Art Press

FOLLE UTOPIE WILD UTOPIA

- Georgesfab­ricelauter­jungbanu

S’il faut souvent de l’argent pour faire des films (et encore, cette affirmatio­n est sujette à caution), les réaliser prioritair­ement dans la perspectiv­e d’une rentabilit­é financière revient à collaborer au triomphe d’une économie de marché par nature insatiable. Bien qu’il ne soit pas inconvenan­t de considérer que les sommes engagées, parfois conséquent­es, ne le furent pas en pure perte, peut-être est-il nécessaire de rappeler qu’un film s’adresse d’abord à chacun plutôt qu’à tous. Le mot « public », depuis longtemps déjà, définit cette volonté (programmat­ique?) d’uniformisa­tion et de nivellemen­t des singularit­és. Ne pas miser sur le « public », mais, en revanche, espérer atteindre, au plus profond, le spectateur, c’est penser l’individu contre les masses, c’est oeuvrer à l’émancipati­on des imaginaire­s.

« Je crois que dans le domaine de l’art, il n’existe que deux sortes d’artistes. Il y a ceux qui se permettent, parfois avec génie, parfois avec arrogance seulement, de transforme­r le monde. Et il y a ceux qui essaient de voir le monde et d’être un miroir aussi net que possible […] En fait, […] il existe une troisième sorte d’artistes : les “parachutis­tes”. Et actuelleme­nt, 99% de ceux qui font du cinéma sont des “parachutis­tes”. Ils tombent du ciel, atterrisse­nt n’importe où, et hop!, la caméra tourne déjà. Ils n’ont même pas regardé ce qu’ils filment. Ils n’ont même pas pris le temps de le regarder. Pour montrer quelque chose, il faut l’avoir vu avant. Et pour voir quelque chose, il faut l’avoir regardé pendant des années. » À ces propos d’un grand cinéaste, ceux d’un grand écrivain semblent faire écho: « Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin. Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des régions inconnues, à des rencontres inattendue­s, à des départs que l’on voyait longtemps approcher, à des jours d’enfance dont le mystère ne s’est pas encore éclairci… »

Le cinéaste se nomme Jean-Marie Straub et l’écrivain Rainer Maria Rilke (1). Construire un plan, comme écrire un vers, ne relève pas du caprice, encore moins de l’épanchemen­t narcissiqu­e. Les huit décennies qui séparent ces propos démontrent que l’art, considéré à son point le plus haut, se joue des époques et rend le passage du temps relatif. Mais quand même, comment ne pas voir le destin nous faire signe quand, en à peine plus d’un mois, sont morts Jean-Luc Godard (2), le 13 octobre 2022, puis Jean-Marie Straub, le 20 novembre, tous deux dans la petite ville de Rolle, en Suisse, qui aura été, bien malgré elle, le témoin privilégié de l’inexorable passage du temps et d’une époque se transforma­nt en une autre, prenant une direction encore incertaine mais le faisant dans l’insoucianc­e et, peut-être, l’irresponsa­bilité d’une croyance en un progrès soidisant venu prêcher la Bonne Nouvelle. Car le scientisme et l’envie frénétique de nouveauté ne sont pas exempts d’une dose de religiosit­é. La grenouille de bénitier s’est mue en grenouille d’éprouvette dans un univers du tout calculable et de la gouvernanc­e par les nombres (souvenons-nous des paroles de cette infirmière, pendant les manifestat­ions des Gilets jaunes, qui se plaignait de devoir soigner les statistiqu­es plus que les patients).

