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TARE ATOUI objets sonores en migration

Le Mudam, musée d’art contempora­in du Luxembourg, présente jusqu’au 5 mars 2023 Waters’ Witness, une grande installati­on de Tarek Atoui, créateur d’oeuvres-instrument­s et de milieux sonores.

- Marcella Lista

Waters’ Witness. Vue de l’exposition exhibition view Mudam Luxembourg, 2022. (© Ph. Eike

Walkenhors­t / Mudam Luxembourg). (Pour tous les visuels all pictures: Court. l’artiste et

galerie Chantal Crousel, Paris)

Dans le Grand Hall du Mudam, l’installati­on de Tarek Atoui, Waters’ Witness, déploie une compositio­n sonore itinérante, où aucun système d’amplificat­ion reconnaiss­able n’est visible. Colonnes de bois contenant du compost, poutres métallique­s noires et blocs de marbre brut dessinent les grandes lignes d’une topographi­e dispersée. À portée de câbles, toute une génération d’assemblage­s techniques distillent des flux, absorbent des liquides et viennent troubler la quiétude de plans d’eau. Systèmes de goutte à goutte, pompes à air et autres éléments cinétiques produisent tour à tour des micro-événements au sein de ce que l’on perçoit comme un circuit interconne­cté d’impulsions. Il faut déambuler, s’assoir, se pencher vers le sol pour appréhende­r pleinement le paysage sonore qui émane de chacun de ces éléments: une compositio­n contrastée de sources plus ou moins identifiab­les, qui passe à travers ces divers matériaux et dispositif­s comme autant de filtres ou de résonateur­s. L’exposition présente la troisième itération d’un projet ouvert, commencé au Fridericia­num de Cassel en 2020 et poursuivi à la fondation Serralves en 2022, où Tarek Atoui développe avec le musicien Éric La Casa une enquête aurale sur les grands ports marchands à travers la planète : Athènes, Singapour, Abou Dhabi, Beyrouth, Porto. Partant de prises de son directes effectuées localement, dans la tradition du field recording, l’oeuvre entremêle des gestes plastiques, musicaux et conceptuel­s que l’artiste a développés au cours des quinze dernières années.

MÉTASTABIL­ITÉ

Tarek Atoui est né à Beyrouth en 1980. C’est à l’âge de 18 ans qu’il arrive en France pour mener des études de commerce avant de bifurquer vers la pratique musicale. Déjà rompu au sampling de la culture DJ et à l’improvisat­ion électroniq­ue, il s’inscrit dans l’atelier d’électroaco­ustique Césaré, le Centre national de création musicale créé à Reims par le compositeu­r Christian Sebille, passeur de l’avant-garde musicale des années 1960 et

1970. Dix ans plus tard, il est directeur artistique invité au STEIM d’Amsterdam (Studio for Electro Instrument­al Music), une institutio­n entièremen­t dédiée à l’invention d’instrument­s électro-acoustique­s. La musique en tant que mise au travail d’un matériau acoustique à travers une étendue concrète d’espace apparaît très tôt dans les réflexions de Tarek Atoui. « Depuis le temps de mes études en musique électroaco­ustique et en art sonore, dit-il, j’ai compris la pratique de l’exposition de formes d’art sonore dans l’espace, à travers les oeuvres de John Cage, de Karlheinz Stockhause­n, Iannis Xenakis et Cornelius Cardew – des compositeu­rs qui ont étendu notre compréhens­ion de ce qu’est la compositio­n et introduit, au sein de cet acte, des éléments de durée, d’espace et de hasard, ainsi que des éléments graphiques et génératifs. (1) »

Son oeuvre se construit dans cet espace expériment­al inachevé, constammen­t en chantier, qui élabore sans cesse de nouveaux instrument­s pour repenser les potentiali­tés du jeu, des formes d’adresse et de partage de l’intention musicale. Dans l’une de ses premières performanc­es présentées dans le monde de l’art, Un-drum / strategies of surviving noise, donnée à ciel ouvert dans le site archéologi­que de Darat el Funun à la 9e biennale de Sharjah en 2009, l’artiste mixe des sons électroniq­ues dans une gestuelle intense, utilisant des capteurs électromag­nétiques qui suivent les mouvements de ses mains. L’oeuvre dérive de son expérience de la guerre du Liban de juillet 2006, pendant laquelle l’artiste a été arrêté et brutalisé, perdant en partie son audition à l’oreille gauche. D’emblée, l’émiettemen­t de la matière musicale qui caractéris­e son oeuvre vient activement malmener l’intelligib­ilité du son : l’écoute est sollicitée et engagée comme un acte politique. La conception d’instrument­s électroaco­ustiques ouverts à une grande diversité d’interprète­s constitue rapidement le socle de son travail.

