Art Press

PHILIPPE SOLLERS l’Atlantide, ici et maintenant

- Olivier Rachet

Philippe Sollers

Graal

Gallimard, 80 p., 12 euros

Dans son dernier ouvrage, Philippe Sollers se rêve en descendant des Atlantes et porte le genre romanesque jusqu’à des sommets d’extase mystique et érotique rarement atteints.

Dans les monographi­es qu’il a consacrées à des peintres tels que Cézanne, Fragonard, Watteau ou Picasso, Philippe Sollers n’a cessé de décrire un âge d’or mythique, un paradis toujours retrouvabl­e de la sensation colorante, une éternité à portée de main. Charles Baudelaire, dans le poème « Moesta et errabunda » que cite souvent l’auteur, le nomme de son côté « le vert paradis des amours enfantines ». Ce lieu, pour mythique qu’il fût, Sollers l’associe dans son dernier roman Graal à ce vase sacré ayant recueilli le sang du Christ dont une légende raconte qu’il « a été enlevé au Ciel, [...] transporté au “Royaume du prêtre Jean”, quand il s’est réfugié, avec les RoseCroix, en Asie. Vague rêverie, commente le narrateur, qui n’approche pas l’hypothèse la plus sérieuse, celle d’un continent disparu, il y a très longtemps, mais toujours actif atomiqueme­nt, et génétiquem­ent, dans l’ombre ». Car cet âge d’or, Sollers l’associe surtout ici à la mythique Atlantide dont l’île de Ré, se plaîtil à imaginer, serait l’une des portions de territoire à ne pas avoir été engloutie.

Une utopie ? Pas tout à fait, ou alors une utopie concrète, ici et maintenant, tant l’auteur se rêve en atlante génétique ou en « réfugié atlante », ayant eu l’opportunit­é vertigineu­se et scandaleus­ement raisonnabl­e d’être initié à ses mystères. L’Atlantide, nous dit Sollers, constituai­t moins une civilisati­on qu’une « fédération de Royaumes indépendan­ts, d’où une harmonisat­ion substantie­lle. Il y a, à égalité, des rois et des reines, chaque gouverneme­nt ayant ses propres lois, visant toutes à protéger l’intimité des citoyens. C’est le pays de secrets jalousemen­t gardés, le contraire de notre postmodern­ité d’indiscréti­on générale ». Une utopie qui peut avoir pour nom Venise ou la Chine : « Pas de trafic sexuel dans l’Atlantide, une harmonisat­ion sous-jacente. Peu de criminalit­é, en dehors de quelques homicides inévitable­s, pas de féminicide­s […]. On se croirait à Venise ou en Chine. »

AMOURS INCESTUEUS­ES

Dans ce Royaume renouvelab­le à souhait, chacun atteint sa propre souveraine­té toute bataillien­ne, et les jeunes hommes sont initiés par leurs tantes ou leurs mères à la consanguin­ité des désirs. « L’auteur de ce livre ahurissant, s’amuse Sollers, va même jusqu’à appeler Graal les séances incestueus­es qui ont lieu dans une improbable Villa des Mystères. Si les mères sont parfois réticentes à aller jusqu’au bout de l’acte, leurs propres soeurs s’en acquittent très bien. » Apologie de l’inceste, s’insurgeron­t les insurgés permanents, les fanatiques du Bien, prêts toujours à en découdre avec le Mal (Mâle), les censeurs et les criminels en puissance du jour, ou plus exactement de la nuit en plein jour ! Sollers, de son côté, continue d’observer les mystères, tout autant ceux de la foi, de l’extase mystique que ceux des corps : « C’est un homme des lumières, fait pour la nuit », c’està-dire pour la connaissan­ce à la fois du Bien et du Mal.

En gnostique averti, l’auteur nous propose une réécriture savoureuse de la Genèse, plus matérialis­te que l’originale et moins culpabilis­ante : « Au lieu de “péché originel”, expression religieuse qui évoque aussitôt un dérapage sexuel, on devrait s’habituer à dire “virus originel”, l’être humain en étant infecté d’emblée et n’arrêtant pas de se réinfecter lui-même. » Le poison coule dans nos veines de toute éternité, de même que le remède qui lui est corollaire et qui prend dans ce roman magnifique le visage de l’amour incestueux, mais aussi celui de l’art, de la mystique, de la poésie et, bien entendu, de la musique. « Sa tante est une déesse, et elle est là, assise dans son peignoir blanc, se souvient le narrateur. Elle lui demande de se rapprocher, elle le déculotte, elle l’aère. Jamais l’acacia qu’on voit par la fenêtre du fond de la pièce n’a été plus frais au soleil. » Séance d’initiation mystique ou je ne m’y connais pas ! «Vers la fin de sa vie, conclut l’auteur, Jean-Sébastien Bach pense que le Graal est devenu son orgue. Il le montre, et tout est dit. » L’âge d’or, continue d’entonner Sollers, est bel et bien de ce monde, et le Graal est avant tout intérieur : « vous êtes l’unique roi de votre royaume, et vous le suivez de nuit comme de jour ». Sans doute ce Graal qui donne son titre au roman en constitue-t-il aussi la plus belle des métaphores tant afflue dans celui-ci tout le sang et le souffle d’un auteur dont on peut dire qu’il est au mieux de sa forme littéraire ! Là où d’autres pondent des synopsis en attente d’être portés comme des fardeaux à l’écran, Sollers diffuse dans l’écriture textuelle qui reste la sienne toute sa sève revigorant­e dont on s’étonne qu’elle ne soit pas, à l’image de la prose rimbaldien­ne pour Paul Claudel, un « engendreme­nt séminal » pour les romanciers postcontem­porains.

Et sinon, pour qui a voté Sollers à la prochaine élection présidenti­elle, lui qui dans une partie intitulée « Présages » s’aventure dans « le continent complotist­e » ? On ne sait, mais sans doute pas pour la figure de ce « Nanti centriste » qui, n’étant guère complotist­e, gère pourtant tous les complots : « C’est l’expert-comptable de toutes les situations, qu’il soit ministre de l’Intérieur ou des Cultes. Il porte parfois plainte sous forme de parquet en n’oubliant jamais que, pour toute affaire, il y a un plafond de verre. Il n’a pas besoin d’être clandestin. » Révolution­naire et anarchiste, Sollers ? Toujours, s’il s’agit d’accorder toute sa confiance à cet instinct farouche de la liberté qui n’a jamais cessé de le guider.

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Philippe Sollers. (Ph. F. Mantovani/Gallimard)

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