GEORGES BANU
Chassé-croisé de la mémoire. Je m’apprête à écrire : « J’ai fait la connaissance de Georges Banu en 1979, dans un couloir… de l’Assemblée nationale ! », et comme je l’appelle pour préciser quelques autres points, voici que lui me déclare tout de go : « Nous nous sommes vus pour la première fois au printemps 1974. J’accompagnais un ami qui te rendait visite à artpress. Vous aviez vos bureaux tout près du Centre Pompidou. »
Cinq ans séparent nos souvenirs ! Ce n’est pas rien. Mais il fallait, pour que la vraie rencontre eût lieu, c’est-àdire celle qui allait conduire à maintenant quarante ans de collaboration (huit fois cinq ans !), que quelque chose se passe dans l’histoire de la revue, mais aussi dans l’histoire tout court. Au printemps 1974, Georges était en France depuis quelques mois, artpress avait à peine plus d’un an. Georges était arrivé de Roumanie exactement le 31 décembre 1973, avec en poche un faux certificat de boursier et une improbable invitation émise par le conservatoire de musique du 5e arrondissement de Paris. Le soir même, cet ami qui l’accueillait et qu’il accompagnerait un peu plus tard à artpress, Eugène Jacob, l’avait emmené à un réveillon chez Marguerite Duras où le transfuge de quelques heures se retrouva fêter la nouvelle année, celle de sa nouvelle vie, en compagnie de Delphine Seyrig, Michael Lonsdale et Gérard Depardieu. Au début de l’année 1974, artpress, qui avait été créé en grande partie pour faire connaître les avantgardes artistiques américaines en France, venait de sortir un numéro dont la couverture était un poème de Mao Tsé-toung. J’avais à me débrouiller entre la philosophie analytique des artistes conceptuels que je défendais et le maoïsme de mes amis de Tel Quel. J’avais fort à faire. J’espère que Georges me pardonne mon inattention de 1974.
Nous nous sommes donc croisés à nouveau, peut-être présentés par Guy Scarpetta qui écrivait déjà sur le théâtre pour artpress, en décembre 1979, dans un couloir d’une annexe de l’Assemblée nationale, rue de l’Université, à la sortie d’un auditorium où nous étions venus assister aux assises du CIEL, Comité des Intellectuels pour l’Europe des Libertés. Le CIEL fut un mouvement éphémère qui rassembla des intellectuels de sensibilités politiques très diverses mais qui s’entendaient pour dénoncer l’utilisation carcérale des hôpitaux psychiatriques en Union soviétique aussi bien que l’extrême droite intellectuelle qui pointait son nez en France, et que toutes formes de totalitarisme, déclarées ou rampantes, dans le monde. On croisait le dramaturge Fernando Arrabal, qui avait fui le franquisme, l’historien Emmanuel Le Roy-Ladurie, l’écrivain Philippe Sollers, le philosophe Raymond Aron. Sans abandonner notre tropisme américain, nous-mêmes, à artpress, avions tourné notre regard vers les dissidents soviétiques dont beaucoup alors passaient par Paris ou s’y installaient. Certains étaient invités à parler aux assises du CIEL, tels que Natalia Gorbanevskaïa ou Vladimir Maximov. Ce jour-là, il y avait aussi Eugène Ionesco et Paul Goma à la tribune. Georges portait déjà la barbe, peut-être pour donner du sérieux à un visage qui était très juvénile, correction d’autant plus nécessaire qu’il avait aussi, déjà, l’habitude de raconter plein de petites histoires drôles qui se glissaient comme ça, sans s’annoncer, sur le même ton égal de sa voix basse, au fil de la conversation, des blagues qui pour la plupart livraient la version absurde d’une vie quotidienne en Roumanie de plus en plus soumise au despotisme.
