ALAIN ROBBE-GRILLET une vie et après ?
Benoît Peeters Robbe-Grillet. L’aventure du Nouveau Roman Flammarion, 384 p., 22 euros Alain Robbe-Grillet et Benoît Peeters Réinventer le Roman. Entretiens inédits, Flammarion, « Champs essais », 288 p., 12 euros Alain Robbe-Grillet aurait eu 100 ans mais ne bénéficiera pas de l’hommage qu’il aurait mérité. En tout et pour tout une biographie, qui ne parvient pas à rendre justice à la multiplicité de l’auteur des Gommes.
Alain Robbe-Grillet, paraît-il, se voyait bien centenaire. Son siècle, il l’aurait fêté cette année. Né en 1922 : alors que James Joyce faisait paraître son Ulysse à Paris où Marcel Proust, mourant, mettait la dernière main à sa Recherche. L’occasion aurait été bonne, auprès d’eux, de faire à l’auteur de la Jalousie (1957) sa petite place au Panthéon de la Pléiade. Il l’aurait méritée autant que Claude Simon, Marguerite Duras ou Nathalie Sarraute qui y figurent déjà – sans parler de Samuel Beckett, évidemment, qui ne tardera pas trop à les rejoindre, c’est certain. Mais, concernant Robbe-Grillet, il semble que nul n’y ait songé et qu’il n’en soit pas trop question. En lieu et place des deux ou trois volumes reliés qui auraient suffi à rassembler tous ses romans, des Gommes (1953) à la Reprise (2001), et en l’absence, aux dernières nouvelles, de tout hommage éditorial conséquent – rien chez Minuit ? –, on aura droit – c’est déjà ça, c’est mieux que rien et mérite certainement d’être salué –, chez Flammarion, à une biographie signée de Benoît Peeters accompagnée de la retranscription des entretiens qu’avait autrefois accordés à l’auteur le chef de file du défunt « Nouveau Roman » – les deux livres donnant d’ailleurs souvent au lecteur l’impression de constituer comme les deux versions d’un seul et même ouvrage sous deux formes légèrement différentes tant le premier puise régulièrement sa matière dans le second. Pas plus ? Et pourquoi ? On peut se le demander. Peeters fait remarquer que la commission officielle chargée d’arrêter la liste de tous ceux qui, cette année, ont mérité la reconnaissance que la République doit à ses grands disparus, n’a pas cru bon de retenir le nom de RobbeGrillet parmi ceux des personnalités dignes d’être commémorées. Il suggère que le goût plutôt pervers du romancier du Voyeur (1955) pour les très jeunes filles pourrait expliquer un pareil oubli. Au point où nous en sommes et dans le contexte que nous connaissons, c’est bien possible. Mais la réponse est peutêtre plus simple et plus triste. Ce n’est pas tellement que sente le souffre un écrivain dont les récits abondent en sévices sexuels de toutes sortes. C’est plutôt que la page a été tranquillement tournée sur l’idée de la littérature dont il fut peut-être l’un des derniers représentants.
LES LIMITES DE L’EXERCICE
Quoi qu’il en soit, il faut donc se réjouir de pouvoir désormais disposer d’une biographie qui manquait étrangement à la bibliothèque. Directeur de l’Imec – l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine auquel Robbe-Grillet a laissé l’ensemble de ses archives personnelles –, Olivier Corpet en avait longuement muri le projet que la maladie l’empêcha de mener à son terme. Comme on dit familièrement, Benoît Peeters « fait le job ». Mais, précisément, c’est l’éminente qualité de son livre, sa parfaite lisibilité qui plongent qui s’y penche dans une relative perplexité et conduisent à s’interroger sur le sens et les limites de l’exercice.
