Pauline Mari cinémassacre, ou la caméra de l’agonie
Pauline Mari, l’Art assassin. Histoires de crimes au cinéma Rouge Profond, « Raccords », 274 p., 25 euros
L’Art assassin. Histoires de crimes au cinéma de Pauline Mari est une enquête sur les films où des figures d’artistes et de
criminels se confondent. Dans le prolongement de son précédent ouvrage, Membres fantômes, dans lequel l’auteur
donnait la parole à la jambe d’Hans Hartung, l’oeil de Victor Brauner et la main de Blaise Cendrars, ce nouveau volume
débute par la Main du diable (Maurice Tourneur, 1943). Le film met en scène un
peintre damné dont la main agit en dehors du contrôle de son esprit… Voici la première scène du livre, et le cauchemar
ne fait que commencer.
Le livre s’ouvre sur cette interrogation, qui en est la genèse : «Y a-t-il en tout artiste un criminel qui s’exprime ? » Depuis le Caravage au 16e et 17e siècles – maître du baroque et meurtrier en cavale – jusqu’au « climat d’inquisition qui entoure aujourd’hui les artistes », la question n’a pas perdu de son actualité. Génie ou salaud, il faut choisir. L’époque, en faveur de l’intérêt commun de la vertu et parfois prête aux plus anachroniques jugements, a tendance à trancher : salaud. Les oeuvres sont condamnées (et les artistes avec ; ou l’inverse), mais c’est bien souvent l’époque qui est coupable : de médiocrité. Ainsi, tandis que nous assistons à la revanche de la morale sur l’art, Pauline Mari prend notre époque aux mots en « recherchant un monde où les artistes sont “effectivement” des criminels, et carrément des assassins » : au cinéma.
L’Art assassin. Histoires de crimes au cinéma est un recueil de récits abordant des longsmétrages – blockbusters certains, d’autres absolument méconnus, tous obscurs à souhait – où des figures d’artistes et de criminels se confondent. L’ouvrage est organisé en quatre sections (Diables d’artistes ; Peintres de l’agonie ; Serial esthètes ; Saltimbanques), ellesmêmes divisées en plusieurs chapitres, chacun partant de la psychologie d’un personnage de fiction avant d’irradier en faisceaux d’analyses sur les beaux-arts, le cinéma et leur correspondance.
Comment les beaux-arts sont-ils mobilisés dans l’image mouvante ? Pauline Mari y répond dans une collection de contes illustrés, dont le contenu tient autant à l’histoire de l’art
1969. 108 min
qu’à l’essai – « un historien de l’art éluciderait [les motivations des criminels] mieux qu’un criminologue », écrit-elle. Chaque texte remet en perspective l’époque historique dans laquelle les oeuvres d’art et cinématographiques ont été réalisées, rappelle certains événements biographiques marquant des réalisateurs et des artistes, leurs intentions respectives, ainsi que les conditions de tournage, le choix des scénaristes, des décorateurs ou des acteurs.
Les visuels sont ici essentiels. Et quelle collection de beautés sataniques ! D’une page à l’autre, les oeuvres d’art et les photogrammes se font face et se répondent. Ces correspondances iconographiques (analogiques ou allégoriques) nous éclairent non seulement sur les inspirations des réalisateurs, mais encore sur les enjeux de mises en scène, les décors, les costumes, et la composition des plans qui, il faut l’avouer, sont souvent si sublimes qu’on donnerait cher pour les voir s’animer sur un immense écran argenté.
FRESQUE BAROQUE
Des liens, directs ou indirects, sont tissés entre le cinéma et les beaux-arts. Ainsi, nous passons d’Alfred Hitchcock à Edward Hopper ; de Ferdinand Hodler au giallo ; de la fixation pornographique de Mark Lewis dans le Voyeur (Michael Powell, 1960) à l’impression de mouvement dans la peinture de Paolo Uccello,
Saint Georges et le dragon (c. 1470) ; des Poupées d’Oskar Kokoshka et de Hans Bellmer aux Yeux sans visage (Georges Franju, 1960) ; de la Chienne (Jean Renoir, 1931) à la Rue rouge (Fritz Lang, 1945) projetée sur un fond de jardin luxuriant du Douanier Rousseau (à cette différence près que chez Lang le jardin est d’Éden et que le serpent est représenté sous les traits d’un maquereau, Ève d’une prostituée, et Adam d’un peintre) ; d’HenriGeorges Clouzot à Victor Vasarely par le biais de son « rejet affectif » de l’Op Art développé dans son ultime long-métrage, la Prisonnière (1968) ; des mains d’argent d’Edward « auréolées de rasoirs » chez Tim Burton à l’Objet de prémonition (1974-75) de Daniel Pommereulle ; ou encore, cette petite merveille, de la sculpture de Niki de Saint Phalle, Hon (1966), à sa réplique modifiée dans Femina ridens (1969) de Piero Schivazappa qui, par un twist génial, en renverse la signification. Quelle fresque baroque !
