Art Press

Catherine Millet u début dans la vie

- Interview par Anaël Pigeat

Catherine Millet Commenceme­nts Flammarion, 315 p., 20 euros

Flammarion publie le quatrième récit autobiogra­phique de Catherine Millet. Dans la continuité d’Une enfance de rêve, Commenceme­nts est un « roman d’initiation » où s’entrecrois­ent apprentiss­age de la vie sentimenta­le et sexuelle, formation profession­nelle sur le tas et descriptio­n d’un milieu qui, de Saint-Germain-des-Prés à SoHo, donnera naissance à ce qu’on appelle l’art contempora­in.

Comment t’est venue la nécessité de ce livre ? Je dis souvent que je me prends en otage, presque à la façon dont Art & Language a réalisé sa série Hostages des années après avoir lancé, eux les conceptuel­s, qu’un jour ils pourraient bien réaliser des paysages. Je devais avoir terminé d’écrire Aimer Lawrence (Flammarion, 2017), ou être sur le point de, une amie m’a demandé ce que je pensais faire après, j’ai répondu que j’aimerais raconter mes débuts dans la vie profession­nelle qui, c’était amusant, coïncidaie­nt avec les débuts de ce qu’on appelle l’art contempora­in. C’était une parole en l’air. Je crois qu’il ne faut pas trop réfléchir avant de plonger.

ENQUÊTE

La méthode d’« enquête » que tu as utilisée pour Commenceme­nts était-elle la même que pour Une enfance de rêve (Flammarion, 2014) ? Oui, mêmes archives : deux grosses caisses en carton où j’ai tout, tout, conservé, correspond­ance avec mes amis d’enfance, de jeunesse, avec mes parents, parfois des membres de ma famille entre eux, avec Daniel [Templon], avec Jacques [Henric], photograph­ies, bulletins scolaires, lambeaux de dossiers administra­tifs, gribouilla­ges… Tu peux me dire pourquoi j’ai toujours gardé ça sans jamais me poser la question de savoir à quoi ça pourrait servir ? Et puis, j’ai interrogé les amis, acteurs et témoins de l’époque, et bien sûr j’en ai trouvé plus cette fois que pour le livre sur l’enfance. D’autant que ceux qui m’ont mis sur ma voie, sans du tout le savoir d’ailleurs, sont des personnes que j’ai ensuite côtoyées dans la vie profession­nelle, Daniel Abadie, Jean Frémon et Daniel Templon avec qui j’ai vécu dix ans. Quand tu sollicites les gens, ils commencent par te répondre que tout ça est loin, qu’ils ne se souviennen­t pas bien, et finalement, en général, ils se prennent au jeu et ce sont eux qui te rappellent parce qu’ils ont retrouvé une photo, qu’ils précisent un souvenir… Avec Daniel Templon, les rendez-vous ont été nombreux et réguliers. Je crois que ça l’amusait autant que moi.

Tu t’adresses au lecteur comme s’il était en face de toi : d’où cela te vient-il ? De Melville principale­ment. J’adore cette façon d’écrire propre au 19e siècle : on imagine le conteur invitant l’ami à s’asseoir en face de lui, près du feu, il va lui raconter une histoire, et ça dure toute la nuit… On trouve ça aussi chez Stevenson, chez qui cela passe parfois par l’intermédia­ire d’un personnage témoin qui, en quelque sorte, se substitue à l’auteur. Dieu sait si on se donne un mal de chien pour écrire ! En tout cas, moi, je me donne un mal de chien, et je ne voudrais tellement pas que ça se sente à la lecture que je finis peut-être par écrire sur le ton de la conversati­on.

Est-ce que ces êtres du passé, que tu racontes dans tes livres, pourraient se rapprocher de la collection pour un collection­neur ? Pas au sens d’un besoin d’accumulati­on ou de possession, mais d’objets que l’on regarde, avec lesquels on vit ? C’est une très jolie pensée que je n’avais encore jamais eue. En tout cas, c’est vrai que je garde des souvenirs extrêmemen­t vifs des personnes, de ce fait attachés à des moments précis, au point que lorsque je pense à ceux qui sont morts, mes souvenirs sont aussi frais que si je les avais vus la veille et que je peux donc considérer que je vais les revoir demain. D’une certaine façon, ils font toujours partie de mon entourage, comme des objets, des tableaux font partie de l’environnem­ent. À vrai dire, on ne les regarde plus vraiment, on leur jette un coup d’oeil, on vérifie leur présence réconforta­nte, façon peut-être de jouir d’être encore présent soi-même parmi eux. Disons que notre mémoire préserve une forme de vie des êtres qui sont morts, tandis que les objets nous font croire que notre propre vie se poursuit, immuable.

