René Girard le rire de dieu
Un ouvrage de plus de mille pages, de plus de trois millions de signes, un titre lapidaire, René Girard, son auteur, Benoît Chantre. À nos yeux, l’événement de la rentrée littéraire, car c’est bien de littérature qu’il est question dans ce monumental opus, à la fois biographie et essai. De littérature, mais aussi de philosophie, de théologie, disons de la pensée d’un homme, mais via le roman, le théâtre, la poésie. L’homme,
René Girard (1923-2015), en dépit des oppositions, incompréhensions dont l’oeuvre fut l’objet en France, notamment dans le milieu universitaire et philosophique, ce qui le contraignit à un exil aux États-Unis, fut néanmoins, y compris pour les moins familiers de son oeuvre, celui qui imposa les théories, peaufinées de livre en livre, du « bouc émissaire » et du « désir mimétique ». Après la parution de ses premiers livres, notamment la Violence et le Sacré (1972), plus particulièrement lors de la sortie
Des choses cachées depuis la fondation du monde (1978), nous avons très tôt, à artpress, été conquis par l’extrême nouveauté de ses analyses du mécanisme victimaire, par leur éclairage à la lumière des textes bibliques et des Évangiles. C’est notre ami et collaborateur Philippe Muray qui inaugura la série d’entretiens que nous avons eus avec René Girard de 1978 à 2004 (réunis dans notre collection « Les grands entretiens d’artpress »). La lecture du livre de Benoît Chantre m’oblige à reconnaître – serai-je le seul des précoces admirateurs de Girard ? – que je n’avais pas jusqu’alors pris la pleine mesure de l’ampleur, de la profondeur de la pensée de l’auteur de Celui par qui le scandale arrive (2001). De celles-ci, déjà dans l’entretien qui suit, Benoît Chantre en propose une approche rigoureuse, et en offre une saisissante vision.
Côté biographie, les lecteurs de son essai auront, par ailleurs, la surprise de découvrir que le grand penseur était un homme très incarné, qui a connu dans son travail la joie des découvertes, a souffert, a traversé des dépressions, a aimé. Dès l’enfance, par ses lectures, les conflits dans son entourage familial, les humiliations subies à l’école à cause de son physique (son visage grêlé), sa timidité, plus tard les agressions des bizutages, il vit déjà l’expérience de ce que sont la violence et le processus victimaire. Pourtant, sortant de l’adolescence, René Girard prend de l’assurance et des forces, il devient un bel homme, voyez son visage sur le portrait photographique joint. Pour preuve, l’idylle amoureuse qu’il eut avec la grande résistante et grande comédienne Silvia Monfort… Benoît Chantre est toujours au plus près de l’homme charnel et de son esprit, voire – et il y faut probablement intuition, grande délicatesse, scrupules, mais aussi expérience intérieure voisine – de son âme.
n Une découverte pour moi (vais-je être le seul de tes lecteurs ?) : l’influence que l’oeuvre philosophique de Jean-Paul Sartre a eue sur le jeune René Girard, et l’admiration qu’il a gardée pour l’homme. De Sartre, et de Malraux. Qu’est-ce qui, dans l’Être et le Néant, a pu retenir l’attention
de Girard ? Ce point est essentiel. Car la notoriété de René Girard à la fin des années 1970 s’est faite autour de son apologie de « l’Écriture judéo-chrétienne ». Girard était alors, avec Emmanuel Levinas, l’un des ténors de ce qu’on appelait en France « le retour à la Bible ». Mais ce que beaucoup de gens ignorent, c’est l’importance, chez lui, de l’oeuvre de Sartre. Son premier livre, Mensonge romantique et vérité romanesque, en 1961, est déjà un effort pour sortir de ce sartrisme – mais toutes les analyses de l’enfer de la « médiation interne », cette obsession de l’Autre qui tient de la jalousie, du ressentiment, voire aussi du sadisme et du sado-masochisme, sont prises dans l’Être et le Néant. Je suis donc allé voir de plus près cette origine, en interrogeant d’abord Girard lui-même, en lisant ensuite ses premiers essais, ses articles ou ses conférences des années 1950, inédits pour la plupart, en découvrant enfin de précieuses correspondances, inédites elles aussi. J’ai pu ainsi comprendre la nausée très profonde de ce futur diplômé de l’École des chartes, fils de dreyfusard, dans le Paris des années 1943-44.