À quoi sert la biographie d’un écrivain ? Comment raconter la vie d’un autre ? Et particulièrement lorsque, tout en soulignant à quel point une pareille entreprise s’avérait impossible, cet autre a lui-même déjà fait le récit de ce que fut son existence ? Où est l’intérêt s’il s’agit de traduire dans la langue la plus conventionnelle qui soit le parcours d’un auteur qui s’est voulu éminemment réfractaire à une semblable manière de faire, de dire et de penser ? Ces questions, Benoît Peeters semble ne pas se les être posées. Ou plutôt : il fait comme si la réponse allait de soi. Ce qui lui permet de produire une sorte de « biopic » tout à fait conforme aux règles du genre telles que celles-ci gouvernent notre vision spontanée de ce qui constitue un artiste, règles qui nous paraissent naturelles puisqu’elles n’ont pas tellement changé depuis Hippolyte Taine, Maurice Barrès ou Sainte-Beuve. La race, la terre si vous préférez (bretonne en l’occurrence), le milieu (la petite bourgeoisie pro-pétainiste), le moment (la guerre passée en Allemagne avec le STO et toutes les certitudes qui s’effondrent). À quoi s’ajoute ce qui touche à la singularité de l’intime : le grand amour entre « Catherine » et « Alain », comme les appelle Peeters, compliqué, dans le cas du mari, par une « impuissance » qui ne semble guère avoir nui à une vie sentimentale et sexuelle que beaucoup pourraient lui envier. Et puis, comme autant d’étapes menant à la constitution d’une oeuvre et à sa reconnaissance, les livres et les films – avec, pour chacun d’eux, en lieu et place d’une analyse littéraire ou cinématographique, un montage des réactions qu’ils ont suscitées, prélevées dans les revues de presse de l’époque. Tout cela qui est vrai, que rapporte scrupuleusement, limpidement Benoît Peeters et qui sonne pourtant systématiquement faux. Les exprimant, je mesure naturellement la mauvaise foi des réserves qui précèdent. Il n’y aurait pas eu grand sens à raconter la vie de Robbe-Grillet à la manière de Robbe-Grillet. Il l’a fait lui-même dans ses Romanesques expliquant en tête du premier volume de cette trilogie autobiographique, le Miroir qui revient (1984), que dans chacun de ses romans, en dépit de ce qu’il avait toujours prétendu, il n’avait jamais parlé d’autre chose que de luimême. Il n’y aurait pas grand sens non plus à refaire l’histoire du Nouveau Roman ou à reprendre une exégèse pour laquelle, dans le cas de Robbe-Grillet, on dispose déjà d’analyses canoniques, signées Maurice Blanchot, Roland Barthes ou Gérard Genette et d’ouvrages remarquables, ceux de Bruce Morrissette ou de Roger-Michel Allemand. À quelqu’un qui connaît déjà l’oeuvre de RobbeGrillet, la biographie de Benoît Peeters n’apprendra pas grand-chose de neuf – à part une poignée d’anecdotes. À quelqu’un qui l’ignore, il est douteux qu’elle lui donne les moyens de la comprendre. Mais après tout, il en va toujours ainsi avec les biographies d’écrivains : elles sont réussies dans la stricte et paradoxale mesure où elles font apparaître que l’essentiel, dans le cas d’un auteur, d’un artiste, concerne autre chose que le récit que l’on peut faire de sa vie.
Cela, la phrase de Robbe-Grillet que Peeters place en épigraphe de son livre, l’annonce on ne peut plus clairement. « Qu’ai-je dit ? Qu’aije fait ? », se demande l’auteur de Souvenirs du triangle d’or (1978). Et l’on comprend que cette double question a pour vocation de rester sans une réponse que ne sauraient donner
ni celui qui se souvient de sa propre vie ni celui qui reconstitue celle d’un autre.
