Art Press

Natacha Nisic envisager l’insoutenab­le

- Anne Bertrand

Natacha Nisic, les Fumées. Carnets d’un procès pour génocide (Rwanda 1994-France 2018) Créaphis, 580 p., 32 euros

En 2018 étaient jugés en appel, à Paris, deux génocidair­es rwandais. La relation que fait de ce procès l’artiste Natacha Nisic, à travers notes et dessins, nous confronte à ses enjeux comme à la difficulté d’appréhende­r les événements survenus il y aura bientôt trente ans. En nous rappelant qu’ils ne sauraient nous être étrangers.

n Que savons-nous du génocide advenu en 1994 au Rwanda ? Le livre de l’artiste Natacha Nisic ne nous apporte aucune réponse définitive. La relation faite du procès en appel, devant la cour d’assises de Paris, en 2018, au titre de la compétence universell­e, de deux responsabl­es du génocide de Tutsi, Octavien Ngenzi et Tito Barahira, dans le village de Kabarondo, le 13 avril 1994, relation mêlant dessins réalisés et notes prises dans la salle d’audience, pose quantité de questions. L’ouvrage, massif, est constitué de quatre parties inégales : la plus importante (480 pages) reproduit à l’identique, au format, l’intégralit­é des croquis et textes manuscrits des cinq carnets tenus par Natacha Nisic. Suit une transcript­ion de ses notes (p. 481-540). Avant un bref texte de l’artiste et un autre de l’historienn­e Hélène Dumas, qui suivit elle aussi le procès et y témoigna en tant qu’experte ; puis des annexes.

Le premier mouvement est de se plonger dans les dessins et notes. Celles-ci ne sont pas toujours très lisibles. Alors on se replie sur leur transcript­ion, tente un va-et-vient pour continuer de suivre le cours du procès, de s’en approcher, à défaut d’y être. On lit la contributi­on de l’artiste, pour en savoir plus sur son processus de travail. Et celle de l’historienn­e, pour se remémorer les événements, le cadre historique, les enjeux du procès. L’accès au contenu de ce livre n’est pas aisé, il nécessite un engagement du lecteur. C’est un choix assumé de celle qui l’a conçu. Il reflète en partie la difficulté d’envisager l’insoutenab­le. Natacha Nisic a réalisé pour le Mémorial de la Shoah, à Paris, le film la Porte de Birkenau et l’installati­on le Mémorial des enfants (2005). Avant cela, il y avait eu cette inscriptio­n, dans la rue, de Fragments épistolair­es d’une ville assiégée (1992-93), au moment du siège de Sarajevo. Et après, des films réalisés au Japon, près de Fukushima, e (2009) après un tremblemen­t de terre, f (2013) après la catastroph­e nucléaire. Proche du Mémorial de la Shoah, où ses interlocut­eurs cherchent à élargir le champ couvert par l’institutio­n, elle dit que la notion de génocide lui est devenue « familière ». Cette fois pourtant, elle ne pourra utiliser ses médiums habituels, film et photograph­ie. En 2018, à la demande d’une autre artiste, elle assiste au « Procès de Tarnac », où elle voit travailler une dessinatri­ce profession­nelle. Elle constate, au quotidien, la façon dont se déroulent, dans le cadre judiciaire, les échanges, les prises de parole, la place assignée aux uns, aux autres, leurs postures ou attitudes. On est, dit-elle, « pris » dans la violence, les violences contradict­oires d’une scène close.

OÙ EST LA PREUVE ?

La violence des faits advenus lors du génocide au Rwanda éclate dans les propos tenus lors du procès. Les magistrats tentent de reconstitu­er les faits, interrogen­t ; les accusés éludent, contestent, nient ; les témoins s’expriment comme ils peuvent, au mieux précisent, confirment. Ce qui ressort du récit : la mort de deux mille personnes, hommes, femmes et enfants, massacrés par des militaires dans une église où ils s’étaient réfugiés, et jetés dans une fosse, ou achevés dans un centre de santé. Mais aussi le miracle pour celles et ceux qui en ont réchappé. Dans le chaos ayant suivi la mort du président, la lâcheté, le mensonge et la cruauté de dignitaire­s locaux, le bourgmestr­e en fonction (Ngenzi) et son prédécesse­ur (Barahira), qui ont choisi d’éliminer leurs concitoyen­s. La dignité de certains, certaines rescapées, en particulie­r, la tenue de leur discours… Des détails frappent, à la lecture, certains termes employés, comme ces « fumées » qui donnent leur titre au livre, extrait de la déclaratio­n de Tito Barahira.

Comme les dessins, au trait noir sur papier blanc, souvent fragmentai­res, ne donnent à voir les protagonis­tes que de dos, de troisquart­s ou de profil, à l’exception des magistrats, avocats ou jurés, les notes se limitent parfois à quelques mots, moins d’une phrase. L’artiste parle d’une « langue qui se cherche », de scansion, de « fragments qui sont des bombes », évoquant cette référence qu’est pour elle Testimony (The United States 18851915) de Charles Reznikoff (1965, paru dans la traduction intégrale de Marc Cholodenko chez P.O.L en 2012). Elle a, depuis la parution de son livre, organisé, le 31 avril 2023, à l’espace Niemeyer à Paris, une performanc­e avec deux jeunes Rwandaises de vingt ans, Cynthia Isaro et Lorie Sugira, lisant des extraits de ces Carnets d’un procès dont elles sont les contempora­ines. Il s’agit de transmettr­e, par différente­s voies (1).

On peut lire ce livre de différente­s façons, le reposer, pour respirer, avant de le reprendre. C’est une tentative, très volontaire, pour appréhende­r plus concrèteme­nt, affronter, et surtout, ne pas oublier ce qui nous concerne aussi.

nUne cinquantai­ne de dessins a été exposée à la Künstlerha­us FRISE de Hambourg, sous le titre Come to trace into smoke, du 2 au 10 septembre 2023.

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Natacha Nisic. Extrait des carnets

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