PAULINE MARI sanglantes messagères
Pauline Mari
Membres fantômes Cendres, 114 p., 15 euros Dans Membres fantômes, Pauline Mari réunit la jambe amputée de Hans Hartung, la main coupée de Blaise Cendrars et l’oeil perdu de Victor Brauner. Les membres manquants sont dotés d’un organe : la langue.
L’effet qu’a sur vous la lecture d’un livre n’est pas indépendant du moment et du lieu où vous le lisez. J’ai lu le livre de Pauline Mari, Membres fantômes (sous-titré hartung, cendrars, brauner), alors que j’avais sous les yeux, en provenance d’Ukraine, les images des soldats gravement blessés, certains mutilés, sortis des enfers souterrains de l’usine de Marioupol bombardée depuis des semaines par l’armée russe ; j’ai lu ce livre après qu’un pouvoir médico-politique nous a pendant deux années, sous le régime de « l’état d’exception », asséné que la vie, la vie biologique, la vie « nue » comme l’appelle Giorgio Agamben, était non pas un bien mais la valeur suprême de la destinée humaine. J’ai commencé la lecture de Membres fantômes sans rien savoir de son auteur, Pauline Mari, sinon ce qu’en disait les quelques lignes de sa biographie sur le rabat de couverture du livre. Je m’attendais donc à lire l’essai d’une historienne de l’art consacré aux vies et aux oeuvres de deux grands artistes, Hans Hartung et Victor Brauner, et à celles d’un écrivain renommé, Blaise Cendrars. C’était, certes, le cas, mais le titre, Membres fantômes, annonçait un écrit d’une autre dimension, d’une autre nature. De fait, et pour dire vite les choses, dès les premières pages lues, l’évidence s’imposait, j’avais sous les yeux, un superbe livre d’écrivain. Mes lectures m’ont depuis longtemps convaincu que ceux qui sont allés le plus profond dans la compréhension des oeuvres d’art sont des romanciers et des poètes, je pense à Huysmans et Grünewald, André Malraux et Goya, Georges Bataille et Manet, Antonin Artaud et Van Gogh, Pierre Jean Jouve et Sima, Jean Genet et Giacometti, Louis Aragon et Matisse, Michel Leiris et Picasso… Je ne veux pas accabler Pauline Mari sous le poids de ces noms prestigieux, je me contenterai d’assurer que les dialogues inouïs qu’elle nous restitue entre une jambe, un pied, un oeil, auraient épaté Guillaume Apollinaire, réjoui
Alfred Jarry, et retenu l’attention de Bataille. S’il est habituel que des auteurs, pratiquant ce qu’il est convenu d’appeler l’exofiction, se mettent sans trop de scrupules dans la peau d’écrivains ou d’artistes célèbres pour parler à la place de leurs oeuvres, les jugeant probablement déficientes, il est rare que ce soit à un morceau de leur corps qu’ils donnent la parole et en fassent des personnages à part entière. Peu d’exemples dans l’histoire de la littérature : Diderot dans les Bijoux indiscrets, les Aventures de Jean-Foutre la Bite d’Aragon, le Sein de Philip Roth. Mais vulves, sein et membre mâle n’avaient pas été endommagés et perdus à la suite d’une guerre ou d’une rixe violente. Le beau projet de Pauline Mari est d’avoir choisi pour héros de son livre des membres et organes manquants, jambe, bras, oeil, ces membres fantômes puisque à la fois absents et omniprésents. La médecine s’est interrogée depuis longtemps sur ce syndrome étrange : le rappel douloureux, lancinant, persécuteur, chez les amputés, de leur membre disparu, voué la plupart du temps à quelque poubelle.
