ALIOCHA IMHOFF, KANTUTA QUIRÓS qui parle ?
Aliocha Imhoff et Kantuta Quirós
Qui parle ? (pour les non-humains)
PuF, « Perspectives critiques », 288 p., 22 euros Le dernier essai d’Aliocha Imhoff et Kantuta Quirós s’inscrit dans le tournant épistémolgique qui entend instaurer de nouvelles relations aux non-humains.
Placé sous le signe d’une question deleuzienne, l’ouvrage d’Aliocha Imhoff et Kantuta Quirós – respectivement maître de conférence à l’université de Paris VIII et maîtresse de conférence l’École des arts de la Sorbonne – s’offre comme une synthèse précise et claire de l’épineuse problématique d’une politique de l’énonciation. Il se concentre sur les approches des dernières décennies qui ont cherché à repenser notre relation aux non-humains, soit à l’ensemble de ces entités que l’on nommerait trop facilement naturelles, tels que les animaux, les plantes, et même les biotopes. Ceux qui oeuvrent sous l’appellation du peuple qui manque (une plateforme curatoriale fondée en 2005 à la croisée de la recherche et de l’art contemporain) initient leur propos avec la notion de sujet pour marquer une continuité paradoxale entre la remise en cause de l’individu par le post-structuralisme et les réflexions contemporaines autour d’une conception élargie du sujet. Ils investissent alors le champ pratico-théorique de l’Anthropocène pour évoquer le formidable mouvement d’extension du concept de personnalité juridique, compris notamment comme l’expression de l’enchevêtrement entre de multiples points de vue qui piste les premières traces d’une éco-démocratie. De ce fait, on retrouve la constellation des auteurs contemporains, de Judith Butler à Paul Preciado, en passant par Philippe Descola, Vinciane Despret, Donna Haraway, Bruno Latour, Brian Massumi, ou encore Christopher Stone, qui travaillent à une nouvelle compréhension de la notion de communauté, en dehors de la vulgate humaniste qui nous gouverne. Tout en nuances et avec un art savant de l’inflexion, Aliocha Imhoff et Kantuta Quirós exposent et commentent leurs approches théoriques de façon à prendre la pleine mesure du tournant épistémologique qui a vu la souveraineté et l’autonomie modernes être délaissées, au profit de l’interdépendance et d’une perspective dite « cosmomorphe ».
Pareille position ne peut être ramenée à une simple posture animiste et souligne au contraire comment cette interrogation opère la rencontre singulière entre le droit moderne et les mouvements indigènes. Elle souligne la tentative de fonder un rapport au monde qui tire les conséquences de l’effondrement des écosystèmes, indice radical et terrible de la crise de la sensibilité que nous traversons. À ce titre, les deux auteurs montrent l’importance que peut revêtir l’art en tant que juridiction propre, puisque cet espace de fiction est propice à l’expérimentation et à la définition de formes de vie.
RÉEXAMINER LA CITOYENNETÉ
En ce sens, la création artistique apparaît comme un agent privilégié d’une potentielle transformation, d’autant qu’elle est un domaine transversal qui invite à croiser les nombreux questionnements qu’une telle situation impose. De l’articulation entre les représentations, les sciences et la réalité, à la figure du témoin si déterminante pour le 20e siècle, en passant par notre rapport au logos et à la traduction, c’est l’ensemble du monde matériel et sémantique qui est en jeu ici. Il y a donc la volonté d’une vision presque globale qui permet d’envisager la part poétique de ces observations comme une nécessaire ouverture de nos sociétés à des alternatives. Derrière les initiatives de parlements et d’assemblées des non-humains, c’est en effet la citoyenneté qui est réexaminée, sur un mode qui n’est pas strictement abstrait. Les essais sont là pour le démontrer et permettre d’envisager une forme de résistance à l’extractivisme propre à la production capitaliste qui ne pense la matière et les êtres que comme des objets que l’on peut prendre et utiliser.
A contrario, la philosophie politique du vivant qu’Aliocha Imhoff et Kantuta Quirós dessinent en appelant à une Gaïacratie suppose de sortir du désenchantement d’une certaine négativité prise dans les rets du réalisme. En cela, ils prolongent les lignes de leur ouvrage précédent, les Potentiels du temps (Manuella éditions, 2016) qui tentait de dépasser une certaine mélancolie critique. Pour autant, ils affrontent les contradictions visibles dans cet engagement vertueux et ne versent pas dans la consolation qui aurait vite fait d’écarter tout dissensus pour une idéale mais fausse réconciliation. Qui parle ? (pour les non-humains) fait donc partie de la famille des ouvrages qui aident à scruter avec acuité notre contemporaneité, sans souscrire à un assèchement des sensations et des affects, dans la mesure où il s’agit de spéculer sur un devenir nécessairement minoritaire. Une manière d’échapper à la violence des rapports de force pour mieux entendre le silence, celui que l’homme ne cesse de produire autour de lui, dans sa prédation tout aussi folle que rationnelle. Une façon également de faire résonner les voix de tous ceux qui ont été privés par l’arbitraire humain du principe même de l’élocution.