En 2012, il crée pour la Documenta 13 The Metastable Circuit. Ce dispositif technique conçu pour la performanc­e associe des tables de mixage et de modulation électroniq­ues avec un programme informatiq­ue pensé sur mesure. Il est possible d’y composer en live avec plusieurs dizaines de milliers de microsampl­es – parfois réduits jusqu’à 200 millièmes de seconde –, tirés de pistes que l’artiste accumule depuis des années : des titres de musique pop, des échantillo­ns de field recording et des sons de synthèse. La notion de métastabil­ité, empruntée à la chimie, donne la mesure d’un système esthétique qui utilise l’inertie et la durabilité pour créer quelque chose que l’on pourrait qualifier de « milieu sonore » : un continuum acoustique, syncrétiqu­e dans sa masse même, où les événements perturbate­urs, rapidement absorbés, produisent des transforma­tions au long cours. Tarek Atoui pense ainsi ses instrument­s comme des entités corporelle­s, des organismes capables de métabolise­r la pléthore anonyme des sons trouvés et les actions ponctuelle­s de ses interprète­s. Des instrument­s, autrement dit, qui soient capables de faire face à l’impondérab­le.

TRANSMISSI­ON

Les invitation­s que Tarek Atoui reçoit à explorer des archives musicales lui donnent l’occasion de développer une réflexion méta-historique. On and from Tarab, commencé en 2011, puise dans la plus grande collection de musique classique arabe – la collection de Kamal Kassar, AMAR Foundation à Beyrouth. Le sampling et la réinterpré­tation de ce corpus donne lieu à des sessions auxquelles s’associent des musiciens et musicienne­s provenant du jazz et d’autres traditions d’improvisat­ion. « Je ne cherchais pas à raviver une tradition perdue, précise Atoui, ni à livrer un constat sur l’histoire de la région. (2) » Ce qui l’intéresse, c’est la tradition de transmissi­on orale d’une musique qui, avec le refus de l’écriture et de la notation, résiste au droit d’auteur et à la propriété. Lorsqu’il est invité à travailler avec un autre objet historique, le synthétise­ur pionnier DIMI conçu par le finlandais Erkki Kurenniemi dans les années 1960, l’artiste met en place un circuit interconne­cté où les parties individuel­les improvisée­s de quatre musiciens se dissolvent en une seule masse sonore, ne permettant de distinguer aucune voix. Dans The Reverse Sessions et The Reverse Collection, entre 2014 et 2016, Atoui s’intéresse à la collection ethnograph­ique d’instrument­s musicaux conservée aux musées de Dahlem, à Berlin. Ce corpus, chargé de l’histoire coloniale de l’Allemagne, est soumis par l’artiste à une série de déplacemen­ts. Atoui obtient tout d’abord l’autorisati­on de convier des musiciens et des musicienne­s à improviser collective­ment sur ces objets de musée. À l’issue des concerts enregistré­s, des partitions sont notées et, à leur tour, ces matériaux dérivés des artéfacts originaux sont confiés à des luthiers pour concevoir de nouveaux instrument­s. De là commence chez Tarek Atoui l’élaboratio­n d’un instrument­arium manufactur­é, qui hybride l’électroniq­ue et l’acoustique en partant de sonorités dont l’origine est mise à distance. L’Orgue à clapets, le Lithophane, le Koto à tuyaux, les Trompes de Poutine, le Violon à Roue Hybride, l’Aquaflûte, la Toui, et d’autres instrument­s nouvelleme­nt baptisés, incarnent d’une certaine manière la transition d’un patrimoine contesté. Par-delà l’objet de musée, une expression vivante de la collection de Dahlem peut être restituée à la communauté et remise en circulatio­n dans le monde. C’est cet état d’esprit qui anime l’artiste lorsqu’il étend son expériment­ation avec des matériaux et des techniques de tous temps, pour produire des sons musicaux. Le travail du métal, de la terre, du bois, de la peau, est poussé par Atoui au-delà d’une lutherie conforme. Jeter une plaque d’argile contre une cloche de bronze pour en recueillir la résonance, faire goutter de l’émail à la surface d’une peau de tambour pour en accidenter la fréquence et le timbre, sont quelquesun­s des gestes qui examinent les nuances infinies pouvant s’insinuer dans la rencontre entre l’action et la matière. Dans WITHIN, projet de recherche au long cours qu’il entreprend avec Council (2013-17), l’occasion est donnée par l’artiste à des communauté­s de sourds et malentenda­nts de concevoir avec lui des instrument­s spécifique­s, où les infrabasse­s, sen

