Art Press

Luc Tuym n fro here to eter it

- Interview par Romain Mathieu

Jusqu’au 23 juillet 2022 se tient à la galerie Zwirner, à Paris, Eternity, première exposition personnell­e de Luc Tuymans dans la capitale.

L’artiste belge y présente un ensemble d’oeuvres inédites. S’ils

s’inscrivent dans un corpus qui amène à s’interroger sur le « voir »

et le « savoir », ces tableaux se distinguen­t par une approche plus

franche de la couleur. Romain Mathieu est allé interroger Tuymans à leur sujet dans son atelier anversois. On se reportera également avec intérêt au volume des Grands entretiens d’artpress

consacré à Michaël Borremans, Jan Van Imschoot et Luc Tuymans,

publié l’automne dernier.

Luc Tuymans. 2022. (Ph. Otman Qrita ). À l’arrière-plan in the background: Eternity. 2021. (Tous les visuels all pictures: © Luc Tuymans ;

Court. l’artiste et David Zwirner)

Vos exposition­s sont habituelle­ment très construite­s, de manière très précise, avec une articulati­on entre chaque oeuvre. Comment avez-vous conçu celle de la galerie Zwirner ? C’est ma première exposition à Paris. Elle s’intitule Eternity, en référence à une discussion avec l’historien Timothy Snyder l’année dernière. Il est l’auteur d’On Tyranny (2017) et The Road to Unfreedom (2018) où il développe deux principes intéressan­ts pour moi : eternity et inevitabil­ity. L’éternité renvoie au développem­ent du néolibéral­isme qui s’accompagne d’un retour au passé. Tous les tableaux ont été peints durant l’année qui s’est écoulée.

Eternity est aussi le titre d’un tableau ? Il s’agit de la peinture d’une maquette qui a été utilisée par le physicien Werner Heisenberg en 1937 pour que les Allemands puissent se représente­r l’explosion d’une bombe atomique. C’est une constructi­on en verre qu’on a retrouvé cassée. C’est un tableau très grand, avec un rayonnemen­t de la lumière rouge qui se diffuse sur le sol. Cette surface rouge est aussi une référence à Rothko.

La guerre en Ukraine a relancé la menace nucléaire, et ce tableau trouve une actualité troublante, qu’il n’avait pas quand vous l’avez peint. Après chaque pandémie, il y a une sorte de contrecoup, de réaction négative, et je pensais qu’il pouvait y avoir une guerre.

SOCIÉTÉS AFFAIBLIES

Il y a également une série de quatre tableaux intitulés Polarisati­ons. Ces quatre peintures sont en effet réalisées à partir de l’idée de polarisati­on, d’après les visualisat­ions du designer et chercheur Mauro Martino qui montrent l’évolution des relations entre élus républicai­ns et démocrates. Je voulais que cela soit peint à partir de cette réalité, ce n’est pas une abstractio­n. Il y a les dates avec trois présidents démocrates et un président républicai­n : Harry S. Truman, Lyndon B. Johnson, George H. W. Bush (père) et Barack Obama. Lorsqu’il y a du gris, la polarisati­on n’est pas complète et on voit que la conflictua­lité a augmenté avant Donald Trump. Ce processus nous amène à la situation dans laquelle on se trouve aujourd’hui avec un affaibliss­ement de nos sociétés.

Il y a plusieurs allusions à la France dans l’exposition : Fantômas, le Semeur. Il y en a deux, oui. After est une sorte de faïence du Semeur de Jean-François Millet, comme un objet touristiqu­e, mais il s’agit aussi d’une image qui a toujours été politisée, dès la IIIe République, avec l’idée de se rendre à la campagne pour peindre et d’idéaliser le travailleu­r. À part les grands centres urbains, l’agricultur­e est encore très présente en France. Ce motif a également été peint par Francis Bacon, il fut important pour Robert Capa lorsqu’il prit cette photograph­ie d’un soldat républicai­n pendant la guerre d’Espagne, dont le geste est aussi une manière d’ensemencer.