Ces enchainements visuels font penser à un tourbillon digne de l’anamorphose d’après l’Érection de la Croix de Rubens par le peintre Domenico Piola, à condition d’oser imaginer Pauline Mari dans le rôle du cylindre réfléchissant au milieu. Car, en effet, ce sont bien ses réflexions qui révèlent le sens caché des images. Avec l’Art assassin. Histoires de crimes au cinéma, l’auteur nous mène de l’autre côté du Paradis perdu : l’Enfer retrouvé. Dans ces limbes
(Ph. Say Who / Michael Huard)
fixées sur pellicule d’où perce, par endroits, la grâce. Et, toujours, l’horreur est nuancée de méditations sur le bien et le mal, le mensonge et la vérité, l’ombre indélébile et la luminosité tragique – soit du clair-obscur à la Caravage, dont l’ouvrage est placé sous l’égide. Tout cela est prodigieux ; et son travail colossal. C’est à se demander combien de temps l’auteur s’est baignée dans ces chefs-d’oeuvre sanglants pour en absorber toute la substance et nous la restituer ainsi...
SALAIRE DU DIABLE
Mais revenons à la question fondamentale que pose l’ouvrage, celle du début : «Y a-t-il en tout artiste un criminel qui s’exprime ? » Pour Sade, peu importe : « C’est l’homme de génie que je veux dans l’écrivain, quels que puissent être ses moeurs et son caractère, parce que ce n’est pas avec lui que je veux vivre, mais avec ses ouvrages […] ; le reste est pour la société et il y a longtemps que l’on sait que l’homme de société est rarement un bon écrivain. » Remplaçons « écrivains » par « artistes » et « ouvrages » par « oeuvres » et nous avons le verdict du marquis. L’art est-il « le salaire du diable » comme le disait Kafka à propos du roman ? L’art doit introduire l’équivoque, le doute, la passion, enfin toute cette panoplie de beautés négatives censées bousculer les légitimités prétendues ; l’art doit être dangereux. Mais cela signifie-t-il que l’art assassin est l’art absolu, un sur-art ? Pauline Mari refuse cette idée : « L’art finit ou commence le crime ». Du Caravage, elle écrit : « Un criminel mais un grand artiste, un grand artiste mais un criminel » (c’est moi qui souligne). Et, sur le Portrait de Dorian Gray de Wilde : « Je crois que le tableau de Dorian n’aurait pas pourri s’il n’y avait pas eu passage à l’acte de son artiste. »
Elle montre par là que l’art assassin n’existe pas – aussi bien dans le réel que dans la fiction. Ce qui est logique si nous partons de l’hypothèse que l’art empêche le crime, qu’il est une catharsis, une recherche de déplacement des pulsions, une sublimation de la folie, un rituel sacrificiel sans victime sinon de l’artiste luimême s’offrant sur l’autel de l’OEuvre... Une hypothèse que ne partage pas la société d’esthètes, imaginée par Thomas de Quincey dans De l’assassinat considéré comme un des Beaux-Arts (1827), pour qui le meurtre peut être considéré sous l’angle esthétique. Et dont la réplique cinématographique la plus poussée, souligne l’auteur, est House that Jack Built (Lars von Trier, 2018). Le film suit Jack, un serial killer, qui tente de réaliser une oeuvre à partir de ses victimes. Mais que peutil produire si ce n’est l’informe et le néant ? « Les artistes qui se damnent naissent dans la beauté et meurent dans la laideur. [...] Même la beauté du diable finit en copeaux », note Pauline Mari. Qui dit mieux ?
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