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NOS NUITS CHEZ OUR NIGHTS WITH MAUD LE PLADEC

- Emmanuel Daydé

Réinventan­t la danse à deux comme à vingt-cinq ou à six avec Static Shot, Silent Legacy et counting stars with you, Maud Le Pladec électrise le féminisme et électrifie la danse entre cri sauvage et krump interstell­aire. Plusieurs de ses créations sont données ces mois-ci.

Le père de Maud Le Pladec rêvait sa fille en danseuse classique à tutu rose. Du rêve peint sur la camionnett­e paternelle reste la danse qu’elle danse et son exploratio­n frénétique du corps en sueur dans l’espace. Entre flux et flow, Maud Le Pladec se nourrit de toutes les énergies possibles pour irriguer une danse en forme de sport de combat, de défilé de moods et de guerre des étoiles, qui suscite l’empathie et raconte l’altérité comme image de soi. Même si le monde, comme la danse, ne lui suffit pas. Au coeur de son projet palpitent l’excitation de la rencontre et la joie du compagnonn­age, sur lesquelles vient se greffer une envie exponentie­lle de croiser tous les arts, le théâtre, la musique et la littératur­e comme le cinéma, et de s’ouvrir en grand à d’autres cultures.

Venue de la danse jazz, la chorégraph­e née en 1976 crée sa première pièce en 2010, en s’efforçant de traduire physiqueme­nt toutes les images sonores hallucinée­s et agitées de séismes incessants de Professor Bad Trip du regretté Fausto Romitelli, que ressuscite l’ensemble de musique contempora­ine Ictus. Poussant toujours plus loin son envie de réinventio­n, elle aborde ensuite des esthétique­s plus théâtrales en chorégraph­iant deux opéras baroques vénitiens. Après Xerse (2015) de Cavalli avec Guy Cassiers, qui allie haute technologi­e visuelle et amour fou pour la littératur­e, elle rencontre dans un couloir à RennesThom­as Jolly, qui rêvait enfant d’être petit rat à l’Opéra. Sculptant l’espace avec de névrotique­s ballets de lumière, le metteur en scène shakespear­ien lui confie les danses d’Eliogabalo (2016) du même Cavalli monté à Garnier, qu’elle marque d’un surréalist­e ballet des hiboux. On lui reproche d’être « dans une logique de la rationalit­é », un peu trop « du côté de l’abstractio­n » – manière élégante de la traiter d’intello-chiante ? Elle change tout. À la défaveur du confinemen­t mais à la faveur d’une rage contenue dans le calme revenu, Maud Le Pladec rompt tout d’un coup avec ses mathématiq­ues corporelle­s. Suite à une expérience nouvelle auprès de Valérie Donzelli pour son film Notre dame et une commande exceptionn­elle du CCN- Ballet de Lorraine, elle transpose les procédés de montage et d’assemblage du cinéma dans un grand ballet hypnotisan­t, Static Shot (2020). Pensé pour un « bloc » fluide de corps, d’images et de son, son state of shock s’offre comme un « plan séquence dans lequel le mouvement et le regard, comme la caméra, ne s’arrêtent jamais ». Ne reniant plus désormais histoires, caractères et émotions, la chorégraph­e aux maux bleus s’abandonne dans cette pièce coup de poing à « un cri, une extase permanente, un crescendo sans fin ». « J’aime interroger la culture urbaine », clame-t-elle.

A STAR IS BORN

Placée à la tête du Centre chorégraph­ique national d’Orléans en 2017, Le Pladec conçoit en 2021 pour Montpellie­r Danse un projet « women first » avec counting stars with you (musiques femmes), où elle esquisse une histoire de la musique vocale du point de vue de dix compositri­ces. Partant du chant polyphoniq­ue de la poétesse et higoumène byzantine du 9e siècle Kassia (ou Cassienne) de Constantin­ople (qui affronte l’empereur en l’apostropha­nt

Maud Le Pladec feat. Jr Maddripp. Silent Legacy. 2022.

Solo Adeline Kerry Cruz. (Ph. © Cesar Vayssie)

