LA « VOIE » EST LIBRE
Philosophes taoïstes Traduit et annoté par Rémi Mathieu Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1 136 p., 65 euros
Notre très ancien Occident grécoromain et judéo-chrétien est en crise, c’est du moins l’image qu’il donne de lui aujourd’hui. Il doute, se voit en danger, menacé par des forces hostiles, craint pour son avenir. Peur infondée? Fantasmes ? Masochisme, symptômes d’une haine de soi? En tout cas, il a face à lui des blocs antagonistes, des civilisations, des États, des forces politiques, des idéologies, des religions, qui sont loin, eux, d’être rongés par le même mal. En sont-elles pour autant plus assurées de leur puissance, de leur pérennité ? Ainsi la Chine. On se demande ce qu’a pu devenir ce pays qui connut une des plus riches cultures au monde, laquelle se manifesta et se développa depuis le 5e siècle avant J.-C. et dont le volume de la Pléiade nous donne à lire les grands textes qui la forgèrent, cet ensemble de « doctrines » composé des écrits des trois plus importants philosophes taoïstes, adeptes de la « voie » (le dao).
Quel cataclysme dans la pensée s’est produit, et à quel moment (la conversion à un marxisme dénaturé, aggravé dans sa version maoïste ?), pour qu’une civilisation fondée sur une philosophie, une littérature ouvrant à une « perfection de soi », à une « sagesse », ait conduit des millions de personnes à vivre dans un asile à ciel ouvert. Rappelons-nous, lors de la pandémie du covid, les images qu’incrédules et effarés nous avons vues sur nos écrans de télé : ces fantômes dans les rues, vêtus en cosmonautes, ce peuple entier incarcéré, victime d’une obsession folle, d’un projet scientifiquement insensé: le zéro covid.
ZUANG ZI, BENOÎT XVI
Revenons à la Chine ancienne. Quelle révolution et quelles leçons radicalement nouvelles apportèrent dans les domaines de la philosophie, de la politique, de l’éthique, les auteurs du Tao-tö-king (ou Dao de jing), ces tenants « de la voie et de la vertu », que furent Lao zi (Lao Tseu), Zhuang zi (Tchouang-tseu), Lie zi (Lie Tseu) ? Et qu’avons-nous à apprendre d’eux, occidentaux déboussolés que nous sommes, citoyens de démocraties ou malheureux sujets de dictature ? Tentons de vérifier si, au-delà des millénaires qui nous en séparent, certains éléments de leurs sages « doctrines » ne se retrouvent pas, parfois, pour le meilleur, dans la pensée occidentale. Voici quelques thèmes. Conception du temps. « Il y eut un commencement. Il y eut ce qui n’avait encore jamais commencé d’avoir un commencement. Il y eut ce qui n’avait pas encore jamais commencé de n’avoir pas commencé d’avoir un commencement » (Zhuang zi). Sommesnous si loin de ce que Agamben, dans le christianisme, oppose entre temps historique et temps messianique ; et de Benoît XVI sur la fin des temps ? L’Humanisme. La lutte menée, par les taoïstes, contre l’Humanisme étant incarnée à leurs yeux par leur aîné Confucius. Une telle offensive n’est pas sans rappeler celle engagée par quelques-uns des philosophes post-structuralistes de notre siècle passé, Althusser, Foucault, Deleuze, Derrida.
POUTINE, XI JINPING
La politique et la guerre. « L’homme de bien au repos, valorise la gauche ;/ Mais quand il manie les armes, il honore la droite. » « Plus nombreux sont les interdits/ Plus nombreux dans le peuple sont les rebelles. » « Si l’on gouverne un État d’une manière juste/ Et que l’on considère comme funeste l’emploi des armes/ Alors, sans intervenir dans les affaires, on peut s’emparer du monde entier [...] Il n’est malheur plus grand que de mépriser l’ennemi » (Lao zi). À communiquer au misérable va-t-en-guerre Poutine et à son homologue Xi Jinping qui s’apprête à envahir Taïwan. Le racisme et la haine. «Tous les hommes vulgaires adorent ceux qui leur ressemblent et détestent ceux qui en différent » (Zhuang zi). « Répondre à la rancoeur par la bienveillance », « Moi, je possède trois trésors/ Que je garde et préserve/ Le premier est dit (compassion) » (Lao zi). Allons, le christianisme n’est pas loin. Quant aux considérations sur le Bien et le Mal, saint Paul non plus, dans sa première Épître aux Thessaloniciens. Écoutons Lao zi: « Savoir ne pas savoir est le plus grand des biens/ Ne pas savoir ne pas comprendre est le plus grand des maux/ Ce n’est qu’en considérant ce mal comme un mal/ Que par là même, on ne souffre pas de ce mal. » Si le sage agit sans agir, continue Lao zi, « Il fait en sorte que tous les sachants/ Ne se permettent jamais d’intervenir ». Bataille, avec sa notion de « non savoir », de « négativité sans emploi » aurait ses aises à suivre la voie de cette sagesse.
ENTRE LA FEMELLE ET LE MÂLE
L’image du monde. Malheureux Galilée et Giordano Bruno, que n’eurentils vécu en Chine, des millénaires avant, J-.C., devisant paisiblement avec un homme comme Zhuang zi. Ils auraient pu, sans risques pour leur vie, se poser la question de savoir comment le ciel tourne, si la terre est stable ou non, si le soleil et la lune se disputent leur place, et quel mécanisme les entraîne. Plutôt que l’humiliation ou les flammes du bûcher, ils auraient ainsi connu « la joie suprême ». Pour ceux de nos contemporains que les tourniquets entre sexe et genre affolent, la souple dialectique taoïste du Yin et du Yang pourrait apaiser leur angoisse et refréner leurs pulsions agressives. « Qui connaît sa virilité préserve sa féminité » ; quant au nouveau-né, s’il ne connaît rien des rapports « entre la femelle et le mâle », cela ne l’empêche pas d’avoir déjà une « complète érection ». De même, dans les incessants débats sur la vie et la mort, suivre la voie du dao conduirait opposants et partisans de l’euthanasie à plus de sagesse lors de leurs affrontements.
Lao zi : « Lorsqu’un grand clerc entend parler de la voie/ C’est avec diligence qu’il la met en pratique. » Je viens d’entendre parler de la « voie », hélas je ne suis pas un grand clerc et crains de ne pouvoir aisément la mettre en pratique. Mais, qui sait, quelques lecteurs de cette chronique que j’aurais persuadés de lire le volume de la Pléiade pourraient appartenir aux chanceux en voie vers l’Harmonie.