Girard n’a pas fait de résistance, mais il a découvert à l’automne 1943, l’Être et le Néant, et ç’a été une révélation pour cet intellectuel qui souffrait du froid et de la faim, fuyant les barrages de police dans une capitale remplie d’uniformes vert-de-gris. Les analyses éblouissantes de la liberté, ce « pour-soi » s’arrachant au déterminisme de l’« en-soi », débouchent sur une description de la « fuite devant l’être ». Elles vont faire naître en leur lecteur le rêve d’une « littérature totale » et d’un exil hors d’une Europe en ruines. C’est là que la lecture de Malraux va jouer un rôle essentiel dans les années 1950. Ce sens apocalyptique de l’histoire et ses « intuitions de l’absolu » révélées par l’oeuvre d’art vont beaucoup influencer Girard. Le mépris que la gauche intellectuelle porte alors à l’auteur des Voix du silence, joint au gaullisme mystique de ce jeune historien qui décide de rédiger sa thèse sur la défaite de 1940 vue par l’opinion américaine, va contribuer à le détacher de Sartre, qui aura pourtant fourni des arguments puissants à sa révolte contre le vichysme et ce qu’il appellera bientôt, au fond du Middle West, le « pétainisme américain ». Sa conversion au christianisme va mettre un terme à cette haine du monde, qui est l’autre face de la haine de soi. Mais en 1970, quand Girard écrit à Paris la Violence et le Sacré et que Sartre distribue la Cause du peuple dans les rues, la rupture avec le maître de sa jeunesse est consommée. Professeur à Buffalo (dans l’État de New York), il est alors très engagé « à gauche ». Mais il a assez admiré le courage des étudiants américains affrontant les policiers dans les manifestations contre la ségrégation et la guerre du Vietnam, pour se révolter contre les « fanfaronnades de la transgression » de Nanterre et de la Sorbonne.
RIRE ET PHILOSOPHER
Autre découverte, faite, via une boîte que t’a confiée en 2015 Martha, l’épouse de René Girard, contenant de « précieux papiers ». On y voit se dessiner très tôt, les grands thèmes girardiens. J’aime la façon dont tu introduis tes développements sur le rire, l’ironie et l’humour. Ton point de départ : une poule qui coquaille devant une fourchette, un petit enfant qui rit quand on lui fait une « chatouille ». Les interrogations qui naissent : qu’est-ce qu’un bon rire, un mauvais rire ? Et qui « rira bien qui rira le dernier » ? N'est-ce pas se dessinant à l’horizon ce qui sera la conversion de Girard au catholicisme ? La découverte que nous avons faite est en effet importante et nous comptons publier bientôt cet essai inédit du jeune Girard, qui s’intitule la Naïveté du rire. Je connaissais l’existence de cette étude par une allusion dans un entretien que Girard avait donné au début des années 1980, mais le texte me manquait. Nous l’avons retrouvé dans cette « précieuse boîte » où il rangeait ses manuscrits au début de sa carrière, et qu’il transporta à chacun de ses déménagements, de l’Indiana au Maryland en passant par la Caroline du Nord. Cet essai énigmatique est passionnant, d’abord parce qu’il témoigne de la bonne connaissance que Girard a de la phénoménologie ( Ideen de Husserl traduites par Paul Ricoeur, Heidegger, bien sûr, mais aussi Merleau-Ponty et Sartre), ensuite de sa lecture du Rire et des Deux