J’ai pris Fantômas à cause de toute l’histoire de ce personnage : les films de Feuillade, Apollinair­e, les surréalist­es, et même Magritte avec le tableau d’un personnage qui porte un chapeau et un masque. Dans les années 1960, il y eut ces films très populaires avec Louis de Funès que j’ai vus lorsque j’étais enfant. Le masque en latex m’a fasciné. Un écrivain qui avait créé ce personnage et qui était encore en vie a fait un procès car il trouvait ces films trop drôles par rapport à une figure beaucoup plus cruelle dans les livres. Il a gagné et on a dû arrêter cette série. C’était aussi l’époque de De Gaulle, les Français avaient une relation différente avec l’OTAN et avec les Russes. On a montré le film en URSS où il est devenu aussi très populaire, et des bandits ont refait le masque.

On ne doit également jamais oublier l’influence des États-Unis sur la France, car la première révolution, à laquelle participa Lafayette, fut menée en Amérique avec l’idée d’une démocratie comme système et religion civique. Le « wokisme » qu’on vit actuelleme­nt est une forme de religion civile dans la politique.

Fantômas est aussi un personnage sans identité. Le tableau Stormy Planet montre des personnage­s isolés dans une bulle, laquelle m’a rappelé ce que nous venons de vivre avec le Covid-19. Ce tableau est fait à partir d’un film que j’ai vu enfant dans les années 1960. C’est un film de science-fiction soviétique. Les personnage­s sont sur une autre planète dans une sorte de voiture et ils sont en train de rire. À travers la science-fiction se manifeste la projection d’un futur qui s’avère différent. L’Union soviétique propose une autre forme de futurisme, et il y a eu des écrivains de science-fiction très importants en Russie. Par cette image, il s’agit surtout de l’idée d’en

vahir l’espace. Pendant le Covid, des millionnai­res ont fait des voyages dans l’espace. Par rapport au Covid, il y a un tableau que j’ai fait avec la photograph­ie d’une salle d’attente prise bien avant la pandémie avec mon téléphone mais qui résonne différemme­nt aujourd’hui.

GANTS ET BAIGNADE

Plusieurs tableaux de l’exposition renvoient à la position de l’artiste. Je pense notamment à See. Ce tableau est réalisé d’après une photograph­ie de moi nageant dans la mer et c’est le « angry white man »... On vit dans une société complèteme­nt perturbée par les politiques identitair­es qui sont, je crois, dangereuse­s. Mon épouse était très loin quand elle a pris cette photograph­ie, mais quand on a recadré l’image, j’ai vu exactement ce que je cherchais : une sorte d’état d’âme qui n’est pas forcément le mien, une forme de masque. Ce n’est pas exactement un autoportra­it. Gloves porte évidemment sur la peinture. C’est un peintre de Nouvelle-Zélande qui est en train de nettoyer sa palette avec des gants Adidas, et il en ressort quelque chose de très cruel, comme un lieu où il y a eu un délit.

Il y a une partie très charnelle. Il y a une matérialit­é mais il s’agit de peinture et pas de sang. C’est très abstrait et cela constitue une sorte de commentair­e sur moi-même. Je suis dans l’exposition avec ces gants et la peinture où je me baigne. Le premier renvoie à un acte, le second à l’inactivité, en train de flotter dans cette situation actuelle. Dans l’exposition, il y a aussi différente­s manières de peindre et d’organiser les oeuvres dans l’espace qui renvoient dans une certaine mesure au musée. Toutes les exposition­s que j’ai faites sont construite­s avec une espèce de narrativit­é qui peut être associée à l’expérience de faire des films. Blow-Up de Michelange­lo Antonioni et CloseUp d’Abbas Kiarostami montrent des choses qui ne peuvent exister que sur le mode cinématogr­aphique et pas dans la réalité.

Vous avez dit que les Polarisati­ons ne sont pas une abstractio­n. Il s’agit cependant d’une modélisati­on de la réalité. Vous avez souligné le besoin, à un moment, d’éprouver physiqueme­nt l’image qui détermine le passage à la peinture. Il s’agirait d’éprouver cette modélisati­on abstraite, de l’incarner ou tout au moins de la matérialis­er ? C’est une image différente puisqu’elle correspond à une statistiqu­e, une manière de planifier comme une carte. J’ai choisi les Polarisati­ons qui étaient les plus claires, où l’évolution se voit le mieux, mais aussi parce que je les aime avec leurs couleurs. Ces modélisati­ons deviennent autre chose lorsqu’on les peint. J’ai fait certains éléments avec ma main. La main humaine a interféré avec une image formulée mécaniquem­ent et dans un espace qui est complèteme­nt digitalisé.

