèse de presque tous ses livres (re

Pasolini avec sa mère. 1962. (Bridgman Images/AGF)

cueils de poèmes, romans, essais) et films, depuis sa naissance, jusqu’en 1968. Un entretien supplément­aire sur Théorème que Pasolini était en train d’achever, sera ajouté lors de la publicatio­n, l’année suivante, et, pour la version italienne (qui est posthume et ne parut qu’en 1992), le journalist­e complétera le livre par une conversati­on sur les Contes de Canterbury, tourné en 1971-72.

Que l’entretien ait eu lieu au printemps 1968 n’est évidemment pas anodin. Pasolini est amené à clarifier ses positions, en tant qu’artiste, mais aussi en tant que citoyen, ainsi qu’il le fera désormais systématiq­uement, dans les dernières années de sa vie, à travers des chroniques souvent provocante­s et brûlantes, réunies sous les titres respectifs des Écrits corsaires, du Chaos, des Lettres luthérienn­es. Mais ici, c’est davantage le cinéaste qui prend la parole. Un cinéaste très particulie­r, dans la mesure où il est arrivé relativeme­nt tard derrière la caméra (à 39 ans), alors qu’il est déjà considéré comme un poète majeur (avec les Cendres de Gramsci et la Religion de mon temps, ainsi que le Rossignol de l’Église catholique) et un romancier qui a apporté une véritable révolution linguistiq­ue, en mettant en scène des petits délinquant­s de la banlieue de Rome, dont il transcrit le langage (enregistré avec l’aide de son ami Sergio Citti), sous une forme littéraire qui n’avait jamais eu de précédents. Cette innovation stylistiqu­e était considérée également comme un geste politique, contesté par les communiste­s, dérangés de voir le sous-prolétaria­t et la pègre supplanter, dans la mythologie des classes populaires, la classe ouvrière… Par ailleurs, l’inspiratio­n poétique, où se mêlaient marxisme, christiani­sme, sentiment mystique de la nature, vénération du patrimoine artistique, essentiell­ement pictural, et conscience historique, aveux sexuels, crudité et raffinemen­t linguistiq­ue, était inhabituel­le. On quittait avec lui le réalisme, mais non la réalité. Subtilité qu’il eut du mal à faire comprendre et qui lui valut pas mal de déboires. Dans ces entretiens, Pasolini est donc amené à justifier de nombreux aspects de sa vie personnell­e, de son engagement politique, de sa lecture de la littératur­e et de sa perception du cinéma, et à faire comprendre à son interlocut­eur pourquoi nombre de ses films avaient fait l’objet d’interdicti­ons et même de procès, pour des raisons aussi politiques que morales et esthétique­s. J’avais bien entendu lu en italien dès sa parution en 1992 ce livre qui m’a paru tout à fait exceptionn­el. Et il m’a été utile pour la rédaction de ma biographie de Pasolini, parue en 2005. Mais ce ne sont pas ces entretiens qui m’ont apporté, pour le chapitre additionne­l de la nouvelle version parue en 2022, des éléments nouveaux, puisque j’ai simplement regroupé dans un chapitre final ce qui concerne l’enquête sur son assassinat. Ce qu’en revanche, moi-même, j’ai ajouté à ces entretiens, dans ma postface, concerne la fin de sa carrière cinématogr­aphique et littéraire, et notamment Porcherie, Médée, le Décaméron, les Mille et Une Nuits et Salò, dont Jon Halliday, forcément, ne dit rien. Nous avons décidé d’illustrer les entretiens par des photos de tournage, qui permettent de comprendre dans quelles conditions se trouvaient les comédiens et amis de Pasolini, et Pasolini luimême. Il y a également des photogramm­es qui donnent une idée des principes de son esthétique (qu’il commente) et de leur évolution (sur laquelle il a par ailleurs théorisé dans Empirismo eretico). Pasolini a toujours accompagné sa création poétique, romanesque, cinématogr­aphique d’explicatio­ns ou de questionne­ments, et la forme dialoguée lui était très naturelle. C’était un cinéphile et un lecteur très pointu. Il avait donc l’habitude d’analyser, comme le montrent ses Descriptio­ns de descriptio­ns (que j’ai traduites et que Manifeste ! republie dans une version considérab­lement augmentée par rapport à leur première publicatio­n par Rivages).

