L'ESPRIT DE GRAPHITE
« Le graphite, c’est du carbone qui a été soumis à d’énormes pressions pendant des millions d’années, transformé, quand ce n’est pas en houille ou en diamant, en cette matière bien plus précieuse que le diamant : en graphite, capable de noter tout ce qu’il sait, tout ce qu’il a vu… (1) » Varlam Chalamov, poète et écrivain russe, consacre, en 1967, un récit entier au graphite dans son témoignage de l’enfer des camps concentrationnaires de la Kolyma, au-dessus du cercle polaire arctique. Par miracle, il a survécu à 17 années d’extrême privation, de froid, de violence. Et il parle du graphite… C’est dire combien, sous toutes ses formes – simple crayon de bois, bâton aux reflets de lune, poudre anthracite –, le graphite est un outil qui recèle un esprit.
Il est l’un des médiums principaux utilisés par Jérôme Zonder, virtuose de fresques et de dessins polygraphiques ( Fatum, 2015, Sans issue, 2022). « Je mélange le graphite avec le fusain. De plusieurs façons: en mélangeant les poudres, mais aussi en mélanges optiques par des dessins adjacents ou encore en couches successives à la façon des glacis de la peinture de la Renaissance. Le fusain a des qualités de noir profond et d’absorption quand le graphite offre des subtilités métalliques et de fortes capacités de couvrance. (2) » Fusain et graphite ne sont en effet pas de la même veine. Le fusain est un végétal carbonisé, utilisé depuis la Préhistoire pour orner les grottes, alors que le graphite, utilisé depuis le 13e siècle, est, comme le diamant, une cristallisation du carbone.
Louise Hervé est, selon ses mots, « archéologue de la performance ». Dans ses recherches, le crayon graphite est un instrument privilégié. Elle reproduit sur papier calque des attitudes des 18e et 19e siècles trouvées sur des toiles, des gravures, des poteries, pour les réactiver en performances publiques. À ces occasions, projetés sur les murs, ses dessins au graphite tiennent lieu de décor. Elle a, par exemple, réincarné l’attitude d’Emma Hamilton en bacchante, dansant devant le Vésuve avec un tambourin, comme Élisabeth Vigée-Lebrun l’a peinte vers 1790. Corps et graphite ont aussi partie liée dans les dessins à échelle du corps de Gilgian Gelzer (présenté à Drawing Now par la galerie Jean Fournier) : « Le crayon est la chose la plus élé
mentaire pour faire une trace, pour construire un espace en 2D. C’est ce rapport élémentaire qui m’intéresse dans le graphite. C’est le prolongement le plus simple du corps pour réaliser une trace. Grâce à ses inflexions, ses densités, ses nuances… Chaque dessin est un dialogue, un face-à-face, la quête renouvelée d’un chemin, une tentative. Le graphite permet l’errance et l’abandon dans un aller-retour, entre la feuille et moi, d’où naît l’image. » La simplicité du graphite, utilisé aussi bien par le menuisier, que par le bûcheron, l’enfant ou l’artiste, semble engager une spontanéité, une évidence, qui correspond au jaillissement du dessin, à son pouvoir d’élaboration primordiale.
Né dans une ferme du Vermont nord-américain, Ethan Murrow dessine avec précision, au crayon, des aventuriers, des bonimenteurs en déséquilibre entre paysages oniriques et scènes théâtrales : « J’apprécie l’histoire utilitaire du graphite et qu’il soit estimé dans différents champs – du commerçant, à l’ingénieur, à l’artiste. [Le graphite] est une matière première pour concevoir et rêver, alors même que nous sommes entourés d’outils technologiques contemporains. J’aime que cette facilité d’accès soit si étroitement liée à son histoire, car je veux concevoir des oeuvres où le médium lui-même détient autant de valeur conceptuelle que l’image. »
LA MATIÈRE DE L’IMAGE
Surtout, le simple crayon de graphite est à ses yeux une boussole pour une aventure hors du commun : « Dans mes projets, de nombreuses histoires se concentrent sur des obsessions extraordinaires et des efforts sisyphéens. L’intensité lente et précise exigée par les dessins au graphite correspond parfaitement à ces objectifs de contenu. Se perdre dans la réalisation d’un dessin est une chose merveilleuse. La nature épique de la réalisation de grandes oeuvres au graphite m’aide à arriver à cet état quelque peu méditatif. » Le graphite a ce pouvoir. Il permet une plongée au coeur de la matière de l’image. « Mon dessin a besoin du détail, c’est un feuilletage minutieux. Plus j’accumule les couches, plus le graphite devient brillant, cristallin, plus la lumière se diffracte à la surface du dessin. Mais je ne vois pas l’image que je dessine quand je travaille, je n’en vois qu’un morceau tout à fait abstrait, une matière qui se module, des nuances de gris », dit Éric Manigaud. Il vit à Saint-Étienne, où il a élu domicile et atelier, précisément parce que c’est un pays minier, de carbone et de houille. Lui qui travaille à partir de photographies d’archives, documentant des moments douloureux de l’histoire de l’humanité, utilise exclusivement le graphite.