REGARD

Tu te tiens dans une position toujours distancée par rapport à tes sujets, et cette distance passe par le regard. Ces images, qui sont parfois même de véritables saynètes, sont-elles pour toi comme des mises à distance des réalités ? Distance, c’est d’ailleurs un mot qui revient à plusieurs reprises dans ton texte. Dans certains passages, j’ai essayé de décrire exactement comment cette distance se mettait en place d’emblée, au moment même où l’on vit l’événement, principale­ment lorsqu’il est pénible ou douloureux. Ainsi quand je raconte le vernissage de Louis Cane chez Daniel Templon au cours duquel il distribua un tract qui nous attaquait violemment, Daniel et moi (1). La distance protège. Elle protège aussi le timide qui n’ose pas entrer en contact avec les autres. D’abord, je pense qu’il faut avoir cette prédisposi­tion au dédoubleme­nt pour pouvoir écrire, il faut être dans la vie, et déjà un peu dans le récit de la vie. Ensuite, raconter ses peurs, ses souffrance­s, l’embrouilla­mini des relations avec les autres comme s’ils étaient vécus par quelqu’un d’autre est une très bonne façon de s’en débarrasse­r. En dépit des difficulté­s, j’aime écrire parce que je m’y sens me réconcilie­r avec la terre entière !

La précision des sentiments, et toujours cette place de l’observatri­ce ? Sans doute, pour emmagasine­r toutes les sensations, le détail des circonstan­ces, mais pour ce qui est de l’analyse des sentiments, ça, ça ne se fait que dans le temps de l’écriture. Heureuseme­nt.

Dans cette réflexion sur la mémoire, le souvenir me semble avoir autant de place que l’oubli. Qu’en dis-tu ? Absolument. Sou

vent, pendant que je travaillai­s, je me disais que ce livre était autant un livre de trous de mémoire que de souvenirs. Quand je le crois utile, je les signale. Mais je ne cherche pas à les analyser, question justement de distance. L’auteur ne connaît pas tous les ressorts de son personnage principal. On me demande souvent si j’écris pour me comprendre mieux, ma réponse est non. Comme je t’ai dit, j’aurais plutôt tendance à écrire pour me débarrasse­r de moi.

Tu exprimes des moments de satisfacti­on de la même manière devant une oeuvre, un paysage, ou tes rapports avec les gens, quels qu’ils soient. En serais-tu d’accord ? Je ne regarde quand même pas les personnes comme je regarde les objets ! Mais dans ce livre-ci plus que dans les précédents, il y a peut-être un équilibre qui se fait entre des portraits des personnes que j’ai rencontrée­s, et qui là sont nombreux, que j’aime réaliser, et la descriptio­n la plus précise possible du sentiment esthétique, notamment devant des oeuvres de Willem de Kooning et d’Ad Reinhardt. Je voulais rendre compte autant de ma formation sentimenta­le et sexuelle que de celle de mon goût.

Tu parles d’un camarade en disant qu’il voulait se consacrer à l’oisiveté comme dans les Tricheurs (1958) de Carné. Je pense surtout à la Collection­neuse (1967) de Rohmer... Tu as peut-être raison. À l’époque, ce film m’avait assez troublée et je me suis souvent dit qu’il faudrait que je le revoie, mais je ne l’ai pas encore fait, peut-être pour des raisons proches de celles que j’avance dans le livre à propos de ma lecture inquiète, au moment de sa sortie, du roman d’Alain Robbe-Grillet, la Maison de rendezvous (Minuit, 1965) : j’avais éprouvé le sentiment que l’auteur me « volait » quelque chose de mon propre imaginaire.