À nouveau, voilà que nous prélevons chacun des sujets différents sur l’écume des souvenirs. Je pense que le premier article de Georges publié dans artpress portait sur le théâtre italien (Giorgio Strehler, Carmelo Bene) dans le cadre d’un numéro entièrement consacré à l’Italie, en mai 1980, mais c’est à un texte sur Tadeusz Kantor auquel lui pense d’abord, à cause de l’écho que cet article avait rencontré. Est-ce celui qui rendait compte du Festival d’automne à Paris, paru en décembre de la même année ? Toujours est-il que
Georges Banu contribua à introduire un peu plus d’Europe dans une revue qui, sans ignorer Peter Brook ou Jérôme Savary, avait quand même beaucoup privilégié la scène newyorkaise et bien sûr la figure de Bob Wilson. Pour artpress, Georges interviewa Georges Aperghis, Luc Bondy, André Engel, Jerzy Grotowski, Alain Ollivier, Luca Ronconi, Antoine Vitez ; il écrivit sur Peter Brook bien sûr, sur Patrice Chéreau, Peter Stein, Lefteris Voyatzis… Ensemble, nous avons réalisé le plus gros numéro d’artpress, un hors-série sur le théâtre, 244 pages très denses, qui me firent un peu peur (« nous n’allons rien vendre »), et qui fut épuisé en un temps record (au sein d’artpress, on me reprocha de ne pas avoir prévu un tirage plus important !). Il avait pour titre le Théâtre, art du passé, art du présent. Dans son éditorial, Georges parlait de cette présence des acteurs sur scène qui actualise le passé, y compris le passé mythique, mais aussi de la façon dont son espace limité fait durer le temps. Je regarde la date de ce numéro : fin de l’année 1989 ! La révolution a lieu en Roumanie. Nicolae Ceausescu est fusillé le jour de Noël. Celui qui avait choisi l’exil à la veille d’un jour de nouvel an, va bientôt revoir son pays où il n’a pas pu retourner depuis seize ans, il va pouvoir retrouver son passé. Nous pouvons nous réjouir de la fidélité de Georges Banu à artpress, nous devons surtout le remercier pour la pertinence de ses interventions dans la vie de la revue. À la suite d’une réunion, il y a toujours quelqu’un de la rédaction pour dire : « Heureusement que Georges était là pour apporter cette bonne idée ! » Et lorsqu’on cherche le bon auteur qui pourrait écrire sur tel sujet très particulier, il connaît toujours la bonne personne. En tant que critique d’art, je suis particulièrement sensible à une peinture qui refuse la narrativité, cultive les tensions, expose des apories. Telle est peut-être la raison pour laquelle ce qui me touche le plus dans le travail de Georges est son intérêt pour les thèmes dont on pourrait croire a priori qu’ils sont les derniers à concerner l’art du théâtre : les personnages qui se présentent de dos aux spectateurs, les acteurs qui parlent dans une langue qui n’est pas la leur, ceux qui jouent dans l’obscurité totale… Toutes situations qui ont pour effet d’exacerber la sensibilité. Celui qui un jour se détourna de son pays natal et pénétra, j’imagine sans trop de visibilité, dans l’inconnu, où il s’immergea dans une langue qu’il ne connaissait pas et qu’il parle et écrit aujourd’hui de façon remarquable, doit en savoir quelque chose.
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It was with great sadness that we learned of the death of Georges Banu on January 21st, at the age of 79. How can we fail to feel the cruelty of this contributor’s disappearance, who has been so invaluable for the past 45 years, when we have just celebrated the 50th anniversary of artpress?
May his wife, Monique Banu-Borie, rest assured that we share her pain. About two years ago, I was called upon to contribute to a book that paid tribute to him, which was published in Romania. What follows is the text I wrote on this occasion. It was entitled: “What artpress owes him”. In the near future, our pages will be addressing his most recent and moving work, Les Objets blessés (Cohen& Cohen). CM
The meanders of memory. I was about to write, “I met Georges Banu in 1979 in a hallway… of the Assemblée Nationale!”, and when I called him to clarify a few other details, he told me point blank: “We met for the first time in the spring of 1974. I was with a friend who was visiting you at artpress. You had your offices right next to the Centre Pompidou.” Five years between our respective memories! That’s no small thing. But for the real meeting to take place, the one that would lead to more than forty years of collaboration (eight times five years!), something had to happen in the history of the magazine, but also in history, period. In the spring of 1974, Georges had been in France for a few months, and artpress was just over a year old. Georges had arrived from Romania on exactly the 31st of December 1973, with a fake grant certificate in his pocket and an improbable invitation issued by the music conservatoire of the 5th arrondissement in Paris. That same evening, Eugène Jacob, the friend who had welcomed him and whom he would later accompany to artpress, had taken him to a New Year’s Eve party at Marguerite Duras’ house, where the hours-old arrival found himself celebrating the new year of his new life in the company of Delphine Seyrig, Michael Lonsdale and Gérard Depardieu. At the beginning of 1974, artpress, which had been created in large part to promote the American artistic avant-gardes in France, had just published an issue whose cover featured a poem by Mao Zedong. I was having to navigate between the analytical philosophy of the conceptual artists I defended and the Maoism of my friends from Tel Quel. I had a lot to do. I hope Georges forgives me for my absentmindedness in 1974.