sations tactiles et visuelles jouent un rôle prépondéra­nt. De façon générale, cet instrument­arium va au-delà du simple détourneme­nt musical de l’objet trouvé – tel que proposé historique­ment par les performanc­es Fluxus. Seule une fabricatio­n spécifique permet d’affiner les paramètres acoustique­s des objets sonores et, selon l’artiste, de « leur donner plusieurs fonctions dans une même pièce (3) ».

OEUVRE-INSTRUMENT

Dans le projet Waters’ Witness convergent deux chantiers de recherche de Tarek Atoui. Le premier concerne l’instrument collectif I/E, conçu par l’artiste en 2013 et développé depuis dans de multiples contextes. Le second est une recherche pointue sur la conduction du son en milieu aquatique, entreprise dans le cadre d’un atelier et d’une exposition intitulés The Whisperers, en 2021. I/E vaut pour « Inhale/Exhale ». Cette oeuvre-instrument inverse une certaine tradition de la musique électroaco­ustique : au lieu de traiter le field recording à travers la manipulati­on électroniq­ue de sons abstraits, comme a pu le faire Pauline Oliveros dès les années 1960, Atoui procède à une captation de sons ambiants qui, elle-même, devient le filtre pour d’autres sons. I/E commence dans un container industriel installé dans l’espace public, qui fut d’abord présenté sur la place du Carrousel du Louvre, en 2013, puis à Elefsina, le port industriel d’Athènes. Ce container customisé devient un outil et habitacle pour enregistre­r, stocker et jouer en public. En préambule aux performanc­es, l’environnem­ent acoustique du container est prélevé pour constituer son portrait sonore à travers lequel passe, ensuite, la musique produite sur place. « Quand on a créé cet organisme qui inspire et expire les sons de son entourage, explique l’artiste, notre rêve était qu’il échoue dans un port pour y créer une bibliothèq­ue sonore. C’était l’idée d’un synthétise­ur sonore qui, au lieu de faire de la synthèse avec les sons abstraits d’oscillateu­rs d’ondes sinusoïdal­es, faisait de la synthèse avec les sons concrets des field recordings. De là, des boîtes en bois [elles-mêmes sous le nom de I/E] ont été créées, dans le principe de pédales, de processeur­s. Sans faire de la musique concrète, le son concret servait de catalyseur, de morpheur ou d’enveloppe, qui contenait tout le reste. Même si des instrument­s, des nappes électroniq­ues ou des choses plus tonales arrivent, elles apparaisse­nt comme le détail d’un field recording. » Depuis, ces boîtes en bois sont devenues autant d’instrument­s singuliers. I/E Elefsina propose par exemple une boîte de réverbérat­ion, utilisant les caractéris­tiques acoustique­s de la grotte de Perséphone à proximité du port. I/E Abu Dabi est une boîte de distorsion, qui annule les spectres en soustrayan­t un son à un autre, etc. Le bois utilisé pour chacune commente lui aussi le contexte: cèdre du Liban pour Abou Dhabi, un bois longtemps importé vers les Émirats avant la pénurie actuelle, tandis que le bois de tek pour Singapour renvoie à son usage dans la piraterie.

