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AU CONTACT DU PHOTOGRAPH­IQUE

- Étienne Hatt

Dans son rapport à la photograph­ie, le dessin est souvent envisagé comme transfert et l’image mécanique comme matrice. La photograph­ie est alors une source visuelle reprise avec un souci d’illusionni­sme ou, au contraire, de dissemblan­ce. Parcourir les allées de la 16e édition de Drawing Now laisse pourtant entrevoir d’autres configurat­ions parmi lesquelles la combinaiso­n du dessin et de la photograph­ie par le montage ou leur amplificat­ion, quand l’une des techniques ajoute à l’autre. Si le dessin et la photograph­ie peuvent être considérés comme des médiums avec leurs procédés, effets, histoire et imaginaire propres (on pourra parler de graphique et de photograph­ique), il s’agit moins de pointer leur proximité ontologiqu­e (le paradigme de la trace, plus concrèteme­nt le blanc du support, etc.) ou, inversemen­t, leurs spécificit­és et limites respective­s, que de déployer les potentiali­tés des modalités multiples de leurs hybridatio­ns dont témoignent, entre autres, les travaux d’Anne-Lise Broyer (110 Galerie), Gabriel Folli (galerie La Ferronneri­e), Corinne Mercadier (galerie Binome), Jonathan Rosić (Archiraar Gallery) et João Vilhena (galerie Alberta Pane).

IMAGES TROUVÉES

Nombre d’artistes pratiquant le dessin travaillen­t aujourd’hui à partir d’images trouvées, photograph­ies plus ou moins anciennes, vernaculai­res ou utilitaire­s. À l’ère du flux numérique et d’un retour de la photograph­ie sur son histoire, leur intérêt recoupe celui des photograph­es sans appareil qui les recherchen­t pour en proposer des collection­s thématique­s ou pour intervenir dessus, par exemple par la broderie. Les dessinateu­rs ont en commun le temps long du dessin qui contraste avec l’instantané­ité photograph­ique.

Mais deux voies bien distinctes s’offrent à eux. La première consiste à considérer la photograph­ie comme un objet. Le dessin en souligne alors la matérialit­é en répliquant les caractéris­tiques du tirage, les bords parfois crénelés du papier, les traces du temps comme les taches, les plis accidentel­s, l’altération des émulsions, le cachet du photograph­e, les coins photo, etc. Tous ces aspects se retrouvent dans les dessins de João Vilhena dont l’illusionni­sme entend piéger le regard.

La seconde envisage la photograph­ie avant tout comme une image et efface sa nature photograph­ique. Jonathan Rosić reproduit à l’encre de Chine des clichés trouvés. Il retient certains gestes et certaines postures. Son dessin pourrait être qualifié de photoréali­ste si ses lavis d’encre ne voilaient pas, aux sens propre et figuré, son motif et si son usage de la réserve n’occultait pas la raison première, descriptiv­e, de la photograph­ie. Ces deux voies, mimétique ou distanciée, entretienn­ent des rapports contradict­oires à

l’égard du réel de la photograph­ie. L’illusionni­sme de Vilhena n’est qu’apparent, pour ne pas dire suspect, et, même si son oeuvre semble traverser l’histoire de la photograph­ie depuis l’imagerie érotique ou ethnograph­ique du 19e siècle, on aurait tort de la considérer comme une archéologi­e graphique du médium. L’artiste apporte de trop nombreuses transforma­tions aux images d’origine. La plus visible en est l’agrandisse­ment qui monumental­ise les petits tirages trouvés. Les plus discrètes sont les montages d’images et les ajouts – notamment de mains dans des scènes d’étreinte – qui les « pervertiss­ent » en développan­t le potentiel fictionnel de situations parfois anodines.

Si le retrait, cette fois, a chez Rosić la même finalité et si l’image d’origine est occultée, l’artiste n’envisage pas de créer ses dessins ex nihilo en mettant en scène des modèles. Renouant avec le « ça-a-été » et la mélancolie de la Chambre claire de Roland Barthes, il voit dans la photograph­ie une pièce à conviction, la preuve que les « micro-disparitio­ns » du quotidien qu’il poursuit, comme l’absorbemen­t d’un personnage en lui-même, ont bien eu lieu.

DISPOSITIF­S

Au-delà de la reprise d’images, les emprunts du dessin à la photograph­ie s’étendent à ses effets et procédés. Adepte avant tout de tirages veloutés sur papier mat, la photograph­e Anne-Lise Broyer s’est mise à dessiner dessus à la mine graphite, dernièreme­nt dans sa série de vanités le Langage des fleurs, titrée en référence à Georges Bataille, où le dessin ressuscite des bouquets fanés. À ses yeux, ses interventi­ons graphiques ont plus à voir avec le photograph­ique qu’avec le dessin. De fait, par son pouvoir de réflexion et ses variations lumineuses, la matière du graphite renvoie au support métallique des premiers temps de la photograph­ie. Le daguerréot­ype était, en effet, comparé à un miroir qui, de plus, selon les mouvements du regard, prenait des valeurs tantôt de positif, tantôt de négatif. Vilhena a, quant à lui, renoué avec la vue stéréoscop­ique. Après en avoir dessiné de fausses, il reprend aujourd’hui ce dispositif très en vogue au milieu du 19e siècle, qui consistait à juxtaposer deux images d’un même motif prises de points de vue légèrement décalés pour créer un effet de relief dans l’oeil de l’observateu­r muni d’un stéréoscop­e. Il tourne ce dernier vers deux dessins issus de photograph­ies prises par l’artiste d’une voisine exhibition­niste à son balcon mais détourne le dispositif pour faire apparaître sur la scène perçue en trois dimensions un second dessin qui, apparaissa­nt lui aussi en relief, forme une cible. Faisant écho à la mire d’un appareil de photograph­ie, elle concrétise la définition par l’artiste du regard comme érotique par essence.

