GENÈSE D’UN SOUVERAIN
Patrick Kéchichian
L’Écrivain comme personne Claire Paulhan, 159 p., 18 euros
Patrick Kéchichian est décédé le 18 octobre 2022. Paraît aujourd’hui un texte de lui dont les dernières lignes ont été écrites peu de temps avant sa mort. Sans l’appui de celui qui fut pour lui un ami cher et admiré, Marcel Cohen, lequel a affirmé avoir eu le sentiment, après la lecture du manuscrit de l’Écrivain comme personne, que Patrick Kéchichian avait eu le « pressentiment » de sa mort prochaine, aurais-je osé suggérer que j’avais, moi aussi, pris cet « essai de fiction » (sous-titre ambigu du livre), pour un testament ? Ou, pour le moins, une ultime « confession », le mot est de lui. Ne se dit-il pas « arrivé au bout de sa course » ? Celle de son livre. Celle de sa vie. Une telle prémonition de la mort n’est pas sans rappeler celle que Péguy eut de la sienne.
ECCE HOMO
L’Écrivain comme personne est à mes yeux le plus grand livre de Patrick Kéchichian. Mais ce jugement à peine abruptement énoncé, il me faut aussitôt préciser que je n’ai pas lu, loin de là, tous ses autres livres, essais et romans. Sans doute dois-je à une amitié commune avec notre éditeur au Seuil, Denis Roche, d’avoir lu prioritairement les livres publiés par lui dans sa collection « Fiction & Cie ». Et il me faut reconnaître dans la foulée que l’image que je m’étais faite de l’homme et de l’écrivain était une image passablement fallacieuse que la lecture de son ultime livre me contraint aujourd’hui de corriger. Quelle révélation, en effet, ce fut pour moi de me trouver face à cette « personne » au « moi » si hypothétique, au « je » si éclaté, si insaisissable, à la mise à nu de son univers mental en plein égarement, à ce carambolage de pulsions, de désirs, d’obsessions, de phobies, à ces plongées dans des zones d’ombre où la folie menaçait, puis à ces instants vécus, inouïs de grâce !
Portrait d’un homme, en vérité ? Un homme dans toute sa misère et sa grandeur ? Ecce Homo! Voici l’homme, et quel homme ! Son portrait, et le jugement à charge et à décharge le concernant qui pourrait convenir à tous les incarnés que nous sommes, hommes, femmes, et valant pour toutes autres moutures de l’humain. Confession, son testament, mais aussi réquisitoire et plaidoirie. Et si l’Écrivain comme personne était bien plus que l’ouvrage d’un scribe (Kéchichian, se traite parfois de « scribouillard »), s’il s’agissait plus profondément, plus essentiellement d’un témoignage, je veux dire l’oeuvre d’un témoin en entendant le mot dans son sens biblique.
LE VERBE A GAGNÉ
Je résume. De Patrick Kéchichian, j’ai eu l’image du critique littéraire au Monde, sûr de lui, offensif, dont je ne partageais pas toujours les admirations et les détestations, notamment sa passion pour Maurice Blanchot ou son animosité à l’encontre de Tel Quel, de Philippe Sollers en particulier. Puis ce fut l’image de l’intellectuel engagé pour de justes causes (je me souviens de nos combats communs, avec Maurice Olender et Olivier Corpet, contre l’intelligentsia d’extrême droite). Enfin, et jusqu’à sa mort, c’est l’image d’un ami cordial, attentif, bienveillant, drôle souvent et plein d’humour, qui me reste, ami dont la présence avait quelque chose d’étrangement rassurant.
Or, ce que nous dévoile son récit, c’est que ce même homme à la force apaisante était un être torturé, perpétuellement en guerre avec luimême, doutant de lui, jamais à sa place, toujours coupable, « imposteur », « onaniste torturé », « mauviette » trop tôt vieillie, un mélancolique tenté par le désespoir, usant ses forces à faire barrage au nihilisme et à la folie. Jusqu’à ce que se produise un événement énorme, une révolution intérieure, une nouvelle venue au monde, la rencontre avec Dieu, sa conversion au catholicisme apostolique et romain.
Enfin délivré de ses démons, Patrick Kéchichian ? La lumière après la nuit des gouffres? Enfin la paix intérieure? Pas vraiment. Où l’on voit qu’avoir été touché par la grâce et vivre sa foi n’est pas une assurance pour une ballade de tout repos. Le néophyte n’est pas au bout de la reconquête de ce moi
qui avait été dès l’enfance mis en lambeaux. Gare au retour du chaos, de la cacophonie ! Mais, cette fois, le « freluquet » a pris des forces, il est batailleur, prêt à en découdre avec l’ennemi, comme ce héros bernanosien de Sous le soleil de Satan boxant le diable et le mettant KO. Ses armes, dès lors, à Kéchichian ? Les mêmes que celles de ses pairs, dont Bernanos et Péguy : les mots. Plus de doute, plus de peur, plus de balbutiements. Les mots, et les phrases suivent. Patrick Kéchichian, comme le montre dans sa belle préface Didier Cohen, peut désormais sans réticence signer de son nom les livres qu’il écrit et publie. L’écrivain est le premier à le constater et à clamer sa victoire : « Le verbe a gagné. »
LE DERNIER MOT ?
Je me posais la question de savoir sous quel genre ranger l’Écrivain comme personne, plutôt qu’autobiographie ou confession, ne serait-on pas plus près de ce que Bataille appelait une « expérience intérieure », à ceci près que rien de l’existence sociale, amoureuse, familiale, sexuelle de Patrick Kéchichian ne trouve place dans son inlassable introspection. Lucide, il s’en est avisé une fois, dans son précédent livre, la Défaveur, où il imaginait une déploration de sa mère au cours de laquelle celle-ci faisait savoir à son fils qu’à ses « désolantes frasques mentales » elle aurait souhaité qu’il en accomplît « de plus charnelles, de plus viriles ». Puritanisme ? (D’où son inclination pour Blanchot et non pour Bataille ?) Pas vraiment, pour preuve, sa courageuse défense dans le Monde, venant d’un catholique, de Catherine Millet très malmenée par la presse pour avoir écrit la Vie sexuelle de Catherine M. Et si Patrick Kéchichian, même après son dernier livre, même après sa mort physique, n’avait pas dit son dernier mot ? Une oeuvre digne d’entrer dans l’espace de ce qu’on appelle la littérature ne peut connaître l’achèvement, n’a jamais dit son dernier mot.