Ali Cherri archéologue de notre temps
Récompensé par un Lion d’argent lors de la dernière biennale de Venise, le plasticien Ali Cherri a réalisé le Barrage, sur les écrans français le 1er mars 2023. Ce long métrage prolonge une oeuvre qui s’apparente à une écoute archéologique de notre temps
Concevoir le passage des écrans vidéo de l’installation vers le grand écran du cinéma ne saurait être une simple formalité, tout comme l’inverse. Rares sont ceux qui réussissent pleinement dans ces deux champs sans se perdre en cours de route. Aussi nous ne pouvons que souligner la réussite de ceux qui, à l’instar d’Albert Serra, Clément Cogitore ou Apichatpong Weerasethakul, semblent
naturellement passer d’une « langue » à l’autre. Avec le Barrage (2022), il semble évident qu’Ali Cherri s’inscrit d’entrée de jeu dans ce cercle restreint.
Avant de souligner cette remarquable transition, il convient de tenter un bref inventaire de ce qui constitue un territoire plastique des plus vivants et surprenants que la 59e biennale de Venise a récompensé (1). D’origine libanaise, l’artiste est né en 1976, soit au tout début de la terrible période de guerre civile. Ali Cherri enfant se structura d’abord en arpentant, par souci de sécurité, un Beyrouth microcosmique, avant d’oser « traverser de part en part cette ville inconnue, se trouvant seul dans les ruines des immeubles éventrés (2) », passant d’un huis-clos au vertige d’un réel blessé. Il ne prendra que progressivement conscience de son refoulement de traumatismes qui sont ceux d’un peuple autant que les siens et s’essaiera à l’exploration physique de ces stigmates intérieurs dès l’une de ses premières vidéo, Un cercle autour du soleil (2005) : de lents travellings descendants donnent à voir un enchevêtrement d’immeubles imbriqués les uns dans les autres, comme vidés d’humanité malgré le son du trafic routier, le tout accompagné par la voix off de l’artiste qui confie avoir alors pensé à « une ville se mangeant elle-même ». La ruine semble un motif fondateur de son travail, manifeste dans son intérêt pour l’archéologie et son pendant muséal ou son interrogation incessante de l’esthétique du fragment et de la disparition qui trouve une expression saisissante dans The Digger (2015). Ce court métrage fait partager le quotidien halluciné, comme suspendu dans le temps, d’un homme qui fait office de gardien et main-d’oeuvre sur un site archéologique perdu dans un désert des Émirats arabes unis.
Le corollaire naturel de cette fascination pour le vestige semble l’hybridation de matériaux disparates afin de créer de nouveaux objets, corps et espaces. Dans l’installation The Breathless Forest (2019), des gazelles empaillées sont figées dans un paysage minéral végétalisé par des arbres morts, tandis que la série Dead Inside (2021) réutilise des animaux naturalisés, cette fois des oiseaux, poissons et petits mammifères qui sont les modèles d’aquarelles délicates répertoriant diverses espèces pour un inventaire mystérieux où Ali Cherri ajoute des épaves d’autos. L’artiste nourrit une attirance pour le musée au point d’avoir conçu en 2017 la vidéo Somniculus consistant en la visite nocturne, torche à la main, de cinq musées parisiens saisissant alternativement des images du visiteur éveillé ou endormi et des objets divers. Comme par un effet du rêve qui put surgir à l’occasion, l’artiste a généré des oeuvres à partir d’objets anciens assemblés en des compositions troublantes et énigmatiques : les séries Hybrids (2018) et Gatekeepers (2020) tentent de reconstituer de nouveaux objets en « collant » des fragments hétéroclites l’un sur l’autre ou en les liant par des procédés sciemment voyants et grossiers tels du chatterton bleu ou une mousse cloutée. L’objet muséifié fait des siennes et s’accouple à son gré avec d’autres pour mieux nous amuser, nous effrayer ou simplement nous interroger.