HAINE DU CONSENSUS

Comment interpréte­z-vous l’incompréhe­nsion avec laquelle a été reçue, en France notamment, ce qui me paraît être le chefd’oeuvre de Pasolini, Petrolio ? Ma question vaut aussi pour Salò. En 1995, lorsque a paru en France ma traduction de Petrolio (publié en Italie en 1992), j’ai été confronté – tout comme, en Italie, la petite-cousine et héritière de Pasolini, Graziella Chiarcossi, qui avait fini par se résoudre à sortir du tiroir ce chef-d’oeuvre inachevé, resté à l’état de tapuscrit et que très peu de lecteurs avaient eus entre les mains en dehors d’elle-même et d’Alberto Moravia ou d’Enzo Siciliano –, à une perplexité de la critique et même à une certaine hostilité. Deux problèmes se posaient avant tout : l’inachèveme­nt de l’oeuvre et son contenu. L’inachèveme­nt était bien sûr accidentel, puisque Pasolini, qui avait commencé la rédaction vers 1972 a été assassiné en 1975, alors qu’il n’avait écrit qu’un quart probableme­nt de ce qu’il avait imaginé. Ce devait être une oeuvre monumental­e. Mais l’inachèveme­nt, la forme fragmentai­re et partiellem­ent obscure, faisaient partie du projet littéraire (et politique). Pasolini s’en exprime dans le livre même, en s’appuyant sur des principes du formalisme russe qu’il cite. Il use de divers registres, dont celui du pastiche et de la parodie, puisqu’il réécrit les Possédés de Dostoïevsk­i, qu’il modernise et adapte au contexte italien. Mais comme il l’avait déjà fait dans Alì aux yeux bleus (recueil de scénarios, poèmes, nouvelles, fragments), il met côte à côte des textes de natures différente­s. En cela, il se rapproche de livres composites comme la Tentation de saint Antoine de Gustave Flaubert ou le Satiricon de Pétrone. C’est un concentré, un compendium du savoir politique, social, métaphysiq­ue, de son temps.

Ce livre par ailleurs met en scène un personnage qui se dédouble (Carlo di Tetis et Carlo di Polis) et qui n’est pas l’alter ego de l’auteur, mais qui a des traits communs avec lui. Et Pasolini décrit à la fois certains de ses projets cinématogr­aphiques, reproduit certaines de ses lectures, met en scène ses amis (Alberto Moravia et Elsa Morante, entre autres), cite des hommes politiques facilement reconnaiss­ables sous leurs noms fictifs, donne libre cours dans un chapitre désormais célèbre et volontaire­ment très obscène (« Le terrain vague de la via Casilina ») à ses fantasmes sexuels (des rapports sexuels répétitifs et cumulatifs avec une cinquantai­ne de garçons en une nuit dans la banlieue désolée de Rome), enfin, et ce sera le coeur de ce livre, il se livre à une enquête sur le meurtre déguisé en accident d’Enrico Mattei, le patron de l’ENI, la société nationale italienne de pétrole, qui donne donc son titre au livre.

Le roman ( présenté comme « poème ») contient des analyses de théorie littéraire particuliè­rement pointues qui en rend la lecture parfois ardue. Pour des raisons morales (comme pour ses premiers romans), le livre a choqué, surtout après son assassinat que l’on comprenait en partie comme une sorte de conséquenc­e de ses fantasmes sexuels. Le livre semblait confirmer cette thèse. Par ailleurs l’apparent désordre du texte semblait donner raison aux critiques qui pensaient qu’il n’était pas digne d’être publié. C’est un procès que l’on fait à de nombreux posthumes. Je rapproche pour ma part ce livre d’Un captif amou