LE KÉPI BLANC DE LA LÉGION
L’unijambiste Hans Hartung, le manchot Blaise Cendrars, le borgne Victor Brauner ont connu ces épreuves. Histoires symétriques du peintre et de l’écrivain : le premier perd sa jambe au combat le 20 novembre 1944, le second au cours de la Grande Guerre d’avant, le 28 septembre 1915. Tous d’eux sont étrangers, Hartung allemand, Cendrars suisse ; tous deux se sont engagés dans la Légion ; tous deux ont donc choisi d’entrer en guerre, de risquer leur vie, une vie pas considérée par eux comme sacrée, pour défendre d’autres valeurs, celles d’un pays, la France, d’un régime, la démocratie. C’est en 1938 que le troisième héros de Pauline Mari, l’oeil de Victor Brauner, meurt. Pas dans les circonstances d’un conflit armé. L’artiste est présent chez un ami lorsque, à la fin d’une soirée bien arrosée, il s’interpose pour séparer deux excités qui en sont venus aux mains. La grosse brute de peintre surréaliste Óscar Dominguez balance une bouteille en direction de l’adversaire, et c’est l’oeil de Brauner qui reçoit le projectile et éclate sous les centaines d’éclats de verre. Autre point commun de l’énucléé avec Hartung et Cendrars : lui aussi, né Roumain, est un étranger qui a choisi de s’installer à Paris en 1932 ; lui aussi, juif et communiste antistalinien est un antifasciste qui paiera durement ses engagements politiques. À ces trois handicapés appartenant à cette catégorie des grands artistes, écrivains et penseurs dont Gilles Deleuze jugeait que c’était leur faible santé qui à la fois les avait brisés (il citait, lui, Herman Melville, William Faulkner, D.H. Lawrence) et les avaient faits grands, Pauline Mari en ajoute un quatrième, encore un étranger, encore un migrant, le Polonais de Kostrowitzky, dit Guillaume Apollinaire, encore un qui aurait pu faire l’économie de sa vie en n’allant pas tirer au canon pour la France du côté du Chemin des Dames.
Pauline Mari rappelle les événements biographiques marquants de ses personnages via les coupes sombres opérées dans leur corps par le destin. Confortant le point de vue de Deleuze sur les maux porteurs d’une plus grande santé, d’une vision agrandie de l’humain, elle donne la parole à la fantomatique main de Cendrars qui s’adresse à la non moins fantomatique jambe d’Hartung : « Quand il n’est plus [le dit membre] le démon qui sonne à la porte, il est l’ange par la fenêtre […] C’est une de nos lois corporelles, une jambe en moins donne une main qui peint. » Les membres et organes manquants se greffent au corps. L’erreur courante que dénonce l’oeil : croire « que les corps humains sont des
Pauline Mari.
(Ph. DR)
centres et nous des périphéries ; qu’ils sont les rois et nous des sous-fifres ». Pour preuve : « Me greffant à Brauner, je gobai son nerf optique. » Résultat : « J’ai fait voir à Brauner des choses insensées à la raison, réelles à l’imagination, et vice-versa. » Et voici la main coupée de Cendrars, qui causait de grandes douleurs au nerf de celui qu’elle appelle « son poète », s’adressant ainsi à lui : « Prends Cendrars ! Prends ! Prends ce trésor ! Griffe comme je te griffe ! Écris ! Oui écris. On te fit chair à canon, fais-toi chair à papier ! » Quant à la jambe d’Hartung, dans un élan quelque peu paranoïaque, elle déclare à propos de son Jean : « Il peint sous l’influence de mon astre. Je ne suis pas un débris du destin, mais une étoile montante. Un dard rutilant. Les enfants font leurs parents. Les morts accouchent des vivants. Les tombeaux sont des berceaux. Et sur cette falaise, je suis Jupiter puisque Jean est né de ma cuisse. »
LA MAIN DU CHRIST
La main de Cendrars affirme : « C’est moi le corps, lui le bout. » Elle devient lyrique : « Je suis le pivot de sa rédemption, de sa résurrection […] Je suis la main du Christ. » Ces fantômes secouristes et accoucheurs font, certes, un excellent travail mais ils usent de méthodes assez rudes. Leur façon de harceler ceux qui les ont contraints à devenir fantômes laisse entendre qu’ils ont en eux un solide fond de méchanceté, comme tous les fantômes, assure Pauline Mari. Il faut les comprendre, ils ont été exposés contre leur gré à leurs épreuves. Pauline Mari en narre crûment les épisodes, et revoici son lecteur avec en tête les actuelles images de la guerre, d’Ukraine, et de toutes d’avant. Combien de morts et de blessés graves parmi les artistes et les écrivains lors des deux conflits mondiaux ? Pour ce qui est des blessures, Pauline Mari nous en dresse un tableau saisissant : l’opération de « boucher » dont est victime Hans Hartung, « amputé à vif sans anesthésie totale », hurlant de douleur, les risques de gangrène, les prothèses successives, laides, encombrantes, qu’on lui visse au moignon, le faisant claudiquer à vie ; la scie s’attaquant à l’avant-bras de Cendrars au niveau du coude, faisant pisser le sang, une giclée « filandreuse et glaireuse, rouge et violet, violet et bleu, fuchsia et noir » (historienne de l’art, Pauline Mari excelle à évoquer les nuances de couleur des chairs meurtries ou en décomposition) ; l’oeil de Brauner pendouillant hors de son orbite, là où il était douillettement installé « comme une fesse sur un fauteuil en cuir au soleil ». L’étrange est que tous trois, les amputés et l’énucléé, avaient prévu leur drame, l’avaient de façon prémonitoire inscrit dans leurs oeuvres, comme le fit un autre grand peintre, Manet, dont la gangrène obligea, à lui aussi, qu’on lui coupât le pied, comme on coupa la jambe à Rimbaud.