TRIPLE CHEMINEMENT
Au début du Barrage, nous sommes d’entrée de jeu dépaysés dans un espace très différent, dans une approche qu’on penserait descriptive si la recomposition rythmique et plastique d’Ali Cherri ne signalait pas que le voyage serait d’abord un pur événement sensoriel. Un carton sur fond noir délivre une mystérieuse invitation au voyage: « Quelque part, au bord des rives du grand Nil, à l’ombre d’un barrage gargantuesque, oeuvre un
homme dont la vie se façonne de boue. » On entre ensuite dans le film par un plan d’ensemble majestueux où trône une montagne devant laquelle passe une route. Une moto minuscule l’emprunte en parcourant l’écran de la gauche vers la droite. Fixe également, le deuxième plan cadre un virage où le véhicule poursuit sa trajectoire, cette fois du bas de l’écran vers la gauche, au milieu d’un troupeau de moutons qui traverse la route. Premier motif du film qui est celui de la trajectoire. La suite s’inscrit dans le quotidien d’une briqueterie traditionnelle où s’affairent quelques hommes non loin du barrage de Merowe, au Soudan. Pour partie, ce film possède l’évidence d’un documentaire aux vertus ontologiques : ainsi en va-t-il de ce plan fixe qui montre ce moment suspendu où les ouvriers se baignent dans le fleuve ou encore celui où ils regardent des écrans de portable ou de télévision diffusant les dernières nouvelles du soulèvement populaire contre le régime. Cependant, tout se passe comme si le cinéaste se devait de prendre à bras le corps le réel et le temps pour en extraire la beauté : fragmentation du corps des ouvriers en plans rapprochés ou gros plans saisissant leurs mains ou leurs pieds dans les gestes du travail répétitif, captation des possibles géométriques proposés par l’alignement vertigineux des briques. Second motif du film qui est celui de la création.
Parmi les travailleurs, se détache Maher, un homme plutôt taiseux qui semble s’abîmer dans la contemplation dès qu’il en a la possibilité, surplombant à un moment ses camarades qui se détendent dans l’eau, comme déjà absorbé par un ailleurs dont on ne connaît pas la nature mais qu’on devine via la bande sonore où se combinent une musique à peine perceptible et un vrombissement sourd. Une moto permet de comprendre, en refaisant le trajet inverse de celui des deux premiers plans, qu’on avait déjà assisté à l’un de ses trajets énigmatiques. Le point de chute consiste en un espace encaissé au milieu du désert où l’ombre portée de Maher laisse deviner un travail acharné jusqu’à la nuit autour d’une haute forme non identifiée.
L’oeuvre en question n’est pas tant architecturale que sculpturale et ne se révèle que plus avant dans le film, comme si parvenir à elle nécessitait un cheminement, et pour Maher et pour le spectateur. Ce cheminement est d’abord physique, réitéré vers un espace vierge en apparence retiré du monde, atelier à ciel ouvert qui permet à cette forme imposante de s’ériger. Il est aussi visuel, vers l’oeuvre : la vision fragmentaire d’un corps qui respire littéralement et semble autant soigné que sculpté par les mains de Maher qui applique patiemment de la glaise avant que se révèle une sorte de golem doté d’yeux et de bras végétaux dont on ne sait s’ils sont agités de leur vie propre ou par un souffle de vent. Enfin, ce cheminement est spirituel. Le personnage l’accomplit en poursuivant une vision qui rend poreuse l’interaction entre sa vie onirique et sa vie éveillée : une séquence nocturne à la beauté irréelle amène le personnage à avancer dans sa nuit obscure et entamer un dialogue avec la sculpture qui l’interroge sur son errance et pleure des larmes laiteuses. Bouleversé, le sculpteur pleure lui aussi, puis s’éveille. Plus tard, un accident directement lié au barrage qu’on devine plus qu’on ne voit durant le récit, amènera l’ouvrier/artiste à réécrire radicalement sa place dans le monde, cette fois en lettres de feu, à défaut de pouvoir en préserver durablement la beauté.
En se saisissant de la beauté comme par accident, en captant les signes épars du chant du monde, Ali Cherri se fait l’archéologue patient et le conteur inspiré de cette époque insaisissable et énigmatique qu’est le présent.
1 Lion d’argent accordé en 2022 pour un ensemble de sculptures monumentales, dessins et vidéo. 2 Roxanna Azimi, « Faire corps avec la ville », dans Earth, Fire, Water, Dilecta, 2021. Monographie publiée avec le soutien du Cnap et de la galerie Imane Farès.
Jean-Jacques Manzanera est enseignant et critique. Il a collaboré à des ouvrages sur Bruno Dumont, Pier Paolo Pasolini et Roman Polanski.
Ali Cherri
Né en born in 1976 à in Beyrouth
Vit et travaille à lives and works in Paris
Expositions personnelles récentes Solo shows:
2022 The Herbert Art Gallery & Museum, Coventry ;
Ali Cherri: If you prick us, do we not bleed?, National Gallery, Londres ; Return of the Beast, Imane Farès, Paris ; Somniculus, Uppsala Art Museum
2018 Tales from the Riverbed, Clark House, Mumbay Expositions collectives récentes Group shows:
2022 The Milk of Dreams, Biennale de Venise ; Habiter les interstices. Beyrouth, les artistes et la ville, Galerie Michel Journiac, Paris ; Amakin, 21,39 Jeddah Arts, Jedda
2021 How Will It End?, Fondation Boghossian, Bruxelles ; In Between Days, Salomon R. Guggenheim Museum, New York ; Le Palais à quatre heure, Palais idéal du Facteur Cheval, Hauterives ; Épiphanie de la terre, B7L9 Fondation Kamel Lazaar, Tunis