Sources de la morale et de la religion de Bergson. J’ai ainsi pu recomposer le « background philosophique » du Girard des années 1950, qui le rattache de façon très originale à la pensée française de l’après-guerre. C’est parce qu’il ne se satisfait pas de la description « objective » du rire par Bergson, et de sa description « subjective » par Jeanson (qui vient de publier un essai intitulé Signification humaine du rire), que Girard tente une sortie audacieuse de ce dualisme non résolu. C’est cette intuition qui lui ouvre la porte de l’intersubjectivité, dont il pense que les philosophes sont incapables de la penser. Ainsi l’énigme de l’objet risible, à la fois sensé et insensé, déclenche soit le rire… soit la philosophie, structurellement faite pour « donner du sens » et justifier le monde. Or l’objet risible résiste à cette constitution. Il provoque deux fuites, l’une qui est le fou rire (expression très inquiétante), l’autre qui est la « suspension » phénoménologique de l’atti
tude naturelle. Rire ou philosopher sont donc, pour Girard, deux tentatives pour éviter de devenir risible à son tour, deux façons vaines de résister à la contagion du non-sens, deux façons de vouloir « rire le dernier ». Mais ces attitudes s’avèrent incapables de « fixer le sens » ou d’assurer la stabilité d’un monde commun : elles enferment le sujet en luimême et le privent d’un véritable accès à l’Autre. Rire en commun contre un autre, comme Bergson l’a bien senti au point d’en avoir « un peu peur », dans son Essai sur la signification du comique en 1900, c’est déjà faire apparaître ce que Péguy appelait le « ciment hasardeux » des sociétés humaines, autrement dit l’inconsistance du monde fondé sur un refus d’entendre. À Descartes, Girard préfère donc Molière, dont l’art maintient un « équilibre périlleux » entre le rieur et l’objet risible : le premier n’est pas contaminé par le second au point de devenir risible, le second n’est pas humilié par le premier au point de devenir moqueur. Nous rions ensemble des travers qui sont les nôtres. À la fois risibles et rieurs, nous communions dans une sorte de corps mystique où nous ne nous détachons un temps des autres que pour les rejoindre aussitôt. À l’énigme du « rira bien qui rira le dernier », Girard apporte donc une solution poétique et religieuse : seul le rire de Dieu, ce que Dante appelle au Paradis le « rire de l’univers », peut dénoncer l’inconsistance du monde. C’est à ce rire de l’univers que nous devons nous accorder pour ne pas tomber dans le gouffre des aveugles de Brueghel. Ce qui s’annonce ici, c’est une « intersubjectivité radicale », écrira Girard en 1965, une constante réversibilité des relations humaines, pour le meilleur et pour le pire : une fraternité des identiques. Le rire méchant, comme toutes les « philosophies du rire », n’apporte que de mauvaises réponses, des réponses « cathartiques », à cette instabilité des relations. Seule une intuition intersubjective, en l’occurrence celle du « génie comique » à l’écoute duquel s’élabore la théorie girardienne, peut maintenir ce point d’« équilibre périlleux ». Merleau-Ponty, à qui Girard avait envoyé ces 80 pages, ne lui répondit pas… et pour cause ! Je crois qu’on ne s’était jamais si brillamment moqué de la philosophie.