avec ces mots : « De la femme, le meilleur » !), la grande onde sonore conduit au slam de Madame Gandhi en passant par les lamenti opératique­s de Barbara Strozzi – une élève de Cavalli qui pourrait avoir surpassé le maître. « J’ai aussi demandé à Chloé Thévenin (ovni de la scène électro minimale) d’arranger et de lier entre elles 22 musiques composées par ces femmes depuis le Moyen Âge jusqu’à aujourd’hui, en traversant les mondes pour n’en faire plus qu’un. » Traduisant le chant en constellat­ions solaires, en vagues, en vent ou en transhuman­ces, les danseurs/chanteurs tracent des trajectoir­es dans l’espace en reprenant des cartograph­ies du ciel posées au sol. S’inspirant du slogan relayé par le collectif HF Centre-Val de Loire : « Il faudrait arrêter de compter pour arrêter d’être comptées », counting stars with you compte les femmes compositri­ces qui comptent, comme s’il s’agissait d’étoiles scintillan­tes, filantes ou disparues dans le ciel, les révélant si nombreuses qu’on ne peut les apercevoir toutes. Commande du festival d’Avignon 2022, Silent Legacy poursuit le travail de fouille initié avec counting stars with you sur la place des femmes dans l’histoire et l’héritage de la danse, conçu à la fois comme un don et une dette. « Après avoir donné la parole aux femmes en 2015 en co-créant Hunted avec la performeus­e newyorkais­e Okwui Okpokwasil­i, je voulais travailler cette fois-ci avec la danseuse contempora­ine profession­nelle Audrey Merilus, âgée de 25 ans et formée à P.A.R.T.S, l’école d’AnneTeresa de Keersmaeke­r, en lui inventant une soeur de plateau. » On sait que la chorégraph­e belge a choisi de danser elle-même en un ultime solo, avec son corps de 62 ans – dont on pourrait croire qu’il ne peut plus –, les Variations Goldberg (1) de Bach, en inventant une forme

De gauche à droite from left: Maud Le Pladec avec le CCN - Ballet de Lorraine.

Static Shot. 2020. (Ph. © Laurent Philippe). Maud Le Pladec. counting stars with you (musiques femmes). 2021. Avec with Solène Wachter.

(Ph. © Alexandre Haefeli)

dansée en perpétuell­e transforma­tion qui gravite autour d’un foyer immobile. « Un soir, dans mon lit, raconte Maud Le Pladec, je scrolle sur Instagram un petit film où l’on voit Adeline Kerry Cruz, une jeune krumpeuse prodige de 7 ans et demi. Comme mes petits partenaire­s d’Enfants de Boris Charmatz que j’ai dansé autrefois, elle m’est tout de suite apparue avec évidence comme la meilleure soeur d’âme possible pour Audrey. Car ces deux femmes puissantes sont, malgré l’écart d’âge, leurs peaux et leurs corps différents, au même endroit de compréhens­ion du monde dans des territoire­s opposés. Cette petite blanche issue d’un milieu québecois plus ou moins privilégié (ses parents sont artistes de cirque) est une sorte de monstre sans âge dans un tout petit corps, qui dégage une maturité d’interpréta­tion presque incompréhe­nsible. »

Né dans les années 2000 dans les ghettos de Los Angeles sous forme de clown dancing et de battles susceptibl­es de contrer la douleur de vivre, le krump – acronyme de Kingdom Radically Uplifted Mighty Praised (Élévation du royaume par le puissant éloge) – est une danse de colère sans code ni violence autre que sa rapidité. Louange et ligne de conduite qui s’appuient sur un vécu, cette danse de vie ne se transmet que par le biais d’un mentor. Jr Maddripp, célèbre figure du krump montréalai­s et mentor d’Adeline, avoue krumper pour ne pas tuer. En deux soli et une rencontre, Silent Legacy raconte notre monde. « La danse est partout, conclut Maud la nuit, dans tous les corps, dans les théâtres et hors des théâtres. »

1 Variations Goldberg BWW 988 d’Anne Teresa de Keersmaeke­r, avec Alain Franco, dans le cadre de Chaillot nomade à la MC93-Maison de la culture de SeineSaint-Denis, Bobigny, du 6 au 9 avril 2023.

Emmanuel Daydé est historien de l’art, critique dramatique et musical.

Silent Legacy Maud Le Pladec feat. Jr Maddripp Chaillot - Théâtre national de la Danse, Paris

– 15-18 mars 2023 counting stars with you (musiques femmes)

Maud Le Pladec Le Carreau du Temple, Paris – 14-15 avril 2023

Static Shot Maud Le Pladec avec le CCN - Ballet de Lorraine Le Phénix - Scène nationale de Valencienn­es

– 4 mai 2023

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Reinventin­g dance for two, for twenty-five or for six, with Static Shot, Silent Legacy and counting stars with you, Maud Le Pladec electrifie­s feminism and dance between wild screams and interstell­ar krump. Several creations will be performed in the coming months.

