NEAL CASSADY, WILLIAM S. BURROUGHS chroniqueurs du désastre
Neal Cassady, Lettre sur l’histoire de Joan Anderson Traduit par Pierre Guglielmina
Séguier, 208 p., 19,90 euros
William S. Burroughs, Lettres (1945-1959)
Traduit par Gérard-Georges Lemaire et Céline Leroy Bourgois, 646 p., 13,50 euros
La publication de la Lettre sur l’histoire de Joan Anderson de Neal Cassady et des Lettres de William S. Burroughs révèle deux immenses chroniqueurs. Une approche littéraire de deux aventuriers de l’apocalypse.
La Beat Generation n’existe pas. Entre le dandy froid William Seward Burroughs, le héros secret Neal Cassady, le « solitaire fou » Jack Kerouac, le chaotique Gregory Corso, le surréaliste Lawrence Ferlinghetti et le maître d’oeuvre bouddhiste Allen Ginsberg, quoi de commun ? Pas grand-chose, si ce n’est la conjonction fraternelle. Autrement, comment expliquer que la plupart des oeuvres « Beat » ne me provoquent que le bâillement, alors que tout ce qui touche à Cassady et à Burroughs a mes applaudissements ? Est-ce la mâchoire carrée purement américaine du premier et les costumes trash chics du second qui me les rendent si sympathiques ? C’est possible – en partie. Est-ce leur côté docteur Jekyll et M. Hyde – l’un étant le double maudit de Kerouac (1) ; l’autre, le « double de lui-même » ? Ou bien est-ce à voir avec leur marginalité extrême – l’un étant l’écrivain anonyme ; l’autre, l’« homme invisible » fuyant la morale puritaine états-unienne ? Difficile à dire, d’autant que tout les sépare. Cassady : délinquant de Denver « né sur la route », « homme de l’être » et rebelle sans cause, sorte de James Dean version vaurien. Burroughs : rejeton WASP sorti d’Harvard, gentleman dépravé, aventurier du cauchemar burlesque, passionnément épris d’analyse apocalyptique et de psychanalyse. Tandis que le premier fait son numéro, le second fonctionnalise les siens (2). Deux rivières parallèles donc, mais puisant dans une source commune: la délectation dans le désastre.
MELVILLE SUREXCITÉ
La Lettre sur l’histoire de Joan Anderson est datée du 17 décembre 1950. Égarée depuis 1954, la missive est retrouvée en 2011 dans des cartons, au milieu d’archives, avant d’être vendue aux enchères en 2017. Cette lettre de 18 pages (reproduite en fac-similé dans l’ouvrage), destinée à Kerouac qui la qualifie immédiatement de « chef-d’oeuvre américain », est une confession de seize mille mots dans laquelle Cassady exprime toutes ses fièvres, ses fleurs, ses fulgurances.
Sous une forme s’apparentant autant au thriller qu’au vaudeville, il y raconte le drame originel du deuil de son « unique et pur amour ». Le texte débute avec l’apparition de Joan la sainte : « La virginité de sa nature entière m’a illuminé aussi clairement qu’une vertu, même si je voyais bien qu’elle était enceinte de près de cinq mois » ; et se conclut par la tentative de suicide de la femme-idole dans un motel de Denver : « Je ne suis jamais retourné a l’hôpital pour bénir Joan, oh, c’était ce que je voulais : la bénir. » Entre les deux : l’insane histoire d’une passion adolescente. Bien que Cassady ait peu écrit, sa Lettre révèle une existence placée sous l’égide de la littérature. Il vit avec Louis-Ferdinand Céline : « Je m’éveille confronté à plus d’horreur que Céline, et ce n’est pas une déclaration en vain, car je viens à l’instant de traverser une série de tremblements et de convulsions cauchemardesques. » Avec Charles Baudelaire : « Les rebondissements exquis de ma terreur autoproclamée rivalisent avec Fleurs du Mal en ce qu’ils sont désespérés. » Avec Herman Melville : « Aimerais pouvoir être aussi clair, aimerais avoir sa force […] dans la mesure où j’ai sa connaissance de la mort. » Avec Charles Dickens : «Charlie mon gars, Charlie joyeux, Charlie enjoué, Charlie chrétien, Charles caquetant, Dickensien de Noël, etc. » Ses lectures de Dostoïevski en prison font de lui une sorte d’idiot « béatifique », et son addiction aux jeux semble être une actualisation américaine du Joueur.