We met again, possibly introduced by Guy Scarpetta who was already writing for artpress, in December 1979, in a corridor in an annex of the Assemblée Nationale on rue de l’Université, as we were leaving an auditorium where we had come to attend a conference by CIEL (Comité des Intellectuels pour l’Europe des Libertés). CIEL was an ephemeral movement that brought together intellectuals with very different political sensibilities who had agreed to denounce the carceral use of psychiatric hospitals in the Soviet Union, as well as the intellectual extreme right which was emerging in France and all forms of full-blown or covert totalitarianism throughout the world. Attendees included the playwright Fernando Arrabal, who had fled the Franco regime, the historian Emmanuel Le Roy-Ladurie, the writer Philippe Sollers and the philosopher Raymond Aron. Without renouncing our American affinities, we at artpress had turned our attention to the Soviet dissidents, many of whom were passing through Paris at the time, or settling there. Some of them were invited to speak at the CIEL conference, such as Natalia Gorbanevskaya and Vladimir Maximov. On that day, Eugene Ionesco and Paul Goma were also present in the audience. Georges was already sporting a beard, possibly in an attempt to make his very juvenile face more serious, a correction which was all the more necessary since he was already in the habit of telling lots of funny little stories which slipped into the course of a conversation, in the same low and even tone of voice, jokes which for the most part revealed an absurd version of daily life in Romania which was increasingly subjected to despotism. Again, we each pluck different subjects from the froth of memory. I think George’s first article in artpress was about Italian theatre (Giorgio Strehler, Carmelo Bene) in an issue entirely devoted to Italy in May 1980, but his first memory is of a text about Tadeusz Kantor, because of the response it met with. Was it the one that reported on the Festival d’automne in Paris, published in December of the same year?The fact remains that Georges Banu helped to introduce a little more of Europe into a magazine which, without neglecting Peter Brook or Jérôme Savary, had nevertheless very much favoured the New York scene, and of course the figure of Bob Wilson. For artpress, Georges interviewed Georges Aperghis, Luc Bondy, André Engel, Jerzy Grotowski, Alain Ollivier, Luca Ronconi, Antoine Vitez; he wrote about Peter Brook, naturally, about Patrice Chéreau, Peter Stein, Lefteris Voyatzis…
Together, we produced the biggest issue of artpress, a very dense 244page special about the theatre, which caused me some apprehension (“we’re not going to sell anything”) and ended up selling out in record time (my artpress colleagues criticised me for not planning a bigger print run!). It was entitled Le Théâtre, art du passé, art du présent. In his editorial, Georges spoke of the actors’ presence onstage which brings the past, including the mythical past, up to date, but also of how the limited space of the stage makes time last. I checked the date of this issue: late 1989! The revolution was taking place in Romania. Nicolae Ceaușescu was shot on Christmas Day. He who had chosen exile on the eve of a NewYear’s day would soon be reconnecting with his country, to which he had not been able to return for sixteen years: he would be able to recover his past.
We can rejoice in Georges Banu’s loyalty to artpress. We must especially thank him for the relevance of his contributions to the life of the magazine. After meetings, there is always someone from the editorial staff to say, “Thank goodness Georges was there to come up with this good idea!” And when you’re looking for the right author to write about a particular subject, he always knows the best person. As an art critic, I am particularly sensitive to a form of painting that eschews narrativity, cultivates tensions and exposes aporia.This is perhaps why the most moving thing for me in Georges’ work is his interest in themes which appear, at first glance, to be of least concern to the art of the theatre: the characters who turn their backs on the spectators, the actors who speak in a language which is not their own, those who perform in total darkness… All these situations have the effect of exacerbating sensibilities. He who one day turned away from his native country and entered into the unknown, presumably without much visibility, immersing himself in a language he did not know and which he currently speaks and writes in with remarkable fluency, must know a thing or two about that.