Éditions même pas l’hiver u g g
Fondées en 2022, les éditions Même pas l’hiver proposent des livres sur l’art et la poésie et affirment leur vision radicale en accueillant des textes mêlant prises de positions singulières et renouvellement des formes d’écritures. Alliant la théorie à la littérature et s’appuyant sur un design graphique sans concession, les éditions ont déjà une identité forte. Dernière parution: la Société n’existe pas de Maxime Boidy.
Un peu plus d’un an et six livres : les éditions Même pas l’hiver, fondées par François Aubart et Camille Pageard, historiens et critiques d’art, ainsi qu’Olivier Lebrun, graphiste, ont déjà une identité sûre. Entre histoire, théorie et critique, leurs publications se situent dans la zone de frontière où l’art rencontre le social, celui-ci étant nécessairement inscrit dans celui-là. À rebours du sillon idéaliste qui affectionne les concepts prêts à l’usage, leurs publications partent avant tout des images. Ces livres, dont le format correspond pour la plupart à un article universitaire, portent haut et fort leur brièveté, sur laquelle repose toute leur efficace, une exigence littéraire se faisant aussi sentir. Leur composition ne craint pas les plans inégaux ni les changements de ton. La justesse graphique d’Olivier Lebrun, qui sait garder une ligne tout en l’adaptant à chaque livre, permet de mieux s’en saisir. Ajoutons qu’il est également l’auteur du logo des éditions ainsi que d’une série d’autocollants comportant chacun une citation tirée d’un livre de la maison – indiquant une culture militante et, en définitive, que la place de l’art est aussi sûrement dans la rue. Accessibles, directs et intelligemment circonscrits, les ouvrages présentés révèlent par leur forme un engagement éditorial risqué, certes, mais salvateur – ce que les éditeurs réaffirment en refusant la culture de la vocation qui enserre le travail universitaire dans un régime de gratuité. Un tel engagement se retrouve aussi dans l’investissement de l’histoire et la théorie pour élucider les enjeux politiques les plus actuels : ainsi d’Un énoncé surpris par hasard de Lytle Shaw sur les enregistrements magnétiques d’Allen Ginsberg que la CIA soupçonnait d’être un agent du KGB; de la traduction du livre jubilatoire de Frances Stark, l’Architecte et la Femme au foyer, sur le patriarcat domestique et artistique ou celui de Thomas Golsenne et Clovis Maillet qui atteste d’un Moyen Âge émancipateur. Dernier livre paru: la Société n'existe pas, Images de la guerre civile sous Margaret Thatcher de Maxime Boidy (64 p., 9 euros), un ouvrage nécessaire qui contribue au décloisonnement de l’histoire de l’art et des images, en exposant toute leur force d’éclairement pour saisir la raison du pouvoir qui cherche toujours à soumettre.
LA SOCIÉTÉ N’EXISTE PAS
Les images ne sont pas neutres ; elles posent même les coordonnées du monde social. Voilà ce que nous rappelle Boidy, au fil d’une brève mais lumineuse étude sur quelques représentations qui jalonnent et illustrent la pensée politique moderne. Formé à la sociologie, passeur remarqué des visual studies et acteur engagé de l’iconologie politique, l’auteur compose un texte brillant par sa façon de bondir d’un objet à l’autre, pour proposer in fine une constellation très claire de textes et d’images.
À partir d’une reconstitution de la bataille d’Orgreave de 1984 au cours de laquelle des mineurs en grève ont été violemment réprimés par la police, orchestrée par l’artiste Jeremy Deller en 2001 et qui lui sert de « point de référence iconique », Boidy déploie un propos qui questionne le fondement même de formes politiques comme l’État ou la Nation. En ligne de mire, une phrase célèbre due à Margaret Thatcher, selon qui « la société n’existe pas », dont l’auteur met au jour les afférences visuelles discrètes qui lui font écho.
Par un anachronisme fécond, Boidy passe de la pièce de Deller à une enluminure du 12e siècle représentant le sein d’Abraham, d’une série de David Batchelor de 1980 à une couverture du Time Magazine par David Suter, d’un Avis aus roys du milieu du 14e siècle à
Lord Kitchener appelant au combat en 1914, et relate ainsi la façon dont la naissance de l’État moderne s’est fondée sur un anthropomorphisme. Il en vient finalement à éclaircir la notion de « corps », qui se confondrait avec celle de « société » et, en l’incorporant, la rendrait inutile ou inexistante. En découlent des formules, qui présentent la société comme « tapisserie vivante », l’État comme « manteau protecteur », la multitude comme unité, la foule comme un seul homme. Remarquons aussi que l’auteur, qui le relit à la lumière de l’histoire minière de l’Angleterre, livre une nouvelle interprétation du frontispice du Léviathan de Thomas Hobbes signé par Abraham Bosse: « un centaure fiché dans le sol » d’un pays qui produit quatre-cinquièmes du charbon européen au 17e siècle.
De la mine à l’État, les images font leur chemin et s’éclaircissent, grâce à la plume avisée de Boidy. On le sait avec Aby Warburg, les images et les formes survivent ; elles peuvent s’assoupir quelques siècles durant et ressurgir par nécessité ou par accident et, comme le dit l’auteur, elles « couvent sous les mots ». Voilà pourquoi Même pas l’hiver s’autorise à reproduire jusqu’à trois fois la même image, façon courageuse de mettre en acte leur mode d’être.
Dire que « la société n’existe pas », c’est rappeler au visible une série de formes qui fondent ce propos, et d’autres qui le contredisent. On en tirera que la société existe bel et bien ; elle fait grève, lutte et peut aussi le faire avec des images.