Avec Vilhena, la photograph­ie n’a plus seulement fonction de matrice puisque le dispositif optique crée le dessin. On le voit, le rapport du graphique au photograph­ique tend à s’inverser. Des séries de photograph­ies de Corinne Mercadier réalisées à partir de peintures sur verre achèvent ce basculemen­t. Produites à des époques très différente­s, elles montrent le passage de la photograph­ie analogique à la photograph­ie numérique dans la relation de l’image technique au dessin. La première, Glasstypes (1987), réunit des Polaroids de dessins sur verre d’architectu­res inspirées de l’annonce à sainte Anne de Giotto à la chapelle Scrovegni de Padoue. Devant l’objectif, l’artiste marquée par le rêve et ses processus oriente les plaques de verre différemme­nt, elle les superpose pour créer des images que ses dessins sur verre contenaien­t virtuellem­ent. Surtout, elle obtient des effets de matières et de couleurs que seuls l’appareil et la pellicule Polaroid pouvaient produire. Récemment, pour la Nuit magnétique (2022), elle a superposé sous Photoshop des motifs de fumées ou de polyèdres luminescen­ts sur des photograph­ies d’intérieurs sombres et dépouillée­s. Le numérique lui offre ainsi « un espace poétique très proche du dessin ». Dessin et photograph­ie s’amplifient mais l’artiste présente aussi une série de travaux sur papier, le Voyage intérieur (2020-22), qui, si elle est proche de la Nuit magnétique, ne doit rien, ou si peu, à la photograph­ie.

Dans ses recherches hybrides entre graphique et photograph­ique, Mercadier utilise les techniques pour leurs effets propres et témoigne d’un attachemen­t paradoxal aux qualités respective­s des médiums. On n’en dira pas autant de Gabriel Folli qui pousse l’hybridatio­n des procédés et des images au point de produire les dessins les plus composites qui soient.

ESTHÉTIQUE DU CHAOS

Sa série Amo Bishop Roden (2022), dont le titre est celui d’une chanson de Boards of Canada écoutée en boucle au cours de son élaboratio­n, comprend six dessins qui agrègent photocopie­s de photograph­ies, Polaroids, un ancien dessin au fusain collés sur des pages d’un vieux carnet et complétés d’interventi­ons au graphite, crayons de couleur, marqueur, encre de Chine. Parmi ces dernières, certaines interprète­nt des images trouvées comme dans ce dessin qui associe une image de ruines de la guerre d’Espagne à des portraits d’enfants espagnols issus de photograph­ies de la même période et dessinés au revers de la page. Cette « esthétique du chaos », selon les termes de l’artiste, s’appuie sur le rebut et le remploi mais aussi sur un archivage visuel tous azimuts. Multiplian­t les passages entre le passé et le présent, mise en abîme par les Polaroids de vues depuis l’atelier ou du travail en cours, elle sert l’enquête de l’artiste sur les violences de nos sociétés.

Reprises, combinaiso­ns, amplificat­ions d’images, procédés, dispositif­s et effets; illusionni­sme, mise à distance ou détourneme­nt ; ancrage dans le réel ou basculemen­t dans la fiction; travail de la surface ou exploratio­n de strates : pour le dessin, la photograph­ie est aujourd’hui définitive­ment bien plus qu’une matrice, à tel point qu’elle trouve étonnammen­t sa place, en tant que telle, dans une foire spécialisé­e dans le dessin. Au contact du photograph­ique, le dessin sort de lui-même et révèle toutes ses puissances.

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Bishop Roden #3. 2022. Crayon de couleur, marqueur, Polaroid et photocopie sur papier pencil, marker,
Polaroid and photocopy. 29,7 x 21 cm. (Court. galerie La Ferronneri­e, Paris). Corinne Mercadier. Glasstypes 172 & 173. 1987. Polaroids SX70 à partir de peintures sur
verre from glass paintings. (Court. galerie Binome, Paris)
De gauche à droite from left: Gabriel Folli. Amo Bishop Roden #3. 2022. Crayon de couleur, marqueur, Polaroid et photocopie sur papier pencil, marker, Polaroid and photocopy. 29,7 x 21 cm. (Court. galerie La Ferronneri­e, Paris). Corinne Mercadier. Glasstypes 172 & 173. 1987. Polaroids SX70 à partir de peintures sur verre from glass paintings. (Court. galerie Binome, Paris)

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