AU CONTACT DU PHOTOGRAPHIQUE
Dans son rapport à la photographie, le dessin est souvent envisagé comme transfert et l’image mécanique comme matrice. La photographie est alors une source visuelle reprise avec un souci d’illusionnisme ou, au contraire, de dissemblance. Parcourir les allées de la 16e édition de Drawing Now laisse pourtant entrevoir d’autres configurations parmi lesquelles la combinaison du dessin et de la photographie par le montage ou leur amplification, quand l’une des techniques ajoute à l’autre. Si le dessin et la photographie peuvent être considérés comme des médiums avec leurs procédés, effets, histoire et imaginaire propres (on pourra parler de graphique et de photographique), il s’agit moins de pointer leur proximité ontologique (le paradigme de la trace, plus concrètement le blanc du support, etc.) ou, inversement, leurs spécificités et limites respectives, que de déployer les potentialités des modalités multiples de leurs hybridations dont témoignent, entre autres, les travaux d’Anne-Lise Broyer (110 Galerie), Gabriel Folli (galerie La Ferronnerie), Corinne Mercadier (galerie Binome), Jonathan Rosić (Archiraar Gallery) et João Vilhena (galerie Alberta Pane).
IMAGES TROUVÉES
Nombre d’artistes pratiquant le dessin travaillent aujourd’hui à partir d’images trouvées, photographies plus ou moins anciennes, vernaculaires ou utilitaires. À l’ère du flux numérique et d’un retour de la photographie sur son histoire, leur intérêt recoupe celui des photographes sans appareil qui les recherchent pour en proposer des collections thématiques ou pour intervenir dessus, par exemple par la broderie. Les dessinateurs ont en commun le temps long du dessin qui contraste avec l’instantanéité photographique.
Mais deux voies bien distinctes s’offrent à eux. La première consiste à considérer la photographie comme un objet. Le dessin en souligne alors la matérialité en répliquant les caractéristiques du tirage, les bords parfois crénelés du papier, les traces du temps comme les taches, les plis accidentels, l’altération des émulsions, le cachet du photographe, les coins photo, etc. Tous ces aspects se retrouvent dans les dessins de João Vilhena dont l’illusionnisme entend piéger le regard.
La seconde envisage la photographie avant tout comme une image et efface sa nature photographique. Jonathan Rosić reproduit à l’encre de Chine des clichés trouvés. Il retient certains gestes et certaines postures. Son dessin pourrait être qualifié de photoréaliste si ses lavis d’encre ne voilaient pas, aux sens propre et figuré, son motif et si son usage de la réserve n’occultait pas la raison première, descriptive, de la photographie. Ces deux voies, mimétique ou distanciée, entretiennent des rapports contradictoires à
l’égard du réel de la photographie. L’illusionnisme de Vilhena n’est qu’apparent, pour ne pas dire suspect, et, même si son oeuvre semble traverser l’histoire de la photographie depuis l’imagerie érotique ou ethnographique du 19e siècle, on aurait tort de la considérer comme une archéologie graphique du médium. L’artiste apporte de trop nombreuses transformations aux images d’origine. La plus visible en est l’agrandissement qui monumentalise les petits tirages trouvés. Les plus discrètes sont les montages d’images et les ajouts – notamment de mains dans des scènes d’étreinte – qui les « pervertissent » en développant le potentiel fictionnel de situations parfois anodines.
Si le retrait, cette fois, a chez Rosić la même finalité et si l’image d’origine est occultée, l’artiste n’envisage pas de créer ses dessins ex nihilo en mettant en scène des modèles. Renouant avec le « ça-a-été » et la mélancolie de la Chambre claire de Roland Barthes, il voit dans la photographie une pièce à conviction, la preuve que les « micro-disparitions » du quotidien qu’il poursuit, comme l’absorbement d’un personnage en lui-même, ont bien eu lieu.
