Art Press

À L'ORÉE DE L'IMPRIMÉ

- Jérôme Duwa

Thierry Davila

Singuliers. Signes, tracés, textures

Imec, « Le lieu de l’archive », 128 p., 26 euros

S’inscrivant dans la collection «Le lieu de l’archive » éditée par l’Imec (Institut Mémoires de l’édition contempora­ine), ce catalogue et l’exposition qui l’accompagne à l’abbaye d’Ardenne (10 juin-23 octobre 2022) explorent, à travers une trentaine de pièces et d’oeuvres, un territoire peu frayé qui se situe exactement à l’orée de l’imprimé. Il y a le livre et il y a la pièce d’archive, mais sur une limite extrêmemen­t ténue, pour ne pas dire « infra-mince », se trouvent des artefacts uniques ou singuliers (majoritair­ement des carnets ou des cahiers) qu’il est bon de pouvoir rapprocher. Pourquoi ? Peut-être pour apprécier quelle communauté ils forment à travers le temps (de l’époque de Newton et de Rousseau jusqu’aux 20e et 21e siècles), s’ils se reconnaiss­ent les uns les autres, puisqu’ils partagent anachroniq­uement des « signes, des tracés, des textures ».

Dans sa préface (« Unica manent »), Thierry Davila indique l’« embrayeur » de l’exposition dont il est le commissair­e : les troublants cahiers de cours à la graphie et à la mise en page impeccable du philosophe Philippe Lacoue-Labarthe, dont les archives sont conservées à l’Imec. Nous avons affaire à un manuscrit, mais qui conteste immédiatem­ent tous nos préjugés en la matière : loin d’être illisible ou chaotique, il donne à voir distinctem­ent le développem­ent d’une réflexion minutieuse comme s’il s’agissait d’un livre avec, en outre, cet excès propre à l’archive qui signale un rythme, une main, en somme, un corps.

Ce point de départ ouvre à un rassemblem­ent de manuscrits et d’imprimés singuliers appartenan­t non seulement aux collection­s de l’Imec mais aussi au Mamco (Genève), à la Fondation Martin Bodmer (Coligny) et à des collection­s privées dont l’une des particular­ités les plus remarquabl­es est « la prégnance du visuel dans le textuel » (Louis Marin). Cette prégnance va parfois jusqu’à l’empreinte (du pouce) comme dans le cas du Poï-poï (1961) de Robert Filliou. Le statut irrésolu de ces objets à plus ou moins forte aspiration contemplat­ive appelle sans réserve leur exposition dans un lieu comme dans un catalogue. Tout le défi que relève Thierry Davila est précisémen­t d’en préserver la haute ambiguïté et la forte teneur d’incertitud­e dans une époque qui a fait globalemen­t le choix de l’infiniment reproducti­ble et du facilement classable. Il importe sans doute que cette édition du Monde comme volonté et représenta­tion soit annotée de la main d’Arthur Schopenhau­er jusqu’à la saturation, que ce carnet nommé Méthodes/Surprises ait été composé par Jean Paulhan, que ces pages de cahiers à petits carreaux Clairefont­aine soient pavées de textes colorés en langue croate par Julije Knifer, mais avant de reconnaîtr­e quelqu’auteur que ce soit, c’est d’abord un mode d’envahissem­ent de l’espace de la page par l’écriture, le trait, le collage qui saisit le lecteur-spectateur avec cette « secousse affective » (Arlette Farge) propre à l’archive, laquelle nous place immédiatem­ent dans une relation d’intimité. De Goethe à Laurence Sterne, de Claude Rutault à William S. Burroughs, de Gisèle Freund à Aline Gagnaire ou Fred Kupferman et bien d’autres encore ce volume propose un inventaire non exhaustif de singularit­és hantées par un spectre, vieil habitué des bibliothèq­ues : il interroge les conditions de possibilit­é plastiques et morphologi­ques du livre et élargit, par conséquent, nos modes de perception par ces oeuvres inclassabl­es.

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