Le Musée sentimental d’Eva Æppli
Centre Pompidou-Metz / 7 mai - 14 novembre 2022
Elle est passionnante cette exposition (commissariat Chiara Parisi et Anne Horvath) consacrée à la Suisse Eva Æppli (1925-2015). Elle permet de découvrir un oeuvre singulier. Hormis une sculpture à quatre mains avec Jean-Pierre Raynaud aperçue dans un catalogue raisonné, je n’en connaissais rien.
Le parcours débute avec les cartes de visite des vies qu’elle s’inventait : éleveuse de limaces, artmateur… Æppli était drôle, bien que son oeuvre, à certains égards, évoque une danse macabre. Elle avait aussi sûrement un caractère bien trempé, ce qui explique peut-être sa maigre visibilité aujourd’hui. Car elle a tout de même rencontré beaucoup de monde au cours de sa vie. Elle grandit dans une famille hautement théosophique. Elle ne semble pas avoir pleinement adhéré aux croyances de Rudolf Steiner, mais ses têtes en bronze, qui symbolisent les planètes du système solaire, ont tout de même des accents très mystiques. Elles sont confrontées à des diagrammes de la spirite Emma Kunz, laquelle fut sa nourrice, comme à l’Arc en 1976 (commissariat Harald Szeemann). Ses sculptures de tissu et kapok, de manière générale, ont aussi des corps, qu’elle tend à éliminer avec le temps. Élancés, spectraux, fantomatiques. Et les visages glabres évoquent évidemment les déportés des camps nazis (elle fait par ailleurs un séjour en hôpital psychiatrique en 1948 pour traumatismes de guerre, crée le Groupe des 48 en référence au procès de Nuremberg, et expose un ensemble de sculptures dans un wagon SNCF qui a servi à déporter des juifs). Aussi, devant ses oeuvres (certains tableaux en particulier), on ne peut pas ne pas songer à la peinture
dite misérabiliste qui, de Bernard Buffet à Francis Gruber, explose au même moment, alors que l’artiste évolue dans un contexte plutôt nouveaux réalistes. Elle est mariée à Jean Tinguely (jusqu’à ce qu’elle lui colle Saint Phalle entre les pattes en 1960), elle a pour ami Daniel Spoerri, Pontus Hultén suit son travail.
Ses Livres de vie, commencés en 1954, sont de formidables et jouissives archives. Avec force collages, elle y consigne ses créations et les événements qui jalonnent sa vie. Ses sculptures sont saisissantes. Avec une figure, souvent paisiblement assise, on songe à la peinture du nord de l’Europe, Whistler ou Hammershøi. En groupe, on pense à cette veine symboliste qui, avec notamment Louis Janmot, fut proche des thèses du Sar Joséphin Peladan. L’exposition est riche d’oeuvres emblématiques d’Æppli, elles sont confrontées à celles d’artistes qui ont croisé sa route ou qui témoignent d’une communauté d’esprit. Ainsi de la grande Cène de Warhol accrochée face à la Table (1965-67), longue théorie d’officiants qui, pour une fois, n’ont pas des traits génériques mais qui sont sans doute inspirés de visages réels. On compte aussi des
De haut en bas from top: Eva Æppli. La Table. 1965-67. 13 figures (soie, kapok, ouate, laine, fil de soie, velours, tiges métalliques), chaises et table en bois silk, kapok, wadding, wool, silk thread, velvet, metal rods, wooden chairs and table. 125 × 480 × 70 cm. (Coll. Moderna Museet, Stockholm). Les Planètes. 1990. Groupe de 48 (détail). 1969-1970. Vue de l’exposition show view. (Ph. Centre Pompidou-Metz / Marc Domage). (© Susanne Gyger, Lucerne) oeuvres réalisées avec Tinguely, et l’on se dit que c’est tout de même dommage que cette exposition soit cantonnée à la Lorraine.
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This is a fascinating exhibition (curated by Chiara Parisi and Anne Horvath) devoted to the Swiss artist Eva Æppli (1925-2015). It enables visitors to discover a singular body of work. Aside from a collaborative sculpture with Jean-Pierre Raynaud, discovered in a catalogue raisonné, I knew nothing about it.
The circuit begins with the calling cards of lives she invented for herself: slug breeder, artmateur… Æppli was funny, although her work, in some respects, evokes a danse macabre. She also had a very strong personality, which perhaps explains her scant visibility these days. Because she met many people over the course of her life. She grew up in a highly theosophical family. She does not seem to have fully adhered to Rudolf Steiner’s beliefs, but her bronze heads, which symbolise the planets in the solar system, nevertheless have very mystical accents.They are exhibited alongside diagrams by the spiritualist Emma Kunz, who was her nanny, like at the Arc in 1976 (curated by Harald Szeemann). Generally speaking, her sculptures in fabric and kapok also have bodies, which she tended to eliminate over time. Slender, spectral, ghostly. And the shaved heads obviously evoke the Nazi camp deportees (the artist stayed in a psychiatric hospital in 1948 for war trauma, created the Groupe des 48 in reference to the Nuremberg trials, and exhibited a set of sculptures in a SNCF wagon that was used to deport Jews). In front of her works (some paintings in particular), one cannot therefore fail to think of the so-called Miserabilist painting which, from Bernard Buffet to Francis Gruber, exploded during the same period, whereas the artist evolved in a more of a New Realist context. She was married to Jean Tinguely (until she palmed Saint Phalle off on him in 1960), she was friends with Daniel Spoerri, Pontus Hultén followed her work.
Her Livres de vie, begun in 1954, are astounding and enjoyable archives. Abounding in collages, they record her creations and the events that marked her life. Her sculptures are striking. With a figure, often peacefully seated, we are reminded of Northern European painting, Whistler or Hammershøi. With the group paintings, we think of the Symbolist vein which, with Louis Janmot’s work in particular, was close to the theses of Sar Joséphin Peladan. The exhibition is rich in emblematic works by Æppli, exhibited alongside those of likeminded artists or of those who crossed her path. For example of Warhol’s Last Supper exhibited facing la Table (1965-67), a long theory of officiants who, for once, do not have generic traits but are probably inspired by real faces. There are also works created with Tinguely, and the overall impression is that it is a shame that this exhibition is confined to Lorraine.