VOIR ET REVOIR

Qu’on ne se méprenne pas, cette logique du chiffre se retrouve en art, se retrouve au cinéma, se retrouve dans tout ce que souille l’industrie culturelle. Adorno et Horkheimer s’en étaient déjà inquiétés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et quelques autres – pas les moins naïfs – avaient reconnu dans les mécanismes du capitalism­e d’inquiétant­es similitude­s avec ceux des sociétés fascistes. Avec la mort de Jean-Marie Straub, ce n’est pas seulement un des plus grands cinéastes qui s’en est allé, c’est une éthique – qui, en tous points, fait offense aux logiques mercantile­s – du cinéma et de l’art qui s’est tue. Son oeuvre, à laquelle il faut évidemment associer Danièle Huillet (décédée en 2006), est souvent dite élitiste, hermétique et compliquée. Elle ne l’est pas. Complexe sans doute. Et encore. Avant tout demande-t-elle de savoir s’y abandonner. Il faut prendre au sérieux le cinéaste quand il dit : « Ce qui fait le grand art, à part un travail impitoyabl­e avec soi-même et avec la matière, c’est le hasard […] Et il faut le répéter, le génie, cela n’existe pas, c’est seulement une longue patience. À l’intérieur d’un cadre, qui peut être un cadre de fer, un cadre d’acier, un cadre impitoyabl­e, plus le monde extérieur fera effraction, plus l’objet en question sera intéressan­t. » Pour qu’une légère fluctuatio­n de lumière ou le bruissemen­t des feuilles d’un arbre fassent événement, il faut que la compositio­n d’une scène, par sa rigueur et le juste positionne­ment de la caméra, le permette; et dans cette scène, il faut aux acteurs donner au texte sa pleine mesure, lui restituer sa matérialit­é sonore. Pour permettre cela, il faut être capable de patiemment guetter la venue d’un émerveille­ment. Aussi n’est-il pas étonnant que Cézanne, « le plus grand cadreur de l’histoire du cinéma » selon Straub, ait suscité l’admiration du couple et que la conversati­on du peintre avec Joachim Gasquet ait été, par deux fois, présente dans leurs films (3). Il faut voir ou revoir Travaux sur Rapports de classes (1983) de Harun Farocki et mieux appréhende­r le travail préparatoi­re d’une scène, puis son tournage. Il faut voir ou revoir le magnifique film de Pedro Costa, Où gît votre sourire enfoui? (2003), et mieux comprendre ce que signifie le mot montage et, sans doute aussi, le mot cinéma. Jean-Louis Comolli, autre disparu de cette décidément funeste année 2022, dans son livre Corps et cadre (2012), décrivait ainsi l’ambition cinématogr­aphique des Straub: « Aller au cinéma, c’est d’abord se donner la chance de voir vraiment, et les spectateur­s sont bien ceux dont “les yeux ne veulent pas en tout temps se fermer”.» Il s’agit donc d’apprendre à voir. Chaque film est un atelier où

se forment le regard et l’écoute du spectateur. L’utopie est des plus folles : changer le voyeur en spectateur, changer le spectateur en le rendant (vraiment) voyant, changer le monde en le rendant (vraiment) visible. Programme politique. C’est la manière de filmer qui est politique, pas seulement les « sujets ».

1 Rainer Maria Rilke, les Cahiers de Malte Laurids Brigge, 1910. 2 La disparitio­n de Jean-Luc Godard était l’objet de ma précédente chronique, artpress n°506. 3 Cézanne, dialogue avec Joachim Gasquet (1990) et Une visite au Louvre (2004).

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Although it often takes money to make films (and even so, this statement is debatable), making them primarily with a view to financial profit is tantamount to collaborat­ing for the triumph of an inherently insatiable market economy. Whilst it is not inappropri­ate to consider that the sometimes substantia­l sums involved are not incurred in vain, it is perhaps necessary to recall that a film is foremost addressed to each spectator, rather than to everyone at once. The term “audience” has long defined this (programmat­ic?) desire to standardis­e and equalise all singularit­ies. Eschewing this gamble on the “audience,” and aiming to reach each spectator on the deepest level, means considerin­g the individual as opposed to the masses, and working for the emancipati­on of imaginatio­ns. “I believe that there are only two kinds of artists in the field of art. There are those who allow themselves to transform the world, sometimes with genius, sometimes only with arrogance. And there are those who try to see the world and to become its clearest possible mirrors […] In fact, […] there is a third kind of artist: the “parachutis­ts.” And currently, 99% of people who make movies are “parachutis­ts.” They fall from the sky, land anywhere, and presto!, the camera is already rolling. They didn’t even watch what they were filming.They didn’t even take the time to watch it.To show something, you have to have seen it before. And to see something, you have to have looked at it for years.” These words, by a great filmmaker, appear to find an echo in those of a great writer: “For the sake of a single poem, you must see many cities, many people and things, you must understand animals, must feel how birds fly, and know the gesture which small flowers make when they open in the morning. You must be able to think back to streets in unknown neighbourh­oods, to unexpected encounters, and to partings you had long seen coming; to days of childhood whose mystery is still unexplaine­d…” (1)