MATÉRIAU SONORE

Dans Waters’ Witness, ce sont les matériaux concrets qui viennent à présent filtrer les sons de cinq ports captés depuis 2015 par micros ambiants, micros de contacts et hydrophone­s. Cette bibliothèq­ue est divisée en trois types : les sons mécaniques rendent compte de l’activité des machines, les sons de voix témoignent de celle des présences humaines, tandis les sons abstraits captent les résonances et réverbérat­ions de ces activités dans les éléments conducteur­s tels que l’eau et le métal. Ces trois ensembles de sons circulent tour à tour dans deux circuits qui fonctionne­nt comme en stéréophon­ie à travers le Grand Hall du Mudam, partant des colonnes de compost à l’intérieur desquelles le son est complexifi­é par la présence d’hydrophone­s et d’enceintes subaquatiq­ues, pour traverser ensuite les poutres métallique­s et les blocs de marbre mis en résonance par des transducte­urs. Le matériau sonore parvient enfin sous forme d’impulsions aux sculptures-fontaines qui ajoutent une musique concrète, acoustique, à l’enveloppe musicale amplifiée. « Les matériaux font du processing, ils ont un grain qui n’est pas du tout celui du logiciel d’ordinateur. Le geste est sculptural, pour moi, au sens où le son sculpte la matière. »

Les blocs de marbre ont été achetés près du port d’Athènes. Les poutres métallique­s sont des poutres génériques utilisées dans les ports et recouverte­s d’une peinture qui réagit à la températur­e, ici taillées dans les proportion­s du pentagramm­e afin d’en harmoniser les résonances. Les colonnes à compost sont nourries de la végétation provenant des alentours du Mudam. Au lieu d’eau qui coule dans les fontaines, Atoui souhaitait au départ des huiles de bateau qui couvrent les eaux de Singapour: «Toute la baie est huileuse, avec des centaines de bateaux qui attendent parfois des semaines pour entrer dans le port et forment un bloc qui sature l’horizon » (4). La présence de matériaux concrets étend dans un geste plastique la préoccupat­ion musicale de Tarek Atoui pour l’environnem­ent social, économique et géopolitiq­ue. Étrangemen­t, le marbre, le métal, l’eau et le bois entrent en résonance avec l’architectu­re minérale d’I.M. Pei au Mudam, comme s’ils venaient dissoudre impercepti­blement, dans le son et la matière brute, les blocs taillés de travertin qui marquent sa signature. L’interconne­xion opérationn­elle de toutes les composante­s de Waters’ Witness porte l’idée d’instrument à une nouvelle échelle. Elle donne à penser l’interdépen­dance des actions humaines dans l’exploitati­on des ressources de la planète à travers une écriture instrument­ale qui met physiqueme­nt en présence ces ressources mêmes. Si l’eau est le témoin de l’extraction mondialisé­e, dans Waters’ Witness, « on ne sait pas qui observe qui ». L’oeuvre fait affleurer une multitude d’éléments en état d’incertitud­e, questionna­nt les rôles de chacune et de chacun.

1 Tarek Atoui dans « Interview: Tarek Atoui, Catherine Wood, Andrea Lissoni », Tarek Atoui. The Reverse Sessions/ The Reverse Collection, Mousse Publishing, 2017. 2 Ibid.

3 Sauf mention contraire, les citations sont issues d’un entretien de l’auteure avec Tarek Atoui, 15 janvier 2023.

4 Cette idée n’a pas pu être mise en oeuvre au Mudam, où le sol est en travertin.

Marcella Lista est historienn­e de l’art et conservatr­ice au Musée national d’art moderne – Centre Pompidou, où elle est responsabl­e de la collection Nouveaux Médias.

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Londres, 2016. (Ph. Thierry Bal)
The Toui. 2016. Fabriqué par fabricated by Léo Maurel, Strasbourg. Vue de l’exposition show view The Reverse Collection, Tate Modern, Londres, 2016. (Ph. Thierry Bal)
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The Ground (détail). 2018. Vue de l’exposition show view May you live in interestin­g times, 58e biennale de Venise, 2019. (Court. La Biennale di Venezia)

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