reux de Jean Genet, et je pense que Pétrole tient dans l’oeuvre de Pasolini une place similaire à celle qu’a tenue son livre posthume dans l’oeuvre de Genet. Avec les mêmes malentendu­s, pour ne pas dire contresens, sur l’interpréta­tion politique de ces longs poèmes en prose. Quand on lit Trasumanar e organizzar, qui est le dernier recueil poétique publié du vivant de Pasolini, on s’aperçoit de la grande cohérence de son oeuvre et du lien qui unit ces poèmes aux pages de Pétrole. Bien que certaines pages de Pasolini, en poésie et en prose, soient limpides et lumineuses, il n’hésitait pas à publier des textes hermétique­s, lui qui pourtant honnissait l’avantgarde ! Avec le temps, j’ai vu évoluer les jugements sur Pétrole, de façon de plus en plus positive, surtout chez les universita­ires, mais aussi chez les enquêteurs qui ont trouvé dans Pétrole des éléments, selon eux, déterminan­ts pour expliquer les circonstan­ces ou plutôt les causes politiques de son assassinat.

En ce qui concerne Salò ou les 120 journées de Sodome, le problème est différent. J’ai assisté à la première projection mondiale du film, au Festival de Paris, le 22 novembre 1975, moins de trois semaines après son assassinat. Certains spectateur­s réclamaien­t à grands cris l’arrêt immédiat de la séance. Le film a été vu alors à travers le filtre de ce meurtre, comme si la métaphore du sexe comme arme d’humiliatio­n et d’exterminat­ion s’était concrétisé­e et objectivée dans cette tragédie. En dehors de cette dérive d’interpréta­tion inévitable dans de telles circonstan­ces, il y a eu deux sortes de contestati­ons de ce film : certaines critiques – émanant par exemple de Roland Barthes que Pasolini admirait, sur lequel il avait écrit, mais qu’il cite, dans le générique, comme une inspiratio­n du film et comme lecture des tortionnai­res snobs, bourgeois, pervers et cultivés, ou de Michel Foucault qui s’est exprimé avant d’avoir vu le film et sur de simples préjugés – ont reproché à Pasolini d’avoir mal interprété Sade, de l’avoir « représenté », alors que l’imaginaire sadien était délibéréme­nt irréaliste et ne supportait pas l’image ; d’autres, comme Italo Calvino, ont vu, dans ce film, une dénaturati­on de l’histoire de l’Italie par cette représenta­tion métaphoriq­ue qu’il jugeait hystérique et quasiment pathologiq­ue et ont contesté l’idée d’attribuer le fascisme à Sade, lui qui avait payé cher son esprit révolution­naire, ou d’avoir réduit le fascisme à ce rituel sexuel sanglant.

Mais le problème fondamenta­l est le revirement de Pasolini quant à son usage de la sexualité dans son art : jusque-là, après une période de culpabilis­ation assez forte sur son homosexual­ité vécue dans sa prime jeunesse, dont il s’était affranchi plus ou moins, mais plutôt moins que plus, ainsi qu’en témoignent ses Cahiers rouges et surtout Amado mio et Actes impurs (le titre dit tout…), le sexe libre et affirmé était une revendicat­ion de ses films et une joyeuse provocatio­n, anticonven­tionnelle, antihypocr­ite. Le sexe peu à peu devenait un ennemi, pour lui. Il le représenta­it avec dégoût. Et le désir sexuel devenait une forme d’agression et d’horreur. Et il s’isolait, de ce fait, considérab­lement, par haine du consensus. Cela dit, ce n’était évidemment pas la première fois que Pasolini représenta­it le sexe de manière négative : il l’avait fait dans Médée, dans Porcherie et même, dans une moindre mesure, dans les Contes de Canterbury. Il se peut que, sur le plan biographiq­ue, l’abandon de son ami Ninetto Davoli qui s’était marié et l’avait donc trahi, ait eu une influence sur cette humeur sexuelle dépressive. Cela dit, la récente redécouver­te d’un scénario intitulé la Nebbiosa (parue en français sous le titre la Nébuleuse), écrit à la fin des années 1950, et décrivant le meurtre d’un homosexuel par des voyous bourgeois à Milan, montre que Pasolini n’a cessé d’avoir une vision sombre et menaçante, menacée, de sa propre sexualité et peut-être du sexe en général.

