Les Rencontres de la photographie
Divers lieux / 3 juillet - 24 septembre 2023
Les Rencontres de la photographie d’Arles se sont volontairement placées, en cette année 2023, sous le double signe de la prise de conscience et de l’engagement, et ne cessent dès lors de nous questionner en tant que spectateur. «Tel un relevé sismographique de notre temps, chaque année les Rencontres d’Arles se font l’écho de l’état de conscience de notre monde. […] Les photographes, artistes et commissaires nous donnent à voir, à percevoir, avec une extrême acuité, les transformations que nous vivons », tient donc à affirmer Christoph Wiesner, directeur des Rencontres qui signe sa troisième édition. Il a aujourd’hui trouvé ses marques : la sélection est plus structurée, les thèmes plus resserrés, l’espace donné à chaque projet plus ample, et certains s’accompagnent même de rencontres dédiées. Pour seul exemple, les Rencontres se sont lancées, en collaboration avec la Cité anthropocène de Lyon, dans l’exploration du territoire arlésien. Scientifiques, chercheurs, penseurs et artistes en ont déjà fait un premier état des lieux dont témoignent les expositions Ici près, formidable expédition photographique dans la zone industrielle de Tarascon menée par Mathieu Asselin, Tanja Engelberts et Sheng-Wen Lo; Soleil gris d’ÉricTabuchi et Nelly Monnier ; Une attention particulière, qui rassemble les travaux de Jingyu Cao, Raphaël Lods et Iris Millot ; les Enfants du fleuve de Yohanne Lamoulère. Mais ce principe d’enquête traverse les Rencontres dans leur ensemble. L’artiste lauréate du prix Découverte 2023 fondation Louis Roederer y a ainsi recours. Découvrant que ses ancêtres étaient gardiens de semences, l’Équatorienne Isadora Romero s’interroge : la perte de la mémoire ancestrale et des savoirs autochtones – conséquence de la colonisation, des déplacements forcés et du racisme – entraîne-t-elle inéluctablement la disparition des semences à un rythme effréné ? Cette écocirculation du végétal est également à l’oeuvre au fil des projets regroupés par la fondation Manuel Rivera-Ortiz sous l’intitulé Grow Up, dont celui d’Arguiñe Escandón et Yann Gross autour de l’exploitation du caoutchouc en Amazonie, ou celui de Marc Lathuillière en association avec la communauté afrodescendante de la Madre Unión sur l’écosystème identitaire de leur territoire situé au nord de la Colombie. Les systèmes politiques ou économiques de pouvoir, les identités sociales ou minoritaires, les disparités et les troubles du genre sont tout autant pris en compte par la programmation des Rencontres ou des institutions culturelles associées. Et leurs enjeux semblent donner à chaque protagoniste l’occasion de renouveler le langage photographique, soit à partir des principes du contrepoint ou de la mise en parallèle, soit par l’inscription de l’archive, du journal, du document trouvé dans leur corpus d’étude. Autrement dit : des expressions moins monumentales ou spectaculaires, plus hybrides et plus intimes. On les retrouve donc au coeur des expositions Scrapbooks sur les journaux de travail des cinéastes ; Casa Susanna, albums photographiques d’une maison située à quelques heures de New York où de bons pères de famille de la classe moyenne blanche américaine pouvaient vivre presque en plein jour leur « travestisme » ; Ne m’oublie pas, qui présente les productions vernaculaires sauvegardées par Jean-Marie Donat du studio Rex, où les émigrés fraîchement débarqués à Marseille venaient se faire photographier ; Appartenance dissonante, dans laquelle la photographe palestinienne Ahlam Shibli observe non seulement les lieux, les événements, les communautés et les identités propres à son pays mais également leur équivalent, leur prolongement ou leur incidence en Pologne, en Italie ou… à Arles ; Entre nos murs. Téhéran, Iran 19562014, incroyable recherche photographique de Sogol & Joubeen Studio autour de la vie presque organique d’une maison de Téhéran entre modernité et révolution ; sans oublier la rétrospective Nicole Gravier et son usage de la carte postale, du tract ou de l’affiche comme mode d’interrogation et d’expression de l’identité féminine.
Collecter, sauvegarder, archiver, analyser, exposer comptent ainsi parmi les défis les plus prégnants des artistes comme des acteurs culturels publics ou privés actuels. Différents fonds liés à Agnès Varda offrent un portrait en actes pluriel, iconoclaste et particulièrement jubilatoire d’une cinéaste et artiste d’exception. La collection Florence et Damien Bachelot, dont on ne finit pas de découvrir ou redécouvrir les chefs-d’oeuvre ou pépites, propose, elle, au musée Réattu, une sélection inouïe de portraits photographiques parmi ceux qu’elle a réunis au fil du temps. On y trouve des photographies de Diane Arbus et Saul Leiter, soit deux figures de la photographie américaine – nées la même année mais que tout oppose a priori – honorées à Arles par deux rétrospectives majeures. D’un côté, Matthieu Humery a orchestré pour Luma celle de Diane Arbus à partir de jeux de grilles et de miroirs qui font s’entrechoquer, parfois abruptement, 454 images de dominants et de déclassés, d’élites et de marginalisés. De l’autre, Anne Morin a précieusement réuni l’ensemble du travail de Saul Leiter, de ses premières photographies en noir et blanc à ses expérimentations en couleur, en passant par ses dessins au graphite ou aux crayons de couleur. Un art de la miniature, de l’attention au détail, de la composition travaillée au millimètre afin de faire surgir des instants saisissants d’humanité, d’émotions pures, de tendresses secourables. Mais l’intelligence des deux commissaires a été de dépasser l’opposition entre fortune et infortune dans tous les sens des termes afin de déplacer notre regard et notre esprit vers des interrogations plus fondatrices : comment faire face ?, comment rester debout ?, comment fêter les siens ?, comment espérer encore ?, comment rêver encore ?... Et ces questions-là appartiennent à toutes et tous, à chacune et chacun. Elles « nous » concernent. La photographie nous en apporte une nouvelle fois la preuve.