DISPOSITIFS
Au-delà de la reprise d’images, les emprunts du dessin à la photographie s’étendent à ses effets et procédés. Adepte avant tout de tirages veloutés sur papier mat, la photographe Anne-Lise Broyer s’est mise à dessiner dessus à la mine graphite, dernièrement dans sa série de vanités le Langage des fleurs, titrée en référence à Georges Bataille, où le dessin ressuscite des bouquets fanés. À ses yeux, ses interventions graphiques ont plus à voir avec le photographique qu’avec le dessin. De fait, par son pouvoir de réflexion et ses variations lumineuses, la matière du graphite renvoie au support métallique des premiers temps de la photographie. Le daguerréotype était, en effet, comparé à un miroir qui, de plus, selon les mouvements du regard, prenait des valeurs tantôt de positif, tantôt de négatif. Vilhena a, quant à lui, renoué avec la vue stéréoscopique. Après en avoir dessiné de fausses, il reprend aujourd’hui ce dispositif très en vogue au milieu du 19e siècle, qui consistait à juxtaposer deux images d’un même motif prises de points de vue légèrement décalés pour créer un effet de relief dans l’oeil de l’observateur muni d’un stéréoscope. Il tourne ce dernier vers deux dessins issus de photographies prises par l’artiste d’une voisine exhibitionniste à son balcon mais détourne le dispositif pour faire apparaître sur la scène perçue en trois dimensions un second dessin qui, apparaissant lui aussi en relief, forme une cible. Faisant écho à la mire d’un appareil de photographie, elle concrétise la définition par l’artiste du regard comme érotique par essence.
Avec Vilhena, la photographie n’a plus seulement fonction de matrice puisque le dispositif optique crée le dessin. On le voit, le rapport du graphique au photographique tend à s’inverser. Des séries de photographies de Corinne Mercadier réalisées à partir de peintures sur verre achèvent ce basculement. Produites à des époques très différentes, elles montrent le passage de la photographie analogique à la photographie numérique dans la relation de l’image technique au dessin. La première, Glasstypes (1987), réunit des Polaroids de dessins sur verre d’architectures inspirées de l’annonce à sainte Anne de Giotto à la chapelle Scrovegni de Padoue. Devant l’objectif, l’artiste marquée par le rêve et ses processus oriente les plaques de verre différemment, elle les superpose pour créer des images que ses dessins sur verre contenaient virtuellement. Surtout, elle obtient des effets de matières et de couleurs que seuls l’appareil et la pellicule Polaroid pouvaient produire. Récemment, pour la Nuit magnétique (2022), elle a superposé sous Photoshop des motifs de fumées ou de polyèdres luminescents sur des photographies d’intérieurs sombres et dépouillées. Le numérique lui offre ainsi « un espace poétique très proche du dessin ». Dessin et photographie s’amplifient mais l’artiste présente aussi une série de travaux sur papier, le Voyage intérieur (2020-22), qui, si elle est proche de la Nuit magnétique, ne doit rien, ou si peu, à la photographie.
Dans ses recherches hybrides entre graphique et photographique, Mercadier utilise les techniques pour leurs effets propres et témoigne d’un attachement paradoxal aux qualités respectives des médiums. On n’en dira pas autant de Gabriel Folli qui pousse l’hybridation des procédés et des images au point de produire les dessins les plus composites qui soient.
ESTHÉTIQUE DU CHAOS
Sa série Amo Bishop Roden (2022), dont le titre est celui d’une chanson de Boards of Canada écoutée en boucle au cours de son élaboration, comprend six dessins qui agrègent photocopies de photographies, Polaroids, un ancien dessin au fusain collés sur des pages d’un vieux carnet et complétés d’interventions au graphite, crayons de couleur, marqueur, encre de Chine. Parmi ces dernières, certaines interprètent des images trouvées comme dans ce dessin qui associe une image de ruines de la guerre d’Espagne à des portraits d’enfants espagnols issus de photographies de la même période et dessinés au revers de la page. Cette « esthétique du chaos », selon les termes de l’artiste, s’appuie sur le rebut et le remploi mais aussi sur un archivage visuel tous azimuts. Multipliant les passages entre le passé et le présent, mise en abîme par les Polaroids de vues depuis l’atelier ou du travail en cours, elle sert l’enquête de l’artiste sur les violences de nos sociétés.
Reprises, combinaisons, amplifications d’images, procédés, dispositifs et effets; illusionnisme, mise à distance ou détournement ; ancrage dans le réel ou basculement dans la fiction; travail de la surface ou exploration de strates : pour le dessin, la photographie est aujourd’hui définitivement bien plus qu’une matrice, à tel point qu’elle trouve étonnamment sa place, en tant que telle, dans une foire spécialisée dans le dessin. Au contact du photographique, le dessin sort de lui-même et révèle toutes ses puissances.