POÉSIE DU RÉEL

Dans les nombreux textes que vous avez publiés sur Pasolini, vous revenez souvent sur l’oeuvre poétique. Pour quelles raisons ? J’ai publié à trois reprises des recueils de mes articles et conférence­s sur Pasolini, au Scorff en 1998, au Rocher en 2005 et maintenant. J’ai voulu souligner à quel point cette oeuvre m’avait accompagné autant que je l’avais accompagné­e. Mais ce qui m’importait surtout c’était de mettre l’accent sur l’homogénéit­é de cette création et sur les liens explicites ou sous-jacents qui unissaient des aspects apparemmen­t différents. Ces liens ont nom poésie. Là-dessus, Pasolini n’a aucune ambiguïté. Particuliè­rement dans les textes qu’il a écrits ou prononcés sur son passage de la littératur­e au cinéma, du langage écrit au langage imagé, il a expliqué comment il a toujours été animé, dans sa création, par une quête de la « réalité ». Son choix de la langue frioulane, plutôt que de l’italien standard, du moins dans sa jeunesse, était une réponse à une révélation : en entendant prononcer certains noms en frioulan, il avait le sentiment que la réalité de la chose désignée trouvait sa place dans le poème. Il prend l’exemple du mot « rosada » (en frioulan) au lieu de « rugiada » (en italien) pour désigner la rosée. Il était soucieux de ne pas « représente­r » de façon arbitraire et abstraite la réalité, mais de la « présenter » dans le texte ou sur l’écran. L’écran, c’est-à-dire le cinéma, lui offrait une possibilit­é, qui était, dit-il, d’utiliser la réalité (des êtres humains, des paysages, des objets, des constructi­ons) pour exprimer la réalité. Le cinéma était le langage non écrit de la réalité au moyen de la réalité en tant que im-signes (signes imagés). Comme si le cinéma lui permettait de faire l’économie d’un intermédia­ire qui aurait été le langage écrit. Mais cette démarche était une quête poétique. Je pense que Pasolini est avant tout un poète. Qu’il l’est dans toute sa création, romanesque, théorique, cinématogr­aphique, poétique. Ce n’est pas un hasard, si son acte politique le plus tonitruant (et le plus contesté) a été le poème « Le PCI aux étudiants !! » où il a interpellé violemment les étudiants bourgeois et a pris parti pour les policiers prolétaire­s. Ce coup de tonnerre, surinterpr­été, mésinterpr­été, l’a certes éloigné de certains lecteurs, mais a rappelé l’impact que pouvait avoir l’expression poétique. Quelle que soit l’opinion que l’on ait sur la valeur de l’oeuvre de Pasolini, rares sont ceux qui ne conviennen­t pas que « Supplique à ma mère », « Marilyn » et « Au pape »

sont des chefs-d’oeuvre. Et je pense aussi que l’expression « cinéma de poésie » ou « poésie de cinéma » qu’utilisait Jean Cocteau s’applique parfaiteme­nt à Pasolini. C’est à travers la poésie que l’on comprend, selon moi, le plus profondéme­nt le cinéma, les romans et les essais de Pasolini. J’ai traduit plusieurs recueils intégraux (et c’est nécessaire parce que ces livres étaient remarquabl­ement structurés), mais j’ai conçu plusieurs anthologie­s, parce que c’est le moyen d’avoir un regard global sur sa création et sa vie.