In 2023, the Rencontres de la photographie d’Arles have deliberately been placed under the dual banner of awareness and commitment, never ceasing to question us as viewers. “Every year, like a seismograph of our times, the Rencontres d’Arles capture our world’s state of consciousness. Its photographers, artists, and curators help us to see, to perceive, with keener acuteness, the transformations we are living through,” says Christoph Wiesner, who has directed the
festival for the past three years. He has now found his feet: the selection is more structured, the themes more focused, there is more space given to each project, and some are even accompanied by specific meetings. To take just one example, the Rencontres, in collaboration with Lyon’s Cité anthropocène, have embarked on an exploration of the Arles region. Scientists, researchers, thinkers and artists have already come up with an initial overview, as demonstrated by the exhibitions Ici près, a formidable photographic expedition into the industrial zone ofTarascon led by Mathieu Asselin, Tanja Engelberts and Sheng-Wen Lo; Soleil gris by Éric Tabuchi and Nelly Monnier; Une attention particulière, featuring the work of Jingyu Cao, Raphaël Lods and Iris Millot; and Les Enfants du fleuve by Yohanne Lamoulère. But this principle of enquiry runs through the whole of the Rencontres. It is used by the artist who won the Découverte 2023 Fondation Louis Roederer prize. Upon discovering that her ancestors were seed-keepers, the Ecuadorian artist Isadora Romero asked: is the loss of ancestral memory and indigenous knowledge—a consequence of colonisation, forced displacement and racism—inevitably leading to the fast-paced disappearance of seeds?This ecocirculation of plants is also at work in the projects grouped together by the Manuel Rivera-Ortiz Foundation under the title Grow Up, including one by Arguiñe Escandón andYann Gross about rubber exploitation in the Amazon, and another by Marc Lathuillière in association with the Afro-descendant community of Madre Unión about the ecosystem that forms the identity of their territory in northern Colombia. Political or economic systems of power, social or minority identities, gender disparities and disorders are all taken into account in the programming of the Rencontres and the associated cultural institutions. And the issues at stake seem to give each protagonist the opportunity to renew the language of photography, either through the principles of counterpoint or parallelism, or through the inclusion of archives, diaries or found documents in their corpus of study. In other words: less monumental or spectacular expressions, in favour of more hybrid and more intimate ones. We find them at the heart of the exhibitions Scrapbooks, about filmmakers’ work diaries; Casa Susanna, photographic albums of a house located a few hours from New York where good white middle-class American fathers could live out their “transvestism” almost in broad daylight; Ne m’oublie pas, presenting the vernacular productions saved by Jean-Marie Donat from Studio Rex, where immigrants who had just arrived in Marseille came to be photographed; Appartenance dissonante, in which the Palestinian photographer Ahlam Shibli observes not only the places, events, communities and identities specific to her country but also their equivalent, extension or incidence in Poland, Italy or... in Arles; Entre nos murs. Tehran, Iran 19562014, Sogol & Joubeen Studio’s incredible photographic research into the almost organic life of a Tehran house between modernity and revolution; without forgetting Nicole Gravier’s retrospective and her use of postcards, leaflets and posters as a means of questioning and expressing female identity. Collecting, preserving, archiving, analysing and exhibiting are amongst the most pressing challenges facing artists and public and private cultural stakeholders these days. Various collections linked to Agnès Varda offer a plural, iconoclastic and particularly jubilant portrait of an exceptional filmmaker and artist.The Florence and Damien Bachelot collection, abounding in masterpieces and gems to be discovered or rediscovered, is presenting an unprecedented selection of photographic portraits at the Musée Réattu. The selection includes photographs by Diane Arbus and Saul Leiter, two leading figures in American photography—born in the same year, but with seemingly nothing else in common— who are being honoured in Arles with two major retrospectives. On the one hand, Matthieu Humery has orchestrated the Diane Arbus retrospective for Luma, using grids and mirrors to bring together 454 images of the dominant and the relegated, the elite and the marginalised, which sometimes clash abruptly. On the other hand, Anne Morin has carefully brought together all of Saul Leiter’s work, from his early black and white photographs to his experiments with colour, by way of his drawings in graphite or coloured pencil. It is an art of the miniature, of attention to detail, of compositions accurate to the millimetre, in order to bring out striking moments of humanity, pure emotion and tenderness. But the intelligence of the two curators has been to go beyond the opposition between fortune and misfortune in every sense of the term, to shift our gaze and our minds towards more fundamental questions: how to face up to things? how to stay on your feet? how to celebrate your loved ones? how to hope again? how to dream again? And these questions belong to each and every one of us. They concern us. As photography has proven yet again.