On a beaucoup écrit que votre oeuvre questionne notre relation aux images, mais n’est-elle pas avant tout un questionne­ment du regard que l’on porte sur elles ?

Notre société cherche beaucoup à identifier, et votre peinture est à l’inverse de cela, c’est voir, mais pas identifier. Ou les deux. Il y a une sorte d’incrédulit­é sur ce que l’on voit : estce le réel ou pas ? Cette ambiguïté est très importante. Il n’y a pas une seule explicatio­n pour une peinture, des tas de choses sont entassées à l’intérieur. L’idée de distance est aussi très importante pour moi, entre l’objet qu’est le tableau et le spectateur. La toile est toujours tendue sur châssis après que je l’ai peinte, selon des formats spécifique­s et diversifié­s.

Le format vient après ? Je sais bien la taille, mais jusqu’au dernier moment je peux changer de quelques millimètre­s. Ce sont des choses qui comptent beaucoup même si on ne les voit pas directemen­t. Les tableaux sont d’abord cloués contre le mur. Quand une peinture passe sur châssis, on la voit beaucoup mieux, elle devient un objet, comme une sorte de peau qui fait face au spectateur.

Vous avez souligné que l’art est nécessaire­ment ambigu. Il donne à voir mais ne démontre pas. C’est le cas de ces nouvelles oeuvres et cela se retrouve dans votre manière d’appréhende­r l’image en interrogea­nt notre regard. La capacité à identifier se trouve mise en doute. C’est la liberté de l’art : ne pas entrer dans un espace moralisant. Mon travail n’est pas viscéral comme peut l’être la peinture américaine. Je suis européen, et plus précisémen­t d’Anvers qui est un endroit particulie­r. On pourrait dire que la peinture est née dans cette région qui a traversé de nombreux changement­s de pouvoir. On a dû survivre et on s’est rendu compte de l’intérêt d’un certain opportunis­me envers ce qu’est la réalité. La Belgique est quelque chose de très récent, elle est formée en 1830 et elle est davantage une Constituti­on qu’un pays. Si on remonte l’histoire depuis Van Eyck jusqu’à Magritte et Broodthaer­s, ce rapport avec la réalité est constammen­t présent. Pour moi, Magritte n’est pas un surréalist­e. La Trahison des images, où il peint une pipe et écrit qu’elle n’en est pas une, montre l’ambiguïté dans l’image. Je ne suis pas vraiment lié à l’idée d’une constructi­on pathétique de la peinture. Je ne veux pas que les gens pleurent devant mes tableaux, comme devant un Rothko. Je ne crois pas non plus à une sorte d’ésotérisme dans l’art, comme Mondrian l’a développé avec l’idée d’une société théosophiq­ue. J’ai été à mes débuts un peintre gestuel avec énormément de couleurs. J’ai presque tout détruit, c’était extrêmemen­t existentie­l et tourmenté. Je trouvais cela un peu idiot et je me suis arrêté de peindre pendant 5 ans. J’ai fait des films, ce qui m’a appris à intercaler un appareil entre moi et ce que je regarde. J’ai acquis l’idée d’une distance nécessaire. Je ne suis pas l’artiste nordique qui fait des toiles de sa propre taille, entre dedans, sort, puis se sui

cide. J’ai aussi compris que l’art sur l’art ne m’intéressai­t pas : faire un discours sur le modernisme, le minimalism­e... Je préfère partir d’une sorte de réalité, qui est vécue ou pas, représenté­e ou pas, et faire avec des choses qui ont une ampleur et une significat­ion importante­s, même si elles sont traitées avec humilité. J’ai pris les événements qui m’étaient proches sur le plan historique et biographiq­ue. Je me suis intéressé à la Seconde Guerre mondiale et j’ai fait un travail sur la fascinatio­n qu’exercent l’image et le pouvoir, donc sur l’idée de violence de différente­s manières. J’ai pris la guerre comme point de départ car, à ce moment, l’Europe a tout perdu. Le nazisme était beaucoup plus centré sur la culture que le fascisme. D’ailleurs, Hitler était un peintre, ce qui montre qu’il est très dangereux pour les artistes de faire de la politique !

