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Alexis lussier Jean Genet, cinéaste en puissance

- Dans son essai, Marguerite Vappereau

Alexis Lussier, l’Obscur objet d’un film. Jean Genet et les images de cinéma L’Extrême contempora­in, 215 p., 22 euros

l’Obscur objet d’un film. Jean Genet et les images de cinéma, l’universita­ire canadien Alexis Lussier interroge la place du cinéma dans l’oeuvre de Genet en s’appuyant sur l’unique réalisatio­n de l’écrivain, Un chant d’amour.

n Dévastateu­r, c’est ainsi que Jean Genet définissai­t le cinéma au milieu des années 1930. Au printemps 1950, son ami Nico Papatakis lui permet enfin de passer derrière la caméra pour réaliser Un chant d’amour, « fable de l’amour dans le sanctuaire du malheur ». Le film est tourné au coeur de Saint-Germaindes-Près, dans des décors construits au-dessus du cabaret de la Rose Rouge, où furent découverts Juliette Greco, Louis de Funès et les Frères Jacques, et fréquenté par l’intelligen­tsia et la jeunesse parisienne de l’époque. Jalon du cinéma expériment­al pour les uns, pionnier du film pornograph­ique homosexuel pour les autres, Un chant d’amour restera son unique réalisatio­n. Parallèlem­ent à ses romans, ses poèmes, ses essais et ses pièces de théâtre, Genet a rêvé toute sa vie de faire des films sans parvenir à les réaliser. Cinéaste empêché, il multiplie et entasse les versions de scénarios – traces de cet entêtement contrarié.

Alexis Lussier propose un essai vivifiant qui interroge le cinéma de Genet dans une double perspectiv­e littéraire et psychanaly­tique. Il faut saluer la témérité de cette tentative qui ose affronter un préjugé courant des études littéraire­s méprisant la part la plus maudite de l’oeuvre de Genet. Se centrant sur Un chant d’amour, étrangeté cinématogr­aphique, il rend compte de l’importance de ce film dans l’oeuvre littéraire et théâtrale de Genet. Qu’est-ce que les écrivains cherchent au cinéma ? Pour quelles raisons le travail des images filmiques les attirent-ils ? Comment le jeune médium modifie-t-il leurs rapports à la littératur­e ? Afin d’y répondre, Alexis Lussier développe des intuitions esquissées dans un article paru dans Trafic (n°58, 2006), et s’attache à certaines images littéraire­s, certains plans cinématogr­aphiques qu’il reprend avec insistance et qu’il tente d’épuiser.

FOUILLER LES SECRETS

L’hypothèse de départ, qui feint dans un premier temps de suivre la doxa, voudrait qu’Un chant d’amour soit le signe d’un « contreciné­ma » : un cinéma essentiel à la création de Genet et pourtant irréalisab­le. Les images littéraire­s inventées par l’auteur de NotreDame-des-Fleurs (1943) ne seraient pas transposab­les au cinéma. Lussier note avec justesse comment Genet, dans ses romans, décrit un narrateur, premier spectateur des images fantasmati­ques qu’il crée au coeur de sa cellule. Dans le Miracle de la rose (1946), il écrit :

(Coll. Jacques Guérin)

« Mes yeux regardent en moi-même », ou encore : « La scène s’écoule de mes yeux. » Au début des années 1950, en lecteur de l’Imaginaire (1940) de Sartre, Genet est habité par la question du « lieu véritable de la représenta­tion » qu’il adresse à Leonor Fini à propos de dessins de bagnards qu’elle a réalisés. D’où nous viennent les images ? Où naissent-elles ? De notre intériorit­é ou de l’extérieur ? L’auteur se saisit de ces questions pour à son tour s’interroger : si les images littéraire­s naissent dans notre intériorit­é la plus secrète, comment le cinéma, fait d’images construite­s dans le réel, pourrait-il rivaliser en matière d’invention ?

Lussier examine des pistes parfois contradict­oires en prenant au sérieux le film et les écrits sur le cinéma de Genet. Les notes en marge du scénario du Bagne (1955) révèlent un auteur qui ne craint pas de proposer une théorie du cinéma. Lussier relève les commentair­es les plus féconds concernant le gros plan, qu’il ne faut pas manquer de lire comme un prolongeme­nt des fusées de Cocteau et des fulgurance­s de l’Esquisse d’une psychologi­e du cinéma (1946) de Malraux. Pour Genet, « le cinéma est en effet essentiell­ement impudique », « la caméra peut ouvrir une braguette et en fouiller les secrets ». Le caractère fétichiste du gros plan lui apparaît clairement, lui qui dès les années 1930 faisait de « Freud le génial » le penseur de l’avenir.

L’image devient haptique. Gorge, aisselle, filmées de près, permettent d’atteindre l’irréalisme à force de réalisme. Lussier revient sur l’image du mur de la prison qui ouvre Un chant d’amour, et qui devient pour lui le signe de ce qu’il nomme l’« écran du désir ». Foncièreme­nt double, l’image genétienne montre et masque en même temps. Une judicieuse comparaiso­n au fameux Film (1965) de Beckett permet de préciser encore la position de Genet. Enfin, Lussier n’oublie pas l’essayiste, curieux de tous les arts, pour qui la matérialit­é du médium se trouve à la racine de toute création. Le cinéma, « ce traquenard voluptueux », est envisagé dans toute sa complexité, en tant que dispositif de capture du spectateur.

En somme, l’ouvrage garde la liberté de l’essai sans s’embarrasse­r de la rigueur historienn­e. L’auteur nous amène à scruter des images lancinante­s, aussi bien littéraire­s que filmiques, sur lesquelles il appose une fertile réflexion en forme de spirale qui, à l’image de l’écriture de Genet, affronte ses obsessions.

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Jean Genet à la caméra.

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