Ses admirations sans bornes pour Céline et Melville sont évidentes. Kerouac, qui lui a
appris à écrire, voyait en Céline « le plus grand écrivain du monde ». Sans surprise, on retrouve l’emballement de la langue et la rhétorique de l’abîme de Céline dans sa prose spontanée et primitive. Reprenant l’image du « train émotif » célinien, Cassady se voit même en « capitaine de ce métro ivre et déglingué ». Quant à Melville, sa passion pour le large est égale à la sienne pour la route : la quête de l’immensité horizontale est transposée en quête de la ligne droite. Pour aller vite, on pourrait dire que Cassady est un Melville surexcité voguant à deux cents à l’heure sur un océan de bitume à bord d’une berline volée (3).
Son écriture crue, hérissée de détails et saccadée d’ellipses, inspirera plus tard le style et la vitesse de Kerouac – faisant de Neal son « Saint-Graal », son éclaireur, sa muse. Cassady, en effet, écrit, selon les mots de Burroughs, avec « le même danger et la même urgence qu’une corrida », lui qui (Burroughs encore) « frôle l’état idéal de l’impulsivité absolue ». Ça va des enchainements d’ adverbes sans espaces :« absolument positive ment incontestablement »; aux fautes de frappes :« adti( et voilà je recommence) a dit » ; aux raisons de ses accélérations : « (Je fonce pour terminer ma lettre aujourd’hui et je suis d’une inadvertance infernale) » ; à la constriction du récit : « Je dois me rapprocher de l’os à partir de maintenant parce que je n’ai pas l’argent pour les timbres » ; jusqu’à l’ellipse finale : « Mais ça suffit comme ça, La Fin. »
Une urgence malgré tout contrastée par la dilatation narrative et les digressions sur le sexe, le mal, la prison, la mort, comme autant d’aperçus et d’anecdotes irrigant l’histoire centrale. Sur le suicide, enfin. Si le pauvre lecteur n’a pas encore idée de son éclat, la charité oblige de lui offrir ce court passage : « Libérée de l’urgence, dans la mesure où la pulsion de mort a besoin d’une pression fortement concentrée pour s’exercer et, une fois accomplie par le biais de la tentative, elle est défaite jusqu’à ce qu’une autre période d’accumulation soit révolue ; à moins, naturellement, qu’on réussisse à atteindre la mort du premier coup ou qu’on soit réellement fou. »
MÉCANISME INTÉRIEUR
D’une toute autre nature et d’une toute autre ampleur, les Lettres de William S. Burroughs sont autant d’éclairages sur les rouages de son écriture et de ses compositions. Cette correspondance, qui s’étire sur quatorze années, est le laboratoire intime de l’écrivain dans ce sens qu’elle dévoile son mécanisme intérieur. Il s’agit d’une sorte de Journal retraçant son parcours de Junky, à Queer, au Festin nu jusqu’à l’élaboration des cut-ups – soit, de la narration fragmentaire distordue par la drogue jusqu’à l’antinarration aléatoire. Burroughs évoque la genèse et fait l’exégèse de ses romans à venir. Chaque entrée forme un matériau dans lequel le « Satanique Bill » sculpte ses récits, développe ses structures ; on y voit tous ses trucs, ses découpes, ses collages : « Ce que j’écris dans mes romans est dispersé dans une centaine de lettres. » La progression se fait sur le plan esthétique donc, mais aussi géographique, physiologique et psychanalytique. On suit l’homme dans ses aventures sud-américaines, à Tanger ou en Europe, et plus profondément encore dans sa chair, dans ses addictions, ses chutes, ses sevrages, ses rechutes, ses positions ambiguës vis-à-vis de son homosexualité (« La psychanalyse a certainement, avec un lent scalpel de fait, effacé mon visa sadomasochiste pour Sodome »), son rapport à l’écriture et au sexe (« Je travaille quand j’arrive à rester assis assez longtemps ou quand j’ai le temps entre deux baises »), ses démêles avec la justice (4), sa paranoïa, ses doutes, ses désespoirs : « Ce que je couche sur le papier est littéralement ce qui m’arrive tandis que je remonte. »
