NICOLAS BOUYSSI vie en abyme
Nicolas Bouyssi, Vie 2 P.O.L, 384 p., 26 euros
Dans un style au service de la narration, complexe et élaborée ; dans une narration au service des idées, franches ; Nicolas Bouyssi signe un ouvrage remarquable, s’apparentant à l’antichambre de ses travaux précédents.
« Évidemment, Perrier n’a aucune conscience de ce qu’il refoule » : comme tout le monde, n’est-ce pas ? Les personnages ordinaires ont chassé les héros de notre littérature. Je ne me risquerais à aucune comparaison qui, de toute façon, serait mal à propos. On ne peut toutefois pas s’empêcher de le constater, et comme tout ce qui est à la mode, l’exigence est croissante. Il faut une grande habileté pour ne pas tomber dans les topoï établis par les précurseurs, il faut une forme d’originalité sincère, aussi, qui permette d’y déceler une substance remarquable d’une manière ou d’une autre. Sans doute, d’ailleurs, est-ce une des raisons pour lesquelles les personnages ordinaires s’inscrivent souvent dans de longs récits, puisqu’il s’agit d’autopsier la profondeur d’une existence quelconque.
Vie 2 se balade sur cette ligne de crête avec une élégance stupéfiante. « Effacer pour rectifier lui apporte du soulagement. » « Lui », c’est Perrier, un homme de quarante-neuf ans déterminé à écrire un livre pour honorer une promesse qu’il s’est faite trente ans plus tôt. Il entame cette affaire mu par un sentiment d’urgence irrationnel. C’est à travers la figure de ce type frustré que l’auteur déploie l’étendue de son propre rapport à la littérature. Quoiqu’il ne trébuche ni ne vacille, il ose s’avancer sur le fil très mince d’un procédé narratif casse-gueule. L’exercice conjugue le piège du antihéros moderne et la complexité de la mise en abyme : il faut avoir beaucoup écrit pour le réussir. C’est le treizième roman de Nicolas Bouyssi, et ça se voit.
La langue est élaborée autant que maîtrisée. C’est important de le souligner dans une époque où, à mesure que les messages se crient, le langage s’appauvrit. Si l’on considère le savoir-faire comme l’expérience accumulée d’une même pratique, alors Vie 2 en est un produit délectable. Ça n’a rien de commun avec la présomption d’un écrivain qui userait d’un dico des synonymes pour enrichir son prisme ; c’est fluide et intelligent, c’est écrit avec tout le travail que cela suppose et dont nous comprenons la difficulté seulement parce qu’il la fait éprouver à son protagoniste. Sinon, elle est imperceptible. Écrire est, pour beaucoup, s’arracher la peau ; savoir écrire, c’est ne pas le laisser deviner. C’est faire croire que de la nécessité découle immédiatement la beauté, quand entre les deux, pourtant, résident l’acharnement, la pratique et le doute.
S’EXPRIMER SANS REVENDIQUER
Il y a dans ce récit de modestes allures d’aveu ; pour preuve le sous-titre de l’ouvrage : Autodescription. « Mais Perrier s’accorde une pause parce qu’il n’arrive plus à s’écrire ; et il n’écrit plus parce qu’il n’arrive plus à croire qu’il a le droit de vivre sa vie comme il l’entend, en s’autodécrivant, sans nécessairement un thème idoine à ceux qui permettent à la société, ses moeurs, ses médias et ses distributeurs, de s’agiter aux terrasses des brasseries ou bien sur leurs smartphones, les jours où l’on y paye en ticket-restaurant. » Du même coup qu’il expose un certain rapport à sa propre écriture, ou à celle des autres, Bouyssi affiche, sans prétention ni certitude, son rapport au monde actuel. L’examen approfondi de son personnage et de ceux qui l’entourent (sa vieille mère pro Le Pen et téléspectatrice de CNews, son oncle Robert, sa compagne Célestine, son ami Alexandre V.…) lui permet de s’exprimer sur tous les sujets dont nous sommes submergés à longueur de journée : la guerre, la politique, le climat, les médias, la triste uniformité des contenus et des comportements. Ici aussi, s’exprimer sans revendiquer relève, d’une part, de l’expérience et, d’autre part, du recul immédiatement posé dans l’usage du terme « autodescription ». La finesse de l’écriture crée un espace entre la lassitude et le cynisme – ce dernier étant un autre écueil à éviter dans la description de l’ordinaire.
J’aurais pu évoquer une seule frustration à cette lecture : ne pas être allé plus loin dans la mise en abyme. Qu’on se le dise, il s’agit de détails minuscules. Par exemple, lorsque l’auteur écrit : « Il rouvre son ordinateur et sous le mot “vide”, en passant à la ligne, note que sa vie s’est toujours rêvée plus haute que ce que la réalité lui donnait, quelle que soit l’époque de son existence », j’aurais aimé lever les yeux et voir se clore le paragraphe précédent sur le mot « vide ». Mais cette réflexion s’évanouit complètement dans la seconde partie du livre, lorsque Perrier rencontre, par un concours de circonstances, un auteur, édité chez P.O.L depuis quinze ans, pourtant inconnu des libraires et ayant très peu d’articles de presse, et qui s’appelle N. Bouyssi. S’ensuivent de longues tirades au discours direct, l’auteur par l’auteur, le libre déploiement des idées précédemment insinuées, et d’un coup s’impose la substance recherchée. C’est abouti à tous les niveaux : narratif, stylistique, théorique. Je termine ce texte frustrée, émue et me demandant : quelles sont les mauvaises raisons pour lesquelles la presse ne s’attroupe pas ?