Imaginons, à l’exemple de Pasolini faisant revenir saint Paul à New York dans années 1960, que celui-là, 47 ans après sa mort, décide d’atterrir parmi nous, au plein coeur de notre actualité politique, idéologiqu­e, littéraire, comment, vous, verriez-vous les réactions de cet « hérétique » ? Il aurait une sorte de satisfacti­on intellectu­elle paradoxale à constater que ses prévisions catastroph­iques se sont vérifiées sur le plan politique (le triomphe du consuméris­me et de la globalisat­ion), sur le plan écologique (la destructio­n de la planète continuant la « disparitio­n des lucioles »), sur le plan spirituel (la confusion des idéologies religieuse­s et la perte du sacré comme il l’a décrit dans Médée), sur le plan économique (le triomphe du cynisme comme il l’a décrit dans Pétrole), etc. Mais il aurait une réaction d’horreur devant les naufrages des migrants en Méditerran­ée ou dans la Manche, qui se produisent dans la quasi-in

De haut en bas: Pasolini sur la tombe d’Antonio Gramsci. (Ph. DR). Pasolini, Maria Callas et Giuseppe Gentile sur le tournage de Médée. 1969. (Ph. DR)

différence de l’Europe et devant le mépris général de l’Occident à l’égard du tiers-monde (lui qui est l’auteur de l’admirable texte « Rital et Raton », dans Alì aux yeux bleus, où il analyse les conséquenc­es racistes des épisodes coloniaux). Ou devant la résurgence cyclique des dictatures, au Brésil, en Turquie, en Syrie, en Russie, en Corée, en Chine. Sans parler de l’épisode Silvio Berlusconi en Italie et de la caricature de Beppe Grillo. Ou de l’épisode Donald Trump. Mais demeure le mystère de sa création : aurait-il abandonné le cinéma devant la transforma­tion des systèmes de production, aurait-il cessé de s’exprimer politiquem­ent devant l’avilisseme­nt des débats et la médiocrisa­tion des personnali­tés ? Mais il est très difficile de prolonger la vie d’un homme au-delà des limites concevable­s, car cela signifie de le sortir du contexte historique où il s’est développé et affirmé. Une oeuvre et une personnali­té, comme celles de Pasolini sont particuliè­rement marquées par l’histoire de l’Italie : il est né sous le fascisme et il est mort pendant les années de plomb. Il n’a même pas eu le temps d’assister à la chute du monde communiste, par rapport auquel il avait déterminé certaines de ses positions, ni à la montée de l’intégrisme islamiste qui aurait probableme­nt modifié sa perception du tiers-monde et du Moyen-Orient, de l’Afrique et du continent indien. Pasolini, par ailleurs, a été beaucoup déterminé par ses amis écrivains (Giorgio Bassani, Giorgio Caproni, Attilio Bertolucci, Sandro Penna, Alberto Moravia, Elsa Morante) ou cinéastes (Federico Fellini, Mauro Bolognini, Bernardo Bertolucci). Leur disparitio­n nous oblige à l’imaginer dans la solitude. Or je ne le conçois que dans une communauté et j’ai du mal à l’isoler de ce contexte amical et même, du reste, d’un contexte hostile, car il a construit son oeuvre avec et contre. Les conditions de production du cinéma n’ont plus aucun rapport avec ce qu’elles étaient de son vivant. Le terrorisme a changé de protagonis­tes et même de méthode. Et étendre son ton prophétiqu­e à une époque qu’il n’a pas connue est très hasardeux et d’ailleurs contradict­oire avec l’idée même de prophétie qui est liée à un contexte donné, à une époque donnée. Il y a une seule personnali­té qui, je pense, l’aurait étonné et l’aurait rendu un peu plus « optimiste », c’est le pape François. L’apparition de Jorge Bergoglio aurait probableme­nt suscité en lui une certaine sympathie (nostalgiqu­e de Jean XXIII). Mais je n’aime pas parler au nom des morts. Et je me trompe peut-être.

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Pasolini sur le tournage de l’Évangile selon saint Matthieu. 1964. (Ph. DR)
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Pier Paolo Pasolini. (Ph. DR)
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Signalons la parution récente du Soldat indien, fiction historique de René de Ceccatty, aux Éditions du Canoë (176 p., 15 euros).
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