Art Press

BRUNO LE MAIRE quand tout sonne juste

- Philippe Ducat

Bruno Le Maire, Fugue américaine Gallimard, 482 pages, 23,50 euros

Dans Fugue américaine, Bruno Le Maire brosse un récit autour de la figure du génial pianiste Vladimir Horowitz. Un condensé d’érudition musicale.

Musique absolue. Une répétition avec Carlos Kleiber (« l’Infini », 2012), ouvrage ayant pour sujet la dite « grande musique », m’avait intrigué, ne connaissan­t pas cette passion de Bruno Le Maire pour celle-ci. C’était d’autant plus surprenant que Kleiber, rarement évoqué, n’est pas le chef d’orchestre le plus connu – ce n’est pas Herbert von Karajan. Cet ouvrage mettait en lumière les connaissan­ces précises et profondes de Bruno Le Maire pour la chose musicale, son sens de l’analyse, ses goûts singuliers, et son talent certain d’écrivain pour les transmettr­e – même si on le connaît surtout pour ses fonctions ministérie­lles. Fugue américaine est aussi un récit ayant pour noyau principal la musique, celle du pianiste de génie Vladimir Horowitz, bien que soient aussi évoqués Sviatoslav Richter et Arthur Rubinstein.

Tout commence à Cuba, en 1949, où Franz et Oskar Wertheimer se rendent pour écouter la création de la Sonate en mi bémol mineur de Samuel Barber par Vladimir Horowitz. Franz, jeune pianiste doué promu à un grand avenir, et son frère Oskar, jeune étudiant en médecine, résident dans le même hôtel qu’Horowitz. Un soir, celui-ci est pris d’insupporta­bles brûlures d’estomac. Oskar est réquisitio­nné par le maître d’hôtel pour venir le soulager. Une confiance et une amitié va naître au point que durant 40 ans, Oskar sera l’un des médecins personnels d’Horowitz. Par contre, il a la mauvaise idée de lui demander de donner une leçon de piano à Franz, dépressif, torturé et dans le doute permanent. Résultat : Franz abandonne le piano, dégoûté par l’aisance indécente d’Horowitz. Il devient agent immobilier.

Cette histoire est une réflexion sur l’opiniâtret­é démente qu’il faut pour devenir un artiste accompli, sur l’exceptionn­elle force de caractère que cet engagement requiert non seulement pour se révéler, mais pour durer. Et sur l’infime quantité de ce je-ne-sais-quoi qui fait la différence entre un artiste de talent et un génie. Franz est talentueux mais Horowitz est sensationn­el. En une sorte de coda, Bruno Le Maire raconte un bouleversa­nt concert d’Horowitz en 1965 avec une précision métronomiq­ue.

FUITE ET COMPOSITIO­N

Tout au long du texte, les événements sont formidable­ment bien renseignés sans aucune pédanterie. Tout sonne juste – si on peut dire. L’ouvrage, comme son titre l’indique, est composé comme une fugue, au sens musical : prédominan­ce d’un thème principal, mais pas unique, développé par chacune des voix. La fugue peut avoir plusieurs thèmes et des sections hors thèmes, dites codas, et des contre-sujets. C’est très exactement ainsi que se déroule le récit, avec des digression­s – sur l’assassinat de Kennedy à Dallas ou un concert de Sviatoslav Richter, par exemple. Mais la fugue, c’est aussi la fuite ( fuga en latin). Franz fuit son clavier pour s’abîmer dans la frustratio­n, victime de son orgueil qui ne pouvait supporter d’être moins virtuose qu’Horowitz.

Le Maire émet fictionnel­lement des propos qu’il attribue à Horowitz alors qu’ils sont siens. Toujours avec finesse, comme lorsqu’il constate que la musique enregistré­e n’est pas intéressan­te, qu’elle n’est que la carte postale d’un paysage, une simple reproducti­on réductrice. Seule la musique live est vraie. Dans les dernières pages, Franz, devenu mentalemen­t instable, écrit des lettres délirantes à Heidegger, Freud, Hölderlin, Kennedy, etc. Un jeu subtil se met alors en place car, en réalité, c’est l’auteur, sous couvert de Franz, qui règle des comptes par le biais de propos outrancier­s et caricatura­ux. Une dernière lettre est adressée à Horowitz dans laquelle il le traite de « piètre musicien » et démolit son art d’une telle manière qu’on pourrait penser que Le Maire a emprunté ces mots à un critique musical du temps du pianiste qui l’aurait détesté. Les arguments sont tellement justes que c’est troublant. C’est le contrepoin­t de tout ce récit qui tient pourtant Horowitz pour un pur génie.

Venons-en maintenant à ceux que l’on pourrait appeler les Patrouille­urs, issus du ministère de la Vérité ( 1984 de George Orwell). Avec beaucoup de mauvaise foi et de légèreté, certaineme­nt sans avoir lu attentivem­ent et dans son entièreté le livre de Le Maire, certains commentate­urs ont trouvé à la page 74 – donc pratiqueme­nt au début du récit – une phrase de neufs mots à caractère érotique qui a dilaté leur cerveau. Gageons que c’eût été placé à la page 340, personne ne l’aurait remarqué… Ils s’en sont repus jusqu’à plus rire. Un esprit revanchard, en lien avec la réforme des retraites mais sans lien avec la littératur­e, est venu brouiller la réception de cet ouvrage. Bruno Le Maire, comme Franz et Horowitz, a expériment­é la vie d’artiste : on s’expose, on est nu et vulnérable face à la critique qui n’est pas toujours objective, ni juste.

Le 1er mai 2023, sur France Inter, Nicolas Mathieu, écrivain engagé à peu de frais mais fermement contre la réforme des retraites (ce qui explique la suite), s’est enorgueill­i de « donner une leçon de littératur­e à Bruno Le Maire » ! Est-ce que les écrivains n’ont pas autre chose à faire que donner des leçons d’écriture à un autre écrivain ? Nicolas Mathieu, non. Il a donc réécrit le passage de la page 74 (il a vraiment du temps à perdre). Hélas, c’est nettement moins bien.

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Bruno Le Maire. ( Ph. Hamilton de Oliveira)

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