SACRIFICE PARADOXAL
Une importante partie de ton analyse de l’oeuvre de Girard, pour en montrer l’absolue singularité, consiste à la situer dans le contexte intellectuel de son temps, à la confronter aux penseurs en vogue de l’époque, Derrida principalement, Foucault, Deleuze, Lacan… Surtout Bataille, sur la question centrale du sacrifice, et celle du mal, quels liens, quels accords et désaccords avec l’auteur de la Part maudite ? Il y a beaucoup de noms dans ta question ! Mais elle place d’emblée Girard au coeur de son temps, entre la publication de la Part maudite en 1949 et celle de l’Histoire de la folie à l’âge classique en 1964. Comment répondre à une question si large ? Je tirerais le fil de la folie, qui est l’une des grandes questions de l’époque : de la fascination du sacrifice chez Bataille relisant Bernardino de Sahagún, à la « revendication délirante » de Deleuze et Guattari, dans l’Anti-OEdipe en 1972, en passant par « l’affirmation joyeuse du jeu du monde » de Derrida en 1966, se déploie le prisme très large du nietzschéisme français de l’aprèsguerre – ce que Girard appelle le « dionysisme », auquel il participe à sa manière. Mais à sa manière, qui n’est pas celle des autres ! Raison pour laquelle, je pense, on a fini par le gommer du balcon de la très glorieuse French Theory. Girard a lancé tous ces penseurs aux États-Unis et, curieusement, ils se sont vite entendus pour ne plus parler de lui. Car entre « Dionysos et le Crucifié », Girard avait d’emblée choisi le second, acceptant de « désapparaître », pour parler comme Philippe Sollers, du monde universitaire et de celui des avantgardes. Mais son retrait n’est pas sans faire penser à celui de Bataille, si proche et si opposé à lui. Girard est un lecteur passionné de l’Érotisme, comme il le fut aussi de la Part maudite, qu’il ne commente qu’en 1982, dans le Bouc émissaire, se ressouvenant à cette occasion des temples du Soleil et de la Lune à Teotihuacan, visités avec son épouse et leur ami Robert Champigny, autre grand sartrien, en juin 1951. Girard au pays des Aztèques ! De mémoire, Bataille ne s’y est pas rendu. Mais son intuition géniale du sacrifice, du lien « intime » qui lie la victime à son sacrificateur, n’en aura pas moins été fondamentale pour Girard. Il le croise dans la Violence et le Sacré, mais on peut regretter qu’il ne se soit pas attardé sur cet auteur, comme lui chartiste paradoxal et passionné de préhistoire. La raison en est simple, à mon avis : c’est la tête de Jean-Baptiste que Girard entend replacer sur le corps tronqué de la culture moderne, culture « acéphale » que Bataille revendiquait en adoptant l’épithète pour sa revue et pour sa société secrète, de 1936 à 1939. Mais quand l’un défait le christianisme pour revenir à une préhistoire imaginée, l’autre défait le paganisme dans l’espoir d’une renaissance spirituelle. Celui qui a quitté le catholicisme fervent de sa jeunesse pour un nietzschéisme esthétique et celui qui l’a retrouvé en quittant son sartrisme d’origine se rejoignent formellement dans l’intuition d’une « passion » reportée aux origines de l’humanité et qui ne peut se dire que dans une identification à l’animal sacrifié : bison de Lascaux, d’un côté, agneau de Dieu, de l’autre.
René Girard est donc un catholique bien singulier ! En quoi sa vision de la Passion n’est-elle pas sacrificielle ? Elle l’est, dans la mesure où Jésus, qui avait su éviter plusieurs lapidations, a fini crucifié. Elle ne l’est pas, dans la mesure où cette mort n’a eu aucune efficacité concrète. Elle n’a réconcilié personne. Tout au contraire : elle a introduit un « coin » dans le système du monde, sacrificiel en son essence. La Passion est donc un sacrifice paradoxal. Mais la mésintelligence de la geste christique est, selon Girard, à l’origine du dolorisme chrétien, cette haine du corps et du monde, qui n’est que du « paganisme mal christianisé », comme il aimait à dire. Ce que l’on appelle en effet, depuis saint Anselme, la « théologie de la satisfaction », où Dieu « satisferait » sa colère sur le dos de son propre Fils pour ne pas avoir à détruire les hommes, a produit un modèle de contrition qui n’a rien à voir avec ce que Girard appelle la « gaieté catholique », c’est-à-dire une joie de la résurrection, de la traversée de la folie et de la mort, de la « dépossession » totale. En cela, sa vision de la Passion n’est pas sacrificielle. L’événement pascal accomplit le triomphe de la parole de la vie sur la parole du monde. Parce que quelques disciples irréductibles ont fini par affirmer que celui dont ils se réclamaient était absolument innocent, toutes les généalogies humaines ont été englobées dans une généalogie divine, les pères sont devenus identiques à leurs fils. Mais cette fraternité des identiques est d’une redoutable ambivalence. Elle dit à la fois le pire