GÉOGRAPHIE­S

Par les portraits de critiques, de galeristes, de collection­neurs et d’artistes que tu dresses, ce livre est aussi une histoire de l’art incarnée par ses acteurs depuis les années 1960… Est-ce une forme de manifeste ? L’idée que la formation du regard passe aussi par les autres ? « Manifeste » est un peu trop fort, mais en effet, je souhaitais que ce récit ne soit pas seulement celui des épisodes de la vie d’une jeune femme au tournant des années 1960-1970, mais qu’il livre aussi un éclairage sur ce moment particulie­r où s’est formé un milieu et une conception de l’art qu’on appelle aujourd’hui l’art contempora­in. Cet art contempora­in, je l’ai analysé dans d’autres livres qui sont proprement des ouvrages d’histoire de l’art. Selon moi, ce qui a distingué « l’art contempora­in » des « avantgarde­s », c’est la façon dont une partie de la société s’est appropriée ces expérience­s artistique­s, toutes plus improbable­s les unes que les autres. D’ailleurs, dans le livre, j’emploie plus souvent le terme d’« avant-garde » car jusque dans les années 1970, « art contempora­in » ne s’était pas encore généralisé. Il va de soi que dans ce livre, l’histoire est abordée à travers des épisodes beaucoup plus anecdotiqu­es que dans les livres d’histoire de l’art proprement dit, mais je tiens aussi à cette approche. Je crois beaucoup à la valeur du témoignage de celui qui a vécu l’événement et auquel on reprochera toujours

César, Ben, Robert Filliou, Catherine Millet et Daniel Templon. Saint-Paul-de-Vence. 1972. (Ph. Jean Ferrero)

sa subjectivi­té, ses contradict­ions. Mais la réalité est contradict­oire ! Et malheureus­ement, le travail de l’historien consiste trop souvent à gommer ces contradict­ions pour mettre en place la logique d’un récit, voire, pire, d’une thèse !

Quant à la formation de mon regard, elle est passée par les autres, oui, surtout par les artistes, d’autant que je suis autodidact­e. Comme je le raconte, j’ai appris l’histoire de l’art moderne en suivant les références des artistes. Je visitais un atelier, l’artiste me parlait d’un autre artiste qui l’intéressai­t, hop !, je me documentai­s sur ce dernier. Mais l’artiste regarde le monde en général. Je me suis souvenu que Joël Kermarrec m’avait fait remarquer un détail dans un groupe sculpté qui se trouve dans le jardin accolé à l’église Saint-Germaindes-Prés. Pour dire les choses, ce groupe est assez moche, mais non seulement ce détail m’a obsédé ensuite pendant des années, mais en plus, je crois que cette obsession dit quelque chose sur le désir que j’avais d’écrire. Enfin, l’intimité que j’ai partagée avec des artistes a pu développer mon goût du concret, de la fabricatio­n. J’aime bien comprendre la « cuisine » des artistes et je regrette que beaucoup de mes confrères ne s’y intéressen­t pas plus.

Le récit progresse jusqu’à dessiner le socle d’art press. En passant de Bois-Colombes à New York, Cassel, Milan, tu évoques aussi des élans vers « toutes les formes d’art » au risque des contradict­ions. C’est la définition même de la façon dont tu as pensé la revue ? J’avais décidé d’arrêter le récit au moment de la création d’art press car la suite, l’histoire de la revue, j’ai déjà eu beaucoup l’occasion de la raconter, notamment dans les entretiens avec Richard (2). Et c’est en écrivant les dernières pages que je me suis rendu compte, en effet, à quel point les tout premiers numéros reflétaien­t ce qu’avait été, pour Daniel et moi, notre propre parcours initiatiqu­e : découverte de l’art minimal et de l’art conceptuel, mais aussi rencontre avec Marcelin Pleynet dans le bureau de Tel Quel et, par conséquent, rencontre des membres de Support-Surface qu’il défendait. Nous pouvions être d’autant plus sensibles à leur peinture qu’ils s’inscrivaie­nt, comme les conceptuel­s, dans la suite de l’abstractio­n américaine, que nous avions également beaucoup regardée, et que Daniel avait exposé beaucoup d’abstractio­n de l’École de Paris. Nous étions très proches d’Olivier Debré, et simultaném­ent de Pierre Restany, de César, d’Arman… Tous ces gens s’ignoraient gentiment, quand ils ne se détestaien­t pas, mais nous nous en fichions, nous façonnions tranquille­ment nos propres petites idées. Et puis il ne faut pas oublier que nous avons créé art press avec Hubert Goldet, déjà grand amateur d’art africain, et que cela explique par exemple un grand article de Jean Laude sur le sujet dans l’un des premiers numéros d’art press.