Et si sa correspondance est aussi abondante, c’est que Burroughs est un exclu absolu, un exilé volontaire qui compte sur l’écriture pour se distraire : « J’ai besoin de quelqu’un avec qui parler », « quand je me trouve dans l’impasse d’une affection non partagée, les numéros sont mon dernier recours. » Son destinataire privilégié est Allen Ginsberg, amant à distance, qui jouera plus tard le rôle d’agent littéraire : « On devrait prendre l’habitude de s’appeler “amour”, forme convenable pour se parler entre agent et auteur, mais cette fois je le porte vraiment. »
VERTIGE INCROYABLE
Les premières lettres datent de 1945-46, au moment où Burroughs fait dans la combine pour se faire de l’argent rapide. Ses projets vont de la concoction d’aphrodisiaques à la planification d’une « vente d’agrumes par correspondance », jusqu’au divorce avec son épouse judéo-allemande (après un mariage de convenance en 1937 pour lui permettre d’échapper aux nazis) afin de soutirer quelques subsides à la belle famille : « Il faut que tout rapporte, telle est ma devise. » En mars 1950, c’est le début de ses projets littéraires : « J’ai écrit un roman sur la came », sous le titre provisoire de Junk. En 1952, un an avant la parution de son premier roman, Junky, Burroughs envisage déjà son plan de carrière : « Mieux vaut garder mes lettres, peut-être qu’on pourra en tirer un livre plus tard quand je me serai fait une réput. » Outre l’argent, la dope et la littérature, une autre constante de sa correspondance est son obsession de l’espace-temps – « qui sont inséparables ». De Mexico, il note : «États-Unis du siècle dernier » ; d’un restaurant chinois de Lima, il conclut : « repaire d’opiomanes de 1890 » ; dans un passage d’une lettre repris dans le Festin nu, il annonce : « J’y ai pensé il y a trois cents ans » ; ou encore : «Tout ce qui a été et sera pensé est maintenant disponible à tous les esprits. » Fascination qui le poussera à la quête du Yage, l’« esprit bleu », dans les jungles de Colombie. De ses prises d’ayahuasca, Burroughs en tire une expérience similaire à celle de ses périples mais sur un « niveau de faits » différent : cette « drogue télépathique » est « un voyage dans l’espace et le temps qui semble faire trembler les murs ». Sa recherche du « vertige incroyable » passe ainsi intégralement par le trip – en anglais : le voyage et la défonce.
Aventurier total (« malheureusement, dans notre culture, l’aventure est presque synonyme de crime »), Burroughs est avant tout romancier – c’est-à-dire un homme isolé, ayant bâti une oeuvre à la marge –, lui qui pourtant ne s’est jamais cru « taillé pour être écrivain ». Dans une missive du 24 juin 1954, cette phrase : « Peut-être que le véritable roman ce sont les lettres que je t’envoie. » Dans une autre : « L’écriture doit toujours rester une tentative. » Aucun doute : tentative réussie.
Neal Cassady est représenté le sous les traits de Dean Moriarty dans Sur la route (1957) et de Cody Pomeray dans Visions de Cody (1972) de Jack Kerouac. Dans une lettre du 24 juillet 1958, suite à l’arrestation de Neal pour trafic de marijuana, Burroughs écrit à Ginsberg : « Jack a obtenu la gloire et l’argent en racontant l’histoire de Neal, en couchant sur le papier leurs conversations […]. Et maintenant il ne va pas sortir un dollar de sa poche pour l’aider. » 2 Burroughs appelle « numéros » ses « narrations bouffonnes » : des saynètes « susceptibles de basculer dans l’action réelle ». 3 Neal Cassady aurait volé 500 voitures entre 1940 et 1944. 4 Il est à noter l’extrême refoulement du meurtre de sa femme, Joan Vollmer, en 1951, qui est très peu mentionné dans l’ouvrage.