et le meilleur, la guerre de tous contre tous et la communion des saints. Il y a là une intuition apocalyptique qui avait beaucoup frappé Foucault, par exemple, qui écrivit une lettre magnifique à Girard, après avoir lu la Violence et le Sacré en 1972, où il voyait en lui « le premier à échapper à l’injonction de la différence et au soupçon de l’identité ». On ne pouvait mieux définir l’intuition girardienne. La Passion parachève ou accélère ce que Girard appelle le « descellement des différences ». Elle n’est donc pas sacrificielle, en ce qu’elle détruit le système du monde. Mais elle l’est au sens où elle rend nécessaire et inévitable la fin des égotismes, des solipsismes, de tous les « mensonges romantiques » en prônant ce sacrifice du Moi qui est la condition première de ce que la littérature prophétique appelle le « Royaume ». Loi de la paille et de la poutre, de l’accusation de soi contre l’accusation des autres, de la « vérité romanesque » contre le « mensonge romantique ».
SINGE DE DIEU
Quelle est pour Girard la figure de Satan ? L’un de ses derniers livres s’intitule Je vois Satan tomber comme l’éclair. Quand estce, non plus dans la philosophie, dans la littérature, dans la théologie, mais dans le réel, qu’il le voit ainsi tomber ? Tout tient dans une expression dont je ne sais si elle est de Girard ou de Saint-John Perse, sur lequel Girard a écrit son premier article et qui a beaucoup compté pour lui. Les deux hommes se sont rencontrés en mai 1954, dans une exposition sur l’art esquimau à Washington, et Perse a cité l’essai de Girard dans sa bibliographie à l’occasion de l’entrée de son oeuvre dans la « Bibliothèque de la Pléiade ». Or Perse achève son dernier poème, « Sécheresse », en 1974 (soit deux ans après la Violence et le Sacré), par le verset que j’ai cité en épigraphe à mon livre : « Singe de Dieu, trêve à tes ruses ! » Girard reprend à dessein cette expression dans le livre que tu viens d’évoquer, en 1999 : « Satan, écrit-il, est le singe de Dieu. » Rien là que de très classique en théologie chrétienne. Mais l’expression devient intéressante quand elle éclaire rétrospectivement le parcours girardien : les sacrifices sont une ruse, la meilleure ruse que les hommes aient inventée pour réguler leur violence intestine. Cette transcendance trop humaine qu’est la « machine à faire des dieux » dont parlait Bergson en 1932 pour définir la religion est une caricature de la transcendance véritable. Si le sacré singe le divin, c’est donc que le divin lui préexiste. Il y a une parole première, un « Logos de la vie » dit constamment Girard, dont le refus a structuré les institutions humaines, fondées sur le mensonge et sur le crime. Cette surdité originaire a donc été paradoxalement constitutive du monde en tant que monde. Que donnerait alors une pleine écoute de cette parole première ? Une victoire sur la mort. Nous sommes au coeur du mystère du péché originel, cette identité fraternelle toujours déjà perdue, avec laquelle renoue (ou à laquelle répond) de façon plus radicale que les poètes tragiques grecs, la parole prophétique juive et chrétienne. Voilà ce que Girard avait intuitionné dès les Voix du silence en 1951, et que son retour au christianisme et à la Bible va lui donner les moyens de penser. Mais il le fera dans le cadre des concepts offerts par les sciences humaines. Alors, quel est le « Satan qui tombe comme l’éclair », pour répondre à ta question ? On pourrait dire, non sans humour, que c’est le singe de Dieu qui tombe de l’arbre de la première faute… Deux ans plus tard, les deux avions fracassant les tours de Manhattan ne sont-ils pas entrés dans le moule que Girard leur avait préparé en 1999 ? «Vous aimez la vie, nous aimons la mort », disait Ben Laden. On ne pouvait mieux formuler cette dangereuse décomposition du religieux archaïque. Une fois éventé le secret de tous les ordres humains fondés sur un refus d’entendre, ces derniers se « déconstruisent », dit Girard en écho à son dialogue avec Derrida. Mais la déconstruction girardienne est plus radicale, puisqu’elle renoue avec la tradition de l’apocalyptique juive, où Derrida n’a pas voulu suivre celui qui l’avait introduit aux États-Unis. C’est une déconstruction qui n’a pas besoin des philosophes ! Elle se fait toute seule, dans la décomposition du vieil ordre sacrificiel et l’advenue de cette nouvelle « identité » qu’avait entrevue Hölderlin en relisant Sophocle.