Il y eut tellement de Robbe-Grillet différents que nul ne pourrait dire lequel fut le vrai. Dans la préface qu’il composa pour l’essai de Bruce Morrissette dont les thèses contredisaient celles qu’il avait lui-même défendues au sujet des Gommes et du Voyeur – c’était en 1963 –, Roland Barthes s’amusait à les numéroter. Il y eut d’abord, défendu par l’auteur du Degré zéro, le romancier « chosiste », sacré chef de file de l’« École du Regard », héraut d’une littérature attachée à dire un monde réduit à sa stricte matérialité, ramené à une surface derrière laquelle ne se dissimulerait aucune profondeur. Il y eut ensuite, révélé par Morrissette, le romancier « humaniste » dont les descriptions apparemment impersonnelles exprimaient, pour qui savait les lire, de vieilles fables, d’anciennes légendes à la faveur desquelles se racontait encore le drame d’une conscience hantée par l’immémoriale expérience du désir. Mais, comme le signalait quelques années plus tard Bruce Morrissette répondant à Barthes – c’était à Cerisy en 1971 –, rien n’oblige à s’arrêter ; la série est ouverte qui mène du Robbe-Grillet n°1 au n°2, puis du n°2 au n°3 et ainsi de suite – selon une logique à laquelle ne devait pas être indifférent le principal intéressé, amateur de géométrie, curieux de mathématique comme en témoigne le formidable petit cours qu’il prodigue à Peeters sur la différence entre « nombres imaginaires » et « nombres parfaits ». À
l’objectivité dont l’auteur du Voyeur semblait s’être fait le champion succède une subjectivité que revendique après coup celui de la Jalousie et que rend visible le passage du roman au cinéma lorsque l’Année dernière à Marienbad (1961) sort sur les écrans. Jusqu’à ce que l’invention du « nouveau nouveau roman » – dans la proximité provisoire de Jean Ricardou – permette la promotion d’un nouveau modèle théorique mieux adapté à des textes comme Dans le labyrinthe (1959) ou la Maison de rendez-vous (1965), récits contradictoires et impossibles avec lesquels le roman se réfléchit lui-même à l’infini, ouvrant la voie au « formaludisme » (Roger-Michel Allemand) dont témoignent ces deux grands livres trop oubliés que constituent Souvenirs du triangle d’or et Topologie d’une cité fantôme (1976). Avec le Miroir qui revient, le « nouveau roman » se réinvente sous la forme de la « nouvelle autobiographie ». Dans son dernier roman, la Reprise, Robbe-Grillet réécrit le premier.
LE FORMIDABLE OCÉAN
Mais la boucle n’est pas pour autant bouclée. Ou si elle l’est, c’est afin de laisser en son centre un vide en vertu duquel rien ne s’achève vraiment. Comment faire la somme de toutes ces figures de lui-même que RobbeGrillet a multipliées et qui ne se ramènent à aucune dont le biographe ou l’exégète puissent prétendre posséder la clé ? On se rappelle peut-être la phrase attribuée à Sophocle que les Gommes place en épigraphe : « Le temps, qui veille à tout, a donné la solution malgré toi. » Pourtant, il n’est pas certain que la leçon vaille. À la question du « qui suis-je ? » – c’était aussi celle d’André Breton en tête de Nadja –, que pose toute l’oeuvre de RobbeGrillet, il n’est pas nécessairement vrai que sa mort ait fourni la réponse. Car le miroir romanesque auquel se réfléchissent le monde et le moi ne rassemble pas les images, il les disperse, interdisant qu’aucune ne se fixe. Robbe-Grillet le dit dans les entretiens qu’il a accordés à Jacques Henric pour artpress à l’occasion de la sortie des premiers volumes de ses Romanesques (1). Il revendique le caractère à la fois baroque et moderne de son oeuvre, citant Joyce et surtout Proust – mort l’année où il naissait, c’était il y a un siècle mais c’est encore, pour qui le souhaite, aujourd’hui : « La fin de la Recherche, loin d’être un temps retrouvé, bien assis sur la certitude, est un engloutissement. Les commentaires de Proust sur la Tétralogie de Wagner, on peut les appliquer à sa propre oeuvre : le Temps retrouvé, c’est le Crépuscule des dieux, c’est-àdire le moment où tous les thèmes reviennent, magnifiés, amplifiés, splendides, et en même temps détruits. Tout roule, se désagrège dans le formidable océan. » Tout jusqu’à soi-même, celui que l’on dit être soi, et à ce que l’on prend pour sa vie. Et après ?
1 «Alain Robbe-Grillet, l’enchanteur», vrier 1988.
artpress
n°122, fé