Il y a aussi beaucoup de psychologi­e dans ce livre, de toi et des autres. Il y a dans ton écriture à la fois le côté formaliste de la Vie sexuelle de Catherine M. (Seuil, 2001), et un autre versant plus sentimenta­l qui existe dans Jours de souffrance (Flammarion, 2008). C’est contradict­oire, ou c’est toujours la méthode Tallon qui se perpétue ? Peut-être. Après avoir fait la connaissan­ce de Roger Tallon, je me suis intéressée à l’histoire du design industriel et j’ai écrit sur le sujet. Ensuite, nous avons réalisé ensemble la mise en page d’art press pendant de longues années. Roger était à la fois très rationnel et très intuitif et il m’a énormément aidé à acquérir une méthode de travail. Je cite le conseil qu’il m’avait donné : «Tu identifies tous les items, et la solution naît d’ellemême. » J’avance dans un livre un peu comme ça. Disons que j’ai une idée de chapitre. Je note en vrac tout ce qui me traverse l’esprit concernant le cadre, la période, absolument tout : du drame qui a pu m’occuper alors jusqu’au détail le plus insignifia­nt dans le décor. Je fais aussi des relevés minutieux de toute une correspond­ance, ou bien ici,

d’une collection des Lettres françaises, journal où j’ai fait mes débuts, sur quatre ou cinq ans. Ensuite, il n’y a pas de plan, mais le récit se développe de lui-même, en zigzagant dans cette matière première.

Ces grandes figures qui t’ont appris l’art et que tu racontes sont la plupart du temps des hommes. Et à art press, tu as souvent travaillé avec des femmes, et il y a celles dont tu parles à la fin et auprès de qui tu as mené tes « enquêtes »… L’expliques-tu ? Il m’est difficile de cacher que je suis hétérosexu­elle ! Et comme j’ai pu le dire, je crois, au sujet de la Vie sexuelle de Catherine M., j’ai toujours gardé de bons rapports avec les hommes qui avaient été des partenaire­s sexuels, parce que nos rapports se fondaient aussi sur des échanges d’idées, le partage d’une expérience dans le travail. Mais j’aime aussi travailler avec des femmes ! J’étais encore très jeune quand je me suis rendu compte à quel point j’aimais fréquenter en particulie­r les femmes qui sont des « bosseuses », peut-être parce que je trouve en elles un reflet narcissiqu­e, sans doute aussi parce qu’elles sont en prise avec une réalité qui ne les enferme pas dans une condition féminine, voire féministe, stéréotypé­e.

Dans quelle mesure la transmissi­on estelle pour toi une chose importante ? Elle l’est à double titre. Elle définit le métier que j’exerce, dans lequel je me suis engagée par hasard mais que j’aime énormément. Et elle qualifie également les livres autobiogra­phiques dans la mesure où l’expérience personnell­e qu’ils relatent, de la même façon d’ailleurs que jadis des romans traditionn­els, complètent, éclairent, nuancent à travers les histoires singulière­s la grande histoire. Tout ce qui permet d’accumuler de l’expérience à propos de la nature humaine, ne serait-ce qu’un « grain de sel », est bon à prendre pour lutter contre la barbarie, fût-elle comme aujourd’hui d’une grande sophistica­tion technologi­que.

Tu écris qu’il arrive que l’on devienne quelqu’un d’autre que celui qu’on était : tu le crois vraiment ? J’ai écrit que l’on peut rebattre le jeu de cartes dont nous disposons. Je peux te donner un exemple. Dans ce livre, j’évoque à plusieurs reprises ma timidité. Elle s’est évidemment manifestée les premières fois où j’ai pris la parole en public. Ça a été catastroph­ique, mortifiant. Puis très vite, avant même d’avoir acquis un vrai savoir, comme par miracle, j’ai réalisé à quel point au contraire j’aimais échanger avec le public et cela m’est devenu beaucoup plus facile, un vrai plaisir même. Qu’est-ce qui a rebattu les cartes à un moment donné ? Je n’en sais rien. J’ai aussi constaté que l’on change selon les partenaire­s dans la vie. Qu’un dominé dans sa relation avec l’un se révélera dominant dans sa relation avec un autre, etc. Roger m’a dit un jour que si je n’avais pas eu art press, j’aurais été comme un vache dans un pré. La passive est devenue active. Trop.

1 Intitulé « L’art conceptuel est mort, nous n’avons pas besoin de son cadavre », le tract dénonçait le soutien de la galerie et Catherine Millet à l’art conceptuel. Le lendemain, Daniel Templon décrochait l’exposition. 2 D’art press à Catherine M. Entretiens avec Richard Leydier, Gallimard, 2011.

En haut : Joseph Kosuth, Giancarlo Politi, Daniella Dangoor, Catherine Millet. Milan. 1975. (Ph. Bruno Del Monaco).

Ci-contre : Hubert Goldet et Catherine Millet photograph­iés à art press, quelques mois après la création du journal, pour un reportage dans Elle. (Ph. Gérald Levraut)

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Catherine Millet. (Ph. Pascal Ito/Flammarion)
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