MOMENT DE BASCULE
Ce poète, qui t’est cher, Hölderlin, est omniprésent dans l’oeuvre de Girard. Pourquoi lui ? Parce qu’il est l’un de ceux qu’on a le plus lus dans l’après-guerre. La façon qu’on a alors d’interroger la folie se prend dans l’écoute de cette « vocifération oraculaire », comme disait Girard. Mais il y a un sens plus profond à cette « folie » apparente, un sens prophétique et apocalyptique, sur lequel il va revenir, au terme de son oeuvre, dans le livre sur Clausewitz que nous avons écrit ensemble en 2007. Il n’y a pas que Heidegger, en effet, à commenter Hölderlin au 20e siècle, mais aussi toute une tradition française, qui commence avec Pierre-Jean Jouve et Pierre Bertaux dans les années 1930, et dans laquelle s’inscriront des penseurs aussi différents que Laplanche, Deguy, Foucault ou Girard luimême. Il m’a fallu mieux comprendre cette influence, d’abord en écrivant un essai sur Hölderlin en 2019, ensuite en serrant de plus près la façon dont cette poétique a informé de l’intérieur la théorie mimétique de Girard, notamment autour du concept d’« équilibre » ( Gleichgewicht), cette identité structurelle qui remonte au coeur des oeuvres de génie. Il y a chez tous les « grands auteurs », montre Girard, un moment de bascule, une « rupture ». Or ce moment, qui peut être violent ou douloureux (« meurtrier » ou « meurtrissant », écrivait Hölderlin) en fonction de la résistance qu’on oppose à cette remontée de la parole dans la langue, Girard l’a vécu en février 1959, après douze ans passés en Amérique, dans le train qui le menait chaque semaine de Baltimore à Philadelphie. C’est toute une mémoire qui a alors ressurgi, que son sartrisme avait refoulée dans les années d’Occupation, puis pendant le maccarthysme. Il faut se replacer dans ce contexte français puis américain, qui obligeait à la clandestinité, pour comprendre la force et l’énergie qu’il mettra, vingt ans plus tard, à affirmer sa foi. Girard a connu l’humiliation de la défaite, côtoyé les rafles et les tribunaux d’exception, la violence de l’antisémitisme et de la ségrégation. Il a souffert d’éprouver en lui ce rejet des « salauds », pour parler comme Sartre. Ce cocktail aurait pu donner une oeuvre de révolte, comme Sartre et Camus en donnèrent une dans l’après-guerre. Mais c’est tout le contraire qui a eu lieu. Et c’est cela qui me passionne chez cet auteur.
Benoît Chantre est éditeur, essayiste, il est l’auteur, en autres, d’un livre d’entretiens avec Philippe Sollers sur la Divine comédie, avec René Girard sur Clausewitz, avec Jacques Julliard sur Pascal, de Péguy point final, du Clocher de Tübingen (OEuvre-vie de Friedrich Hölderlin).