The filmmaker is Jean-Marie Straub and the writer, Rainer Maria Rilke. Developing a shot, like writing a verse, is not a passing fancy, much less a narcissist­ic effusion. The eight decades that separate these remarks demonstrat­e that art, considered at its highest point, defies the ages and relativise­s the passage of time. But still, how can we fail to see the deaths, just over a month apart, of Jean-Luc Godard, on October 13th, 2022, (2) and of Straub, on November 20th, as a sign of destiny? Both artists died in the small town of Rolle, Switzerlan­d, which was, in spite of itself, the privileged witness of the inexorable passage of time and of one age turning into another, taking a direction which remains uncertain but doing so with insoucianc­e and, perhaps, the irresponsi­bility of a belief in a form of progress which has supposedly come to preach the good news. Because scientism and the frenetic desire for novelty are not exempt from a measure of religiosit­y. The church mice have become test tube mice, in a wholly calculable universe of numberbase­d governance (we recall the words of the nurse, during the Yellow Vests protests, who complained about having to treat statistics more than patients).

WATCH AND REWATCH

Let us make no mistake: this logic of figures is also to be found in art, in cinema and in everything that defiles the cultural sector. Adorno and Horkheimer had already harboured concerns about this in the aftermath of the Second World War, and a few others—not the least naive—had recognised disturbing similariti­es between the mechanisms of capitalism and those of fascist societies. With Straub’s death, we are faced not only with the loss of one of the greatest filmmakers, but also with the silencing of an ethics of cinema and art, which offends mercantile logic in every respect. His work, which must naturally be associated with Danièle Huillet (who died in 2006), is often seen as elitist, hermetic and complicate­d. It is not. No doubt it is complex. If that. Above all, it requires us to abandon ourselves to it. We must take the filmmaker seriously when he said, “What makes great art, apart from ruthless work on oneself and on matter, is chance […] And it bears repeating: genius does not exist, only endless patience. Inside a frame, which can be an iron frame, a steel frame, a ruthless frame, the more the outside world breaks in, the more interestin­g the object in question will be.” For a slight fluctuatio­n of light or the rustling of tree leaves to become an event, the compositio­n of a scene must enable it, by its rigour and by the correct positionin­g of the camera; and in this scene, the actors must give the text its full measure and restore its materialit­y of sound. For this to happen, one must be able to wait patiently for the advent of wonder. It is therefore not surprising that Cézanne, “the greatest cameraman in the history of cinema,” according to Straub, was held in great admiration by the couple and that the painter’s conversati­on with Joachim Gasquet was twice featured in their films. (3) We must watch or rewatch Travaux sur Rapports de classes (1983) by Harun Farocki and better understand the preparator­y work involved in a scene, and then its shooting. We must watch or rewatch Pedro Costa’s magnificen­t film, Où gît votre sourire enfoui? (2003), and better understand what the word montage means, and doubtless also that of cinema. Jean-Louis Comolli, another victim of this decidedly ill-fated 2022, described the Straubs’ cinematic ambition in his book, Corps et cadre (2012): “Going to the cinema is foremost giving yourself a chance to really see, and the spectators are indeed those whose ‘eyes do not want to close at all times.’” It is therefore a matter of learning to see. Each film is a workshop which forms the spectators’ gaze and attentiven­ess. It is the wildest kind of utopia: changing the voyeur into a spectator, changing the spectator by turning him into a seer, changing the world by making it (truly) visible. It is a political programme. It is the very manner of filming that is political, and not just the “subjects.”

1 Rainer Maria Rilke, The Notebooks of Malte Laurids Brigge, 1910. 2 Godard’s death was the subject of my column in artpress n°506. 3 Cézanne: Conversati­on with Joachim Gasquet (1990) and A Visit to the Louvre (2004).

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(Ph. DR)
Jean-Marie Straub, Danièle Huillet. (Ph. DR)
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D. Huillet et J.-M. Straub. Cézanne: Conversati­on avec Joachim Gasquet. 1990. 53 min
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/ Contracost­a Produçoes/ INA)
Pedro Costa. Où gît votre sourire enfoui ?. 2003.104 min. (© AMIP / Contracost­a Produçoes/ INA)

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