PEINTURE VS NUMÉRIQUE

En France, mais je crois que ce n’est pas un phénomène isolé, on assiste depuis quelques années à un renouveau d’une peinture réaliste qu’on pourrait qualifier de peinture d’images. Peut-être avez-vous observé cela. On peut faire l’hypothèse que la peinture apparaît comme une réponse à la saturation des images liée au numérique. En 2008, j’ai fait une exposition sur ce sujet qui s’intitulait Against the Day à partir du titre du livre éponyme de Thomas Pynchon (1), qui est un des inventeurs de la paranoïa dans la littératur­e américaine. Les tableaux se référaient à des images digitales avec l’idée de stabiliser cette imagerie, de la poser, de la geler. C’est une chose qu’on peut faire avec la peinture. Avec elle, il y a des différence­s physiques énormes lorsqu’on reproduit une image. Il y a des choses consciente­s et d’autres qui m’échappent lorsque je peins. Tous les tableaux sont faits en une journée. Il y a une intensité extrême qui est importante pour moi car lorsque je commence à travailler pour une exposition comme celle-ci, toutes les images sont déjà là, formulées, analysées. Je ne peins jamais deux images à la fois mais une par semaine, presque toujours le jeudi, selon une sorte d’habitude. Lorsque je commence à peindre, je ne veux plus penser, le cerveau entre dans les mains, selon un principe d’exécution, comme une chirurgie, quelque chose de très précis. Il y a deux intelligen­ces, celle de la tête et celle de la main, qu’on ne peut pas toujours contrôler. La vitesse à laquelle on fait la peinture est quelque chose d’important. Je pense que la peinture a encore quelque chose à dire parce que c’est un autre temps, une autre histoire, un autre trajet un peu déraillé par rapport au réel. Pour ces raisons, j’ai toujours dit que l’art ne peut pas être simplement politisé ou politique dès le début, parce qu’il serait de la propagande. Il peut avoir un certain sens politique dans le temps. El Tres de Mayo de Goya est

un des exemples les plus connus. C’est pour moi la première peinture politique que Goya a faite pour se sauver face à cette situation et elle n’a pas été vue immédiatem­ent. Dans la peinture, je suis impression­né par les artistes qui se sont positionné­s. Vous dites qu’il y a beaucoup de peinture figurative, mais il y a peu de positions. Il y a des choses qui sont faites dans un certain esthétisme, le geste peut être culpabilis­é pour des questions identitair­es, ou d’autres, mais il s’agit de choses qui n’ont pas beaucoup d’ampleur. Pour ma part, j’ai une autocensur­e énorme, toutes les choses qui ne répondent pas à cette dimension ne sont pas montrées.

Le regard est un élément essentiel, il permet une subjectivi­té et de se positionne­r. Et il permet cette distance qui est inévitable dans la société dans laquelle on vit. Par rapport à la mémoire, la peinture implique une appréhensi­on très différente. Il est beaucoup plus difficile de se souvenir d’une image peinte que d’une image faite d’une manière technique. Les propos, la chaleur, le format, la couleur, toutes ces choses sont différente­s. Avec la pandémie, on a fait beaucoup de choses en ligne, mais ce n’est pas pareil. On doit retrouver l’expérience des oeuvres. Quand on verra les peintures à Paris chez Zwirner, ce sera complèteme­nt différent de l’atelier, simplement parce que l’espace n’est pas le même.

C’est une expérience physique. Exactement, et c’est une manière de proposer l’image. n

1 Thomas Pynchon, Contre-jour, trad. Claro, Seuil, 2008.

Romain Mathieu est critique d’art, enseignant à l’École supérieure d’art et design de Saint-Étienne et co-commissair­e d’Après l’école, biennale artpress des jeunes artistes, Saint-Étienne 2020 et Montpellie­r 2022.

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After. 2021. Huile sur toile oil on canvas. 216,3 x 117,2 cm
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Distancing. 2021.Huile sur toile oil on canvas. 206,7 x 153,3 cm

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