Son dessin d’une photographie de Gonichi Kimura, prise vers le 15 août 1945, à l’hôpital militaire d’Hiroshima, juste après le bombardement atomique et représentant le dos gracieux d’une femme dont les motifs du kimono se sont incrustés par brûlure sur la peau, donne au document argentique une profondeur existentielle qui le propulse hors du temps.
Ethan Murrow évoque lui aussi la justesse des nuances du graphite : « La peinture – et la couleur en particulier – a souvent provoqué des notes d’exagération et d’absurdité […] alors que le graphite semble souvent plus sérieux émotionnellement. »
FLUIDITÉS
Pour trouver la couleur, Clément Fourment (présenté par la galerie F) cherche son noir: « Plus ma palette de noirs sera riche, plus mes couleurs le seront. Je cherche ma gamme colorimétrique et ça passe par l’étude du noir. » Fusain, pierre noire et graphite se conjuguent sur son leporello de 34 pages, long de cinq mètres. Acquis par le Frac Picardie et récompensé par le prix Pierre David-Weill du Dessin, Persée (2017) évoque la Gorgone comme maîtresse du dessin: elle méduse, elle arrête l’image. Pour un instant seulement…
Très vite, un des dessins du leporello représente une salle de cinéma. Une lame écumante est projetée sur l’écran. Dans la salle, les spectateurs sont captivés par le mouvement de la vague qui semble déferler sous leurs yeux.
Avec ses reflets d’argent, le graphite a en effet des pouvoirs étonnants de fluidités. Arnaud Kalos, dans sa série de dessins intitulée les Métamorphoses d’eau vive (2022), se rapproche des nymphes, d’Ovide et des naïades : « Je me mets au diapason des transformations perpétuelles de l’univers du torrent et de ses allers-retours entre abstraction et figuration. Le graphite me permet des subtilités techniques pour créer des tourbillons, des reflets et des scintillements. Les mines plus dures s’enfoncent dans le papier et créent des sillons lumineux de gris clair quand les mines plus grasses restent en surface et apportent la profondeur au dessin. » Le graphite développe en effet une gamme de possibilités qui commence avec la mine la plus dure (10H – H pour « hard ») et se termine avec la mine la plus grasse (12B – B pour « bold »). C’est Nicolas-Jacques Conté qui, en 1794, alors que la France subissait un embargo la privant du graphite anglais, inventa un mélange – toujours actuel – du graphite et de l’argile. Plus il y a d’argile, plus la mine est dure et incisive. Plus il y a de graphite, plus la mine est grasse et teintée.
Perrine Boudy, étudiante à la Villa Arson, associe graphite et craie pigmentée dans ses fresques qui cherchent à traduire l’iconographie grécoromaine dans le monde contemporain : « J’aime la malléabilité que permet la poudre de graphite. J’avais essayé de dessiner à l’acrylique mais c’était trop figé. Du fait de la spontanéité de mes dessins, j’ai besoin d’avoir de nombreuses possibilités et de pouvoir gommer. »
Une souplesse que salue également Myriam Mihindou qui utilise le graphite dans ses phases de recherche : « Il m’entraîne où il veut, je ne fais pas autorité sur lui. Le graphite fait partie d’un monde de révélations parce que c’est un matériau sensoriel, intime, physique. »
Sensoriel et sensuel pour Sarah Jérôme aussi (à voir sur le stand de la la galerie Vazieux). Elle peint presque exclusivement sur papier calque: « La contradiction est au coeur de mon travail. Le graphite est à la fois métallique et sensuel. Mélangé à de la peinture à l’huile, il glisse comme de la cire. Mais il permet aussi une précision, une nervosité. »
Autant d’artistes, autant d’affinités graphitiques… Le graphite est au coeur de la création actuelle comme l’atteste le livre de Barbara Soyer (3). Elle recense 80 artistes contemporains qui ont choisi le dessin comme mode d’expression. Plus d’un quart d’entre eux utilisent le graphite. Et leurs créations sont saisissantes comme, par exemple, le Mirror Drawing (2017) de Naoko Sekine.
1 Varlam Chalamov, Récits de la Kolyma, Verdier, 2003. 2 Tous les propos des artistes cités ont été recueillis par l’auteure en décembre 2022. Barbara Soyer, Dessin dans l’art contemporain, Pyramyd, 2022.
Annabelle Gugnon est critique d’art et psychanalyste, membre de la Société de psychanalyse freudienne (SPF).