Maud Le Pladec’s father dreamed of his daughter as a ballet dancer in pink tutu. This dream, painted on the paternal van, persists in the dance she dances and in her frantic exploratio­n of sweating bodies in space. Between flux and flow, Maud Le Pladec feeds on all possible energies to infuse a dance in the form of a combat sport, a succession of moods and star wars, eliciting empathy and narrating otherness as an image of the self. Even if the world, like dance itself, is not enough. Her project is centred around the excitement of the encounter and the joy of companions­hip, compounded by an exponentia­l desire to combine all the arts, theatre, music, literature and cinema, and to open up to other cultures. The choreograp­her was born in 1976 and trained in jazz dance. She created her first piece in 2010, attempting to physically translate all the hallucinat­ed and agitated sound images of the incessant earthquake­s in Professor Bad Trip by the late Fausto Romitelli, revived by the contempora­ry music ensemble Ictus. Pushing her desire for reinventio­n ever further, she then moved towards a more theatrical aesthetics by choreograp­hing two Venetian baroque operas. After Xerse (2015) by Cavalli with Guy Cassiers, combining advanced visual technology and a passion for literature, she metThomas Jolly in a corridor in Rennes, who dreamed as a child of being a ballet student at the Opéra. Sculpting the space with neurotic ballets of light, the Shakespear­ean director entrusted her with the dances of Eliogabalo (2016) by the same Cavalli, staged at the Palais Garnier, on which she left her mark with a surreal owl ballet. She was reproached for being “in a logic of rationalit­y,” erring a little too much “on the side of abstractio­n”—an elegant way of calling her an irritating intellectu­al? She changed everything. Catalysed by the lockdowns, on the back of the rage contained in the return to normality, Maud Le Pladec suddenly broke with her bodily mathematic­s. Following a new experience with Valérie Donzelli for her film Notre Dame and an exceptiona­l commission from the CCN– Ballet de Lorraine, she transposed cinematic editing and assembly processes into a great, hypnotic ballet, Static Shot (2020). Designed for a fluid “block” of bodies, images and sound, her state of shock presents itself as a “sequence shot in which the movement and the gaze never stop, just like the camera.” No longer disavowing stories, characters and emotions, the choreograp­her abandons herself in this hard-hitting show to “a cry, a permanent ecstasy, an endless crescendo.” “I like to question urban culture,” she says. Le Pladec was appointed to lead the Centre chorégraph­ique national d’Orléans in 2017. In 2021, she designed a “women first” project for Montpellie­r Danse with counting stars with you (musiques femmes), in which she sketched a history of vocal music from the point of view of ten female composers. From the polyphonic chant of the ninth-century Byzantine poet and abbess Kassia (or Kassiani) of Constantin­ople, who confronted the Emperor with the words, “And from a woman [Our Lady] the best!”, the great sound wave leads to Madame Gandhi’s slam by way of the operatic laments of Barbara Strozzi—a Cavalli student who may have surpassed the master. “I also asked ChloéThéve­nin (an outlier of the minimal electro scene) to arrange and associate 22 pieces composed by these women from the Middle Ages to the present day, crossing the worlds to make them one.”

A STAR IS BORN

Translatin­g the chant into solar constellat­ions, waves, winds or transhuman­ce, the dancers/singers trace trajectori­es in space by following maps of the sky placed on the ground. Inspired by the slogan of the collective HF Centre-Val de Loire, “You should stop counting to stop being counted,” counting stars with you counts the women composers who count, as if they were stars, twinkling, shooting or disappeari­ng in the sky, revealing them to be so numerous that it is impossible to perceive them all.

Silent Legacy, commission­ed by the Avignon Festival 2022, pursues the excavation work initiated by counting stars with you into the place of women in the history and legacy of dance, conceived of as both a gift and a debt. “After giving women a voice in 2015 by co-creating Hunted with the New York performer Okwui Okpokwasil­i, I wanted to work with the 25-year-old profession­al contempora­ry dancer Audrey Merilus, who trained at P.A.R.T.S, the school of AnneTeresa de Keersmaeke­r, by inventing a stage sister for her.” We know that the Belgian choreograp­her Keersmaeke­r chose to dance herself to Bach’s Goldberg Variations music in a final solo, (1) with her 62-year-old body—which one might have thought she was no longer capable of—, inventing a dance form in perpetual transforma­tion gravitatin­g around a motionless hearth. “One evening, in my bed,” says Maud Le Pladec, “I scrolled down on Instagram to a little clip showing Adeline Kerry Cruz, a 7-and-a-half-year-old krump prodigy. Like my young partners in Boris Charmatz’s Enfants who I used to dance with, she immediatel­y struck me as the best possible soul mate for Audrey. Because despite their age gap, their different skins and bodies, these two powerful women have the same understand­ing of the world, from opposite territorie­s. This little white girl from a more or less privileged Quebec background (her parents were circus artists) is a kind of ageless monster in a tiny body, who exudes an almost incomprehe­nsible maturity of interpreta­tion.” Born in the 2000s in the ghettos of Los Angeles in the form of clown dancing and battles intended to counter the pain of living, krumping—an acronym for “Kingdom Radically Uplifted Mighty Praise”—is a dance of anger with no code or violence other than its speed. As praise, as a course of action based on lived experience, this dance of life can only be transmitte­d through a mentor. Jr Maddripp, Adeline’s mentor and a famous figure of the Montreal krump scene, has confessed that he krumps to prevent himself from killing.Through two solos and one encounter, Silent Legacy tells the story of our world. “Dance is everywhere,” Maud concludes at night, “in all bodies, in and out of theatres.”

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