L’oeil de Brauner avait été prévenu par son propriétaire qui s’était autoportraituré en borgne sept ans avant l’accident ; Hartung avait été averti de sa mésaventure guerrière par les prédictions à son père d’une tzigane ; et si le jeune Suisse, Frédéric Louis Sauser, suggère Pauline Mari, a pris pour pseudonyme Cendrars (entendons cendres dans ce nom), c’est qu’il a su très tôt qu’il était promis à brûler en enfer. Ce qui donne à penser à sa main que « les artistes s’autoprophétisent, que dans la recherche d’eux-mêmes ils se jettent des sortilèges et se portent malheur ». Les oeuvres sont-elles « des sorts ou des intuitions du corps » ? Pas tout à fait, corrige l’oeil : « Ce sont des messagères envoyées depuis l’intérieur. Je n’aurais pas visité Apollinaire ni habité Brauner si le portail de leur âme avait été fermé, et cette âme un château en creux. » Outre Apollinaire, les trois estropiés croisent quelques autres de leurs grands contemporains, notamment Kupka, Robert et Sonia Delaunay, Hélion, Braque, Léger, Picasso, Van Goh et son oreille. Nous aurions pu aussi bien y rencontrer des combattants ayant guerroyé dans les mêmes secteurs, sur les mêmes fronts, Aragon, Céline, Char, Bousquet, autre mutilé celui-ci…
UN BOUT DE CHARLOT
On a compris que le récit de Pauline Mari est un exercice d’admiration. L’ironie et l’humour, sensibles dans les portraits qu’elle trace des trois grands inspirés qui ont marqué la vie littéraire et artistique de leur temps, n’en font pas à ses yeux des demi-dieux promis à l’adoration. Difficile avec un Cendrars dont elle voit le nez comme « un gros panais » qui « débande sous l’expulsion des mensonges et aveux honteux dans l’écriture », et sa « tête de vieux légume à béret basque » qui « déclare à la condition humaine sa miséricorde » ; idem avec Brauner dont la figure, en vieillissant « absorba les propriétés de l’oeuf. Sclérotique visqueuse… », et avec son oeil qui devint « une plante germée, une cuticule » ; pareil avec Hartung dont elle voit la jambe fantôme, lors d’une visite d’atelier, comme « une grande manche raide d’automate » essuyant le vide : « On eût dit l’avant-bras d’un drogué. On eût dit un bout de Charlot à l’usine, sa main répétitive et flasque, boulonnant des plaques sur un tapis roulant. »
J’oubliais l’essentiel : le récit de Pauline Mari, renouant en quelque sorte avec l’esprit des farces médiévales, est une des plus récentes et pénétrantes approches de l’infini turbulent, pour reprendre le titre d’un essai d’Henri Michaux, que sont la création artistique et littéraire.
De haut en bas:
Hans Hartung. (Ph. Marc Trivier).
Blaise Cendrars. (Ph. DR).
Victor Brauner. Autoportrait. 1931. Huile sur bois. 22 x 16 cm